Chapitre 26 : La libre traversée (1/2)

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Loureja ignorait ce qui la gênait le plus. Peut-être étaient-ce les menottes qui serraient ses poignets à outrance, promettant d’y laisser leur marque. Peut-être était-ce la large tunique céruléenne dont elle avait été attifée, comme si elle était la première prisonnière humaine de Meruviat. Peut-être étaient-ce ces interminables couloirs, dont les intersections fléchissaient tellement qu’elles lui donnaient le tournis. Peut-être étaient-ce ces mosaïques vermeilles et mordorés qui se succédaient en un pattern si répétitif qu’elle en devenait nauséeuse. Peut-être était-ce la douleur à sa cuisse, âpre rappel de son échec.

Sûrement étaient-ce les deux gardes qui l’escortaient. Non contents de la saisir trop fermement à son goût, ils se chuchotaient souvent à l’oreille avant d’exploser en un rire gras. Rien ne les obligeait à multiplier les plaisanteries à son égard, pourtant ils s’en divertissaient, et ne recouvrait leur sérieux que pour mieux la toiser.

Heureusement pour elle, le calvaire touchait à sa fin. Ils atteignirent l’étage où se trouvaient la majorité des prisonniers, depuis laquelle ils disposaient d’une magnifique vue de l’océan, grâce aux nombreuses vitres et embrasures incrustées sur les murs céruléens. L’île principale, où s’érigeait Meruviat, paraissait bien éloignée, terres triomphantes pourtant située seulement à quelques kilomètres. Cette inaccessibilité devait contribuer à au bas moral des incarcérés, puisque la plupart redressèrent à peine la tête en avisant Loureja, silencieux par surcroît. De toute manière, il lui était impossible de déceler leur expression derrière les épais barreaux torsadés. Chaque cellule se méprenait à une grille, de quoi nouer la gorge de l’assassin.

Elle n’eut néanmoins pas le choix. Ses geôliers se bidonnèrent au moment de la jeter dans sa nouvelle demeure. Bien qu’elle s’attrapât sur le sommier, maronnant quelques injures entre ses dents, une pointe de douleur se propagea en elle. Elle fit volte-face sur-le-champ, mais ne put discerner les gardes avec assez de précision pour leur rendre leur mépris.

— Votre cage ne me retiendra pas ! avertit-elle.

— Telle une yaparine, elle rugit ! se moqua la première garde. Mais si, cette cellule te retiendra.

— Le yaparin est une espèce endémique, j’imagine ?

— Qu’elle est perspicace ! ironisa le second garde. Un prédateur de nos terres, moins dangereux que ceux de nos mers. Voilà pourquoi, si par miracle tu réussirais à t’évader, nos monstres marins favoris te déchiquèteraient en deux. Une croisière déconseillée, en somme.

— À moins que je subtilise un de vos navires.

— Car tu espères que nous les laissons à votre portée ?

À défaut de figurer une riposte, Loureja put s’allonger sur le lit, dont elle concéda au moins le confort. Mais ce fut comme si on lui lacérait le dos. Perplexe, elle retira les draps et repéra un squelette étendu.

Son hurlement rivalisa presque avec le rire grinçant des gardes. Par réflexe, elle écarta les ossements du matelas, mais son cœur battit la chamade durant encore de longues secondes.

— Quelle est cette sinistre farce ? s’égosilla-t-elle.

— L’aspirante assassin a la frousse d’un simple corps ? ironisa la première garde. Tu as choisi la mauvaise voie.

— Arrêtez de me narguer ! Puisque je vais lambiner ici pendant un bon bout de temps, j’ai bien le droit à une explication, non ?

— Pas vraiment, s’amusa le deuxième garde, mais nous allons quand même t’éclaircir. C’est le sort de tous les condamnés à perpétuité : quand ils meurent, nous retirons le corps, nous le laissons se décomposer, puis nous déposons les ossements dans leur cellule d’origine. Il se peut que tu contemples ton avenir lointain.

Une vague d’effroi engloutit d’abord Loureja. Puis elle se rappela qui elle était, la dignité exigée par son rôle. L’assassin se raidit avant de détailler le squelette, tout en adressant un coup d’œil pétri d’animosité à ses geôliers.

— Vos traditions sont rétrogrades, tança-t-elle.

— Une nirelaise nous juge de toute sa condescendance ? riposta la première garde. Quelques fois ça nous coûte de l’admettre, mais ici c’est judicieux de le placer : le Ryusdal a aboli la peine capitale en suivant l’exemple du Nirelas.

— Je vois. J’espère que vous n’avez pas utilisé l’argument de la cruauté. Torturer mentalement prisonnières et prisonniers avec les restes de leurs prédécesseurs ne me paraît pas plus magnanime !

— Nos raisons ne regardent que nous, avança le deuxième garde. Pourquoi nous débattrions de l’histoire des lois de notre pays avec une vulgaire assassin continentale ?

— Ma guilde a fait tomber bon nombre de puissants ! Vous le sauriez si vous vous intéressiez à ce qu’il se passe au-delà de votre archipel ! Et j’aurais exécuter ma mission sans être attrapée si cette force de la nature n’était pas intervenue.

Grincèrent les ricanements répétitifs, lassants, prompts à courroucer l’incarcérée. Ses nerfs se tordirent sous cette hilarité prolongée. Il n’y avait même pas assez d’espace entre les barreaux pour y enrouler ses mains, et ainsi canaliser sa haine. Loureja en était réduite à plisser les yeux, craquant ses poings à s’en blanchir les phalanges.

— Pourquoi ne pas me transférer à Nirelas ? demanda-t-elle. Il serait logique que je purge ma peine dans ma patrie de citoyenneté !

— Encore une fois, commenta le second garde, tu juges nos lois sans les connaître. Un crime sur notre territoire relève de notre responsabilité, peu importe la nationalité du malfaiteur.

— Nirelas n’allait pas t’accorder un châtiment plus clément, renchérit la première garde. À quoi tu t’attendais ? Où que tu sois, tu risques fort de croupir en prison pour le restant de tes jours. Je dirais bien que tu auras de quoi t’occuper, mais ici, qu’on aime le silence ou non, on est contraint à le subir. Bon courage !

Seul le retentissement de leurs pas sur les mosaïques indiqua à Loureja que les gardes s’éloignaient. S’ils lui avaient adressé un signe d’adieu, fût-il ironique, elle n’en avait pas aperçu la moindre esquisse.

Bien qu’elle exhalât un soupir en s’allongeant, l’assassin céda très vite à un sentiment de lassitude. Pas un son ne caressait ses oreilles, sinon le faible clapotis d’une mer si éloignée. Chuchotements ou hurlements, cela ne revêtait aucune importance : Loureja était plongée dans un mutisme absolu, même si ses homologues moisissaient à quelques mètres d’elle.

Qui devait-elle maudire le plus ? Wixa Siniem, pour l’avoir privée d’un triomphe épique ? Héliandri Jovas, car elle fendait les océans alors que ses perspectives se réduisaient aux coraux suspendus au plafond ? Velk Dysmidan, qui devait jubiler à l’idée d’être débarrassé d’un élément dissident de sa guilde ? Phiren Olun, promis à une existence dépourvue de peur désormais qu’elle était claquemurée ?

Quoi qu’il en fût, Loureja disposait d’un temps considérable pour penser à ces individus. Pour imaginer comment elle les égorgerait, les éviscèrerait, les poignarderait, dans chaque situation, depuis chaque angle envisageable. Pour déplorer le manque de ses sublimes lames, dont l’éclat harmonieux pulserait jusque dans ses plus profonds songes.

Et de temps à autre, ses yeux s’attarderaient sur les ossements de son prédécesseur. Peut-être ne saurait-elle jamais qui était cette personne, ni quelle odieuse action lui avait valu la peine suprême, mais l’exercice en devenait plus distrayant.

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