Chapitre 27 : Côtoyer la vérité (2/2)
— J’ai pris ma décision, annonça Guvinor.
Il s’extirpa de ses draps en satin multicolores. Marcha sur la tapisserie bariolée qui ornait le plancher lambrissé de sa chambre. Atteignit sa fenêtre incurvée et teintée, dont il tira les rideaux gris d’un coup sec. Ainsi se révéla le centre de Parmow Dil, qui s’illuminait sous la nitescence matinale. Même sa sobre chemise de nuit, quelque peu étriquée, prenait davantage de couleurs sous cette lueur.
— Nos chemins doivent se séparer, dit-il en inclinant légèrement la tête.
Aussitôt il perçut un soupir émanant du lit. L’hésitation le ralentit, tout comme un frison courbant son échine. Il finit néanmoins par se retourner et affronter le jugement de son épouse gravé jusque dans ses cernes.
— Voilà donc la conclusion ? murmura-t-elle. Une demande de divorce, pas même formulée directement ?
Torouna Pjol s’était adossée sur le sommier, un oreiller rectangulaire retenant sa chevelure frisée et orangée. Humaine d’âge moyen et de complexion brune, la douceur de ses traits contrastait avec la sévérité de son expression. De ses iris marrons, inscrist sur son faciès triangulaire se terminant sur un menton carré, s’affadissait un éclat naguère rayonnant. Elle retroussa les manches de sa chemise de nuit, presque identique à celle de son mari, pendant qu’elle l’observait.
— Il n’y a pas d’autres alternatives ? lança-t-elle face au silence de Guvinor.
— Je crains que non, déplora le parlementaire. À quoi bon maintenir les flammes de notre amour si nos objectifs divergent ?
— Et si tu y renonçais ? Tu t’obstines vers un passé qui devrait rester oublié. Bientôt trente-cinq ans, bon sang ! Je sais que nos nous ne vieillissons pas au même rythme, mais je n’étais encore qu’une enfant au moment de cette fatale exploration, tu imagines ?
Guvinor ne répondit pas directement. Tant pis s’il devait se confronter plus longtemps à cette flamme de déception, heurtant jusqu’à ses rétines. Il se rapprocha du lit par foulées mesurées, avant se pencher sur le rebord du lit, peinant à fixer sa compagne.
— Justement, rétorqua-t-il. L’âge finira par me rattraper aussi, donc je dois agir tant qu’il en est encore temps.
— Au risque d’oublier tes devoirs ? s’indigna Torouna. Rappelle-toi ce pourquoi nous avons été élus !
— Serait-ce possible d’éviter d’évoquer notre métier durant nos moments de congé ?
— Nous avons choisi de nous marier en toute connaissance de cause.
— Et j’ai apprécié la plupart de ces instants avec toi… mais nous en revenons au choix initial. Je suis navré, Torouna.
— Moi aussi.
Fût-ce un silence morne ou contemplation, nul n’aurait su le qualifier. Guvinor et Torouna restèrent muets durant de longues minutes. Ils osèrent à peine se fixer, et lorsque le mur se brisait, leurs lèvres se tordaient en une triste moue. Ils demeurèrent tous deux dans leur position, jouissant d’un confort auquel ils n’auraient plus droit dans peu de temps.
Torouna rejeta alors la couverture, mais garda les jambes étendues.
— J’étais persuadée que tu étais différent, vilipenda-t-elle. En fin de compte, tu es comme les autres parlementaires : tu sers tes propres intérêts avant ceux de Nirelas.
— C’est faux et tu le sais mieux que quiconque, se défendit Guvinor.
— Peut-être. Il est vrai que tes votes ont permis d’apaiser les relations et de prolonger la paix avec nos voisins. Que tu as lutté efficacement contre la corruption au sein du parlement. Mais aussi impitoyable vais-je paraître, lorgner vers ces chimères n’aidera personne.
— Tu me crois égoïste ? Alors que j’ai abandonné mon clan pour vivre dans une cité avec laquelle nous interagissions si peu, de l’autre côté du pays ? Il ne s’agit pas de moi, Torouna : cette quête bénéficiera tout le monde. Au-delà de Nirelas, au-delà de Menistas ! Si seulement les ressources nécessaires m’étaient allouées…
— Il y a des traumatismes que tu dois encore adresser, Guvinor. Es-tu certain de ta décision ?
Elle aurait espéré une longue réflexion. Que son partenaire aurait cogité, au moins le temps de lui faire miroiter un revirement positif. Que son mari aurait montré des signes des regrets, fût-ce au travers de subtils plis derrière son équanimité.
Au lieu de quoi il répondit du tact au tact :
— Aussi sûr que je ne l’ai jamais été. Si tu désapprouves mes obsessions, alors je ne peux pas les laisser te détruire aussi.
— Même en privé, critiqua Torouna, tu ne peux empêcher te protéger ta réputation. Admets ton égoïsme plutôt que de te réfugier derrière ta prétendue bonté.
— Nous n’avons plus rien à nous dire. Séparons-nous avant que nos relations se détériorent… Nous ne pouvons plus être ensemble, mais nous pouvons toujours nous entendre.
— Je suis d’accord.
Une fois encore, Guvinor fut renvoyé dans la cité de Thusred en un instant, alors que la conversation d’antan n’avait même pas pris fin. Une fois encore, transpirant, éreinté, son corps s’étendait sous un chapelet d’arches enchâssées. Une fois encore, il se trouvait écrasé par le décor, au contraire de Zargian qui s’y fondait naturellement.
Et le toisait comme à l’accoutumée, quoique la manière dont il plissait ses yeux le méprenaient à son ex-épouse.
— Voilà tout ? assena-t-il. Sous prétexte d’éviter des séparations larmoyantes, vous avez divorcé sur l’une des scènes les plus froides à laquelle il m’ait été donné d’assister ? La politique corrompt peut-être, mais elle prive des émotions à coup sûr.
— Je vous interdis ! s’égosilla Guvinor. Si seulement je le pouvais… Vous infiltrer dans ma vie privée… Vous n’avez aucune honte ?
— Pas la moindre. L’urgence de notre époque m’astreint à employer des méthodes peu honorables.
— Vous incruster dans mon intimité ne vous aidera en rien !
— Détrompe-toi, parlementaire. Maintenant, je dispose de la confirmation que certaines personnes ont bien essayé de te dissuader par le passé. Si tu avais écouté Torouna, nul n’aurait pénétré par-delà les ruines de Dargath, et nous ne serions pas dans une telle situation aujourd’hui.
— Êtes-vous aveugle, vous qui vous targuez de votre omnipotence ? Tôt ou tard, quelqu’un aurait suivi mes pas ! Héliandri et Wixa n’ont pas eu besoin de mon aide.
— Et comment cela s’est terminé pour elles ? L’une a été incarcérée, et aurait croupi jusqu’à péricliter sans votre intervention. L’autre est devenue guide, aux côtés de Nasparian, qui n’aurait jamais sorti les terekas de leur stase si tu n’avais pas envoyé cette compagnie.
— Vazelya s’y est rendue indépendamment.
— Puisqu’elle était seule, Nasparian et Wixa auraient pu la convaincre de les rejoindre.
— Et puisqu’elle a rebouché le gouffre responsable de la mort d’autant d’explorateurs, elle aurait été suivie quoi qu’il arrive.
— Assez !
Des ondes concentriques jaillirent des deux mains de Zargian. L’édifice s’ébranla sous le tremblement, et l’air lui-même paraissait se craqueler sous les effets du flux coercif. Toutefois le gardien dissipa le sort au moment où il lut la détresse de son interlocuteur. Une goutte de sueur perla le long de ses tempes alors qu’il examinait ses mains gantelées.
— Je ne m’y résoudrai pas ! s’exclama-t-il.
— Vous avez l’air de céder aisément à la violence, constata Guvinor, pour quelqu’un qui s’y oppose si farouchement.
— Tu me provoques ? Une vicieuse tactique pour te détourner de ta responsabilité.
— Il y a une faille dans votre raisonnement, Zargian. Je ne ressens aucune culpabilité pour mes gestes.
Stupéfait, Zargian se figea aussitôt. Devant lui s’érigeait une figure pétrie d’assurance. Une douleur eut beau le lanciner encore, Guvinor l’outrepassait, se raidissait, bravait la menace.
— J’ai failli Gonel ce jour-là, admit-il. Mon devoir d’aîné était de le protéger, mais j’ai failli face à la terreur que représentait le krizacle. Plus de cinquante années se sont écoulées. Nasparian aurait pu suivre n’importe quelle voie, il a choisi celle de la destruction. Où étiez-vous alors, Zargian ? Dans votre stase ?
— Effectivement, concéda le gardien. Contrairement à Nasparian et Wixa, je n’ai pas été ressuscité. Contrairement à eux, je continue de vieillir. Et je le rappelle, si nous avons cette discussion aujourd’hui, c’est parce que certaines choses ont échappé à mon contrôle.
— Il y avait un autre gardien, à cause de qui tout a commencé. Onjuril Seran. Malgré leur expérience commune, il a échoué à influencer mon frère du bon côté, si bien que Nasparian l’a tué. Pourquoi ? Vous le savez, n’est-ce pas ?
Tel un éclair fendit l’ultime réplique, après quoi naquit une lueur sur la figure de Zargian. Peu à peu, il réduisit la distance avec Guvinor, mains jointes derrière le dos. Petit à petit, un sourire étirait ses lèvres. Il continua de dominer son environnement sans jamais lâcher le politicien des yeux.
Face à lui, il s’anima d’une résolution inédite.
— Cela me coûte de l’avouer, dit-il, mais tu as raison. Il est donc temps de rassembler tous tes compagnons… J’ai encore tant à vous dévoiler.
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