Chapitre 29 : La monstruosité incarnée

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Longtemps ils avaient attendu. À profiter de l’hospitalité sans limite des contadins, quitte à s’éterniser au sein de l’auberge. À se perdre dans les traditions locales, des parades musicales bimensuelles au dépôt de fleurs enluminées sur la clairière, un chiche rayonnement face à la domination de la sylve. À s’abandonner dans un quotidien dont l’absurde répétitivité n’occultait que temporairement l’évident.

Tôt ou tard, Julari et Dehol devaient s’y rendre. Ils avaient reporté ce moment à maintes reprises, mais désormais, même les moins impatients villageois les assiégeaient de questions quant à leur inévitable retour. Il leur suffisait de s’aventurer aux abords du hameau, et les tourments disparaîtraient pour de bon. Pourtant, chaque fois que les façades se découpaient ne fût-ce que légèrement à l’horizon, ils s’en détournaient aussitôt.

Pas ce jour-là, avaient-ils décidé avant même la première nitescence aurorale.

Peu importait l’heure à laquelle ils se levaient, il y avait toujours des fermiers pour se rendre aux champs avant eux. D’ordinaire, Dehol et Julari se montraient enthousiastes en les saluant, s’affublant d’un sincère sourire au passage. Tout juste esquissèrent-ils le geste en cheminant sur le sentier, tant leur estomac se nouait. À chacune de leurs foulées se séchait davantage leur gorge. Ils devaient éponger leur abondante transpiration, ignorer combien leurs veines se glaçaient, et ne pas s’esbigner sitôt que l’opportunité se dessinait.

La demeure de Julari se distinguait peu dans son environnement, sinon sa proximité avec la forêt. Attenante à un vaste champ de blé, des plantes grimpantes s’enroulaient sur sa devanture, jusqu’à son toit triangulaire où s’amoncelait le chaume. De la poussière s’était agglutinée sur les vitres et empêchait d’apercevoir correctement l’intérieur.

Julari se pétrifia à quelques mètres de l’entrée. Elle était comme happée par le panneau oscillant par-dessus la porte, comme hypnotisée par son propre nom inscrit dans le bois. Son cœur pulsait au rythme de ses véloces battements de cils. Naguère si familière, la vision conférait une perspective inédite à son foyer. Des images rémanentes en guise de réminiscence, s’effaçant dès qu’elle s’évertuait à s’y accrocher.

Après un rapide coup d’œil à Dehol, lequel serrait les dents, Julari triompha de la pression qui l’entravait. Ni ses intenses tressaillements, ni la voix dissuasive retentissant dans sa demeure ne dresseraient encore entre elle et son passé.

— Nous y sommes, dit-elle suite à un interminable soupir. Je sais désormais que quelque chose se terre ici. Un élément qui échappe à un regard superficiel, mais que je découvrirai pour enfin être en paix.

— Il n’offrira peut-être pas la paix, avertit Dehol.

— Tu as raison. Mais c’est à moi de le décider.

Le chemin se terminait là où un autre débutait. Sur une couverture bariolée, composée de dizaines de fleurs formant le contour de la maison. Rarement Julari et Dehol n’avaient témoigné d’un parfum si agréable, à la subtile diffusion, prompte à détendre leurs membres engourdis. Sous cet élan favorable, saisir la poignée argentée et percevoir le grincement en devenaient aisés.

Sitôt qu’ils pénétrèrent au sein du foyer, une vague ténébreuse les submergea, et des frissons hérissèrent les poils de leur nuque.

Ce n’était guère causé par le manque de lumière, tant les rayons diurnes traversaient abondamment les fenêtres. Muets, Dehol et Julari se consultèrent, et ne purent qu’acquiescer face à l’impossibilité de dénouer leur gorge. L’unique manière de concrétiser ce qui relevait de spéculation était d’entamer l’exploration.

Pendant un temps, Dehol trima à s’adapter à la cadence de son amie. Un ameublement si symétrique invitait à s’oublier dans un quotidien redondant duquel ils venaient tout juste de s’extirper. À s’allonger sur le long canapé carminé, à bénéficier de la caresse de sa couverture en poil de roshna. Il ne restait alors plus qu’à allumer le feu dans l’âtre incurvée en pierre, et les ronflements se cumuleraient à ceux des flammes.

Mais il devait se ressaisir. Fouiller chaque recoin des lieux, quitte à entraîner un capharnaüm à force de bouleverser un tel agencement. Du moindre guéridon, trônant sous une série de peintures de panoramas du Xeredis peint à l’eau, jusqu’aux étagères, où d’innombrables romans d’aventures reluisaient en dépit de leur dégradation. Même Julari devait se remémorer que sa chambre jouxtait sa cuisine, vers laquelle elle se précipita. Frénétiquement, elle retourna le large matelas. Désespérément, elle ouvrit chaque tiroir, jusqu’à étaler cottes et braies sur le plancher raboteux.

Pas le moindre indice ne se révéla.

Une heure s’était égrenée, un répit était réclamé. Julari et Dehol s’installèrent sur le fauteuil et étendirent leurs jambes sous la table ovale garnie de napperons en dentelle, sur laquelle reposait une théière. Le seul son emplissant la pièce se limitait à leur soupir éreinté, tandis que la senteur fleurie ne transmettait pas par-delà les murs. De nouveau ils se consultèrent, leur figure lustrée de transpiration, rattrapés par l’affliction. Chaque moment s’éternisait sous l’inaction, chaque instant était dérobé de sa valeur, comme si les souvenirs s’opiniâtraient dans l’abstrait.

Ils tressautèrent à l’arrivée des vibrations. Crépitantes, peut-être chantantes, indubitablement divulgatrices.

Ni une, ni deux, Dehol et Julari poussèrent le canapé auprès de la cheminée, puis ôtèrent une draperie lestée de cercles esquissés de traits disjoints. Une trappe se dévoila sous leur cri de stupeur.

— Juste sous mon nez ! s’écria Julari. J’aurais dû le deviner.

— C’était bien dissimulé, rassura Dehol. Et maintenant, je suis convaincu que… Non, pas de conclusion hâtive. Tâchons d’abord en avoir le cœur net.

Ils se placèrent de part et d’autre de l’accès et se mirent à tirer la poignée. Mais ils eurent beau combiner leurs forces, leur visage se déformant sous l’effort, la trappe restait inamovible.

Jusqu’au moment où des spirales de flux ambré s’enroulèrent autour du verrou, et le cassèrent en une pléthore de morceaux. Jamais un grondement n’avait autant amplifié leur hâte, jamais leur organe vital n’avait battu aussi rapidement.

Il n’y eut pas une once d’hésitation. Après une grande inspiration, Julari et Dehol s’engagèrent sur l’échelle rouillée qui baignait dans une opaque obscurité. Tant la texture que l’odeur du métal agressaient leurs narines, mais cette vétille était inapte à les entraver. Montant après montant, ils descendirent vers l’inconnu, avec pour seule lueur un puits de magie faisant office de guide.

Un sol froid et rugueux les accueillit dans ces abysses. Des frémissements supplémentaires tordirent leur échine pendant qu’ils prenaient leurs repères. Dans une pareille cave, l’étroitesse oppressait d’autant plus, aussi restèrent-ils proches l’un de l’autre. Attentifs au moindre mouvement, à la moindre foulée.

— Maintenant j’en suis sûr, commenta Dehol. Quelqu’un voulait que nous nous rendions ici. Pas une volonté intangible, mais une personne bien réelle.

— Qui ? s’empressa de demander Julari.

— Je crois savoir. Mais d’abord, découvrons qui tu es. Nous…

Des sphères blanchâtres s’illuminèrent le long de la pièce. Jurèrent avec l’anthracite des murs souillés d’une kyrielle de taches vermeilles. Une douzaine de squelettes, pendus à des crochets, surmontait des petites tables où s’empilaient des assiettes propres et rectangulaires. Un coup d’œil plus minutieux dévoila des fourchettes en airain et à six dents amassées sur les contenants, peu communs dans cette région.

Le mutisme s’appesantit davantage. Inspirations et expirations n’en devenaient que plus bruyantes, plus saccadées. Aussi lentement que possible, Dehol s’orienta vers Julari, mais n’eut même pas la force de lui tendre son bras.

— Non…, fit-elle. Non. Pitié, non !

Un assourdissant vacarme s’intensifia dans sa tête. Plaquant ses mains contre ses oreilles, Julari s’aperçut bien vite de la futilité du geste, aussi les posa-t-elle sur ses yeux noyés de larmes. De profonds sillons se formaient sur son faciès déformé par une expression horrifiée.

Julari poussa un hurlement déchirant.

Sueur et pleur la déparèrent outre mesure. Clore les paupières était vain, tout comme détaler, car ce nouveau panorama se grava dans chaque parcelle de son âme. Elle inspecta ses environs de plus en plus vite, en quête d’un détail salvateur, susceptible de l’absoudre. Au fond de la pièce triomphait l’aubaine, matérialisé sous forme d’un livre à la couverture en peau de quorzun.

Dès qu’elle s’en s’empara, haletante, Julari reconnut sa propre écriture. Les premiers paragraphes se succédèrent avec une cadence immodérée.

« Pas facile de se perfectionner. C’est là que je regrette d’avoir autant gambadé dans les champs que j’étais petite, au lieu d’apprendre à cuisiner auprès de mes parents. J’ai tout un retard à rattraper, maintenant ! Enfin, le temps n’est pas un problème… Trouver le gibier sans me faire choper, par contre, c’est une autre histoire. L’attrait est que ça rend la viande plus juteuse ! Si déjà j’arrive à rendre mes repas appétissants par leurs simples ingrédients, alors si je deviens une cheffe, une spécialiste de mon domaine, je préparerai de véritables festins ! Un peu de patience, Julari. »

Si absorbée qu’elle avait à peine remarqué que Dehol l’avait rejointe. Si dévastée que son corps se figeait sous le poids de ses écrits, tel un jet de foudre la fendant en deux. Julari tourna furieusement les pages. Ce fut éphémère, car ses doigts se calaient sur la dureté des feuilles çà et là maculées de fluide vital.

« Expérimenter est la clé. Évidemment, je n’ai pas des échantillons infinis à ma disposition, sauf si je m’éloigne de plus en plus pour me les procurer. Toujours est-il qu’enchaîner essais et erreurs est le meilleur moyen de progresser. Pas une grande révélation, j’en conviens. Maintenant, je sais qu’il vaut mieux éviter de trop cuire la viande. Quand elle est saignante, elle fond littéralement dans la bouche ! Plus qu’à tenter d’y mettre quelques assaisonnements par-ci par-là… »

Bien qu’ils souffrissent de nausée, ni Julari ni Dehol ne s’éloignèrent de cette lecture. Ils sautaient parfois des paragraphes entiers sans que leur haut-le-cœur ne disparût. La fermière avait débuté l’écriture une décennie plus tôt, mais jamais plus de deux mois ne séparaient chaque entrée.

« Voilà que je deviens une cuisinière professionnelle ! Aucun témoignage pour confirmer, mais ludrams et humains ont à peu près le même goût. Intéressant de se dire que derrière nos différences, exagérées par les uns et les autres, nous ne sommes au fond qu’un amas de chair et de tissu. Tant mieux d’un côté, ça rend la chasse plus facile ! La question serait plutôt de savoir quelle partie du corps je préfère. Et là, c’est délicat, parce que ça dépend de mon humeur et du contexte. Après une dure journée à cultiver le blé, une jambe ou un bras est plus rapide. Mais si j’ai envie d’un repas bien gras et plus élaboré… Une bonne manière de ripailler !

— Julari ! interpella Dehol en la secouant vigoureusement. Nous en avons assez appris ! Il faut que nous…

Aucune de ses paroles ne s’insinuait dans les oreilles de Julari. Tout ce qu’elle entendait se résumait à ces hurlements d’antan, un glas dont elle n’appréhenda que trop bien la teneur. Fermer les yeux revenait à cristalliser les massacres de jadis. Une silhouette plongeant sa lame chez des victimes suppliantes. Une ombre charcutant plutôt qu’incisant, retirant un organe après l’autre sous une mare écarlate. Se référer à ses mémoires atténuait ces âpres borborygmes, mais la hantaient alors d’une toute autre manière.

« Ça fait quelques années que j’ai découvert le plaisir de manger mes congénères. Le souci, c’est que j’ai fini par m’enfermer dans mes habitudes. Je n’avais encore jamais goûté un enfant : leur disparition aurait créé trop de suspicions. Là j’ai décidé de prendre le risque, en allant jusqu’au Nirelas. Est-ce que ça valait le coup ? Pas vraiment. Leur viande est trop tendre, elle n’a pas eu le temps de maturer. On apprend de ses erreurs, encore une fois, mais voilà ce que je gagne à sortir de ma zone de confort. Leçon retenue : plus d’enfants à partir de maintenant. »

Julari lâcha le livre.

Elle se précipita vers une table à proximité, jetant assiettes et couverts pour y grimper. Dès qu’elle s’empara du crochet, un amas d’ossements se mêla aux fragments dispersés sur les aspérités. Dehol eut juste besoin d’apercevoir l’esquisse du geste pour réaliser. Pour s’épouvanter.

— Ne fais pas ça ! s’égosilla-t-il.

Il attrapa Julari par les jambes, quitte à la blesser légèrement. Dans sa chute, la fermière perdit le crochet, mais il demeurait encore à portée. Elle assena un coup de pied à son ami avant de l’attraper de nouveau, chercha une issue dans l’exiguïté des lieux. Mais quand elle s’efforça de pousser Dehol, celui-ci chargeait de plus belle, paré à tout pour lui dérober l’arme.

— Qui que tu étais auparavant, cria-t-il, tu n’es plus la même personne ! Il y a eu assez de souffrance !

— C’est mon corps qui a commis ces horreurs ! brama-t-elle. Il doit être puni !

— Hors de question !

Le crocher se rapprochait dangereusement de son corps. Dehol fonça avec une rapidité inégalée. Une seconde de manquée, et une flaque de sang supplémentaire emplirait la cave. Un sauvetage avorté, et le soupir de géhenne le poursuivrait jusqu’à son propre trépas.

Dehol vola le crochet à Julari, le jeta de l’autre côté de la pièce, et enfin la plaque contre le mur. La retenir immobile exigeait de mobiliser des forces insoupçonnées, surtout que son amie s’agitait comme jamais. Il lui suffisait d’une ouverture et elle la dégagerait promptement. Elle n’avait qu’à tirer avantage de sa stature, et elle finaliserait l’œuvre de celle qu’elle fut naguère.

Julari ne s’exécutait pourtant pas. Face à elle vacillait son ami, presque méconnaissable tant il pantelait, ses iris injectées de rouge.

— Si nous devons en arriver là, rugit-il, tue-moi d’abord ! Tu me crois innocent ? J’étais comme toi avant qu’on ne m’efface la mémoire ! Un esclavagiste utilisant de mes pairs comme du bétail ! J’ai échappé à mes propres atrocités seulement pour qu’elles reviennent me tourmenter.

— Mais…, murmura Julari, sur le choc. Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ?

— J’ai essayé, mais j’étais trop lâche. J’attendais le bon moment… sauf qu’il n’y en a jamais pour des nouvelles de cette teneur. Quand tu es arrivée, Julari, une pensée égoïste m’a momentanément traversé l’esprit. Je pensais que tu avais été envoyée pour me tourmenter. Plus j’ai passé du temps et plus c’est devenu évident : tu étais la première personne à souffrir. J’ai échoué à t’en préserver.

— Tu voulais me ménager, conscient de ce qu’il pouvait m’attendre. Rien n’aurait pu me préparer à ça. J’étais la personne la plus abominable qui puisse exister. Et maintenant, je ne suis plus personne.

Dehol cessa aussitôt d’empoigner Julari. Subtilement, quoique rapidement, il se mit à incarner l’impuissance, par-devers une fermière dépossédée de son énergie. Julari s’était appuyée sur le mur, à côté d’un squelette, et glissa jusqu’à s’asseoir par terre. Bras et jambes étendues, elle fixait le vide, immobile, apathique. Toute voix s’était tue en elle, supplantée par un lugubre silence.

Dans une tentative désespérée, Dehol posa un genou à terre, et plongea son regard vers les deux globes mornes en face de lui, qui s’enténébraient à vue d’œil.

— Je ne peux rien te promettre, dit-il. Mais si je veux me rattraper, je m’engagerai à t’aider dans ta nouvelle existence.

— Parce que vivre normalement est encore possible ? s’affligea Julari. À partir de maintenant, chaque rêve sera un cauchemar. À partir d’aujourd’hui, la tueuse sévit encore, et même prisonnière, elle rit aux éclats.

— Se construire une nouvelle vie sera tout sauf facile, mais je suis persuadé que c’est possible. Nous devons…

Toute tentative était avortée face à l’ampleur des sanglots. Des pleurs émergèrent telle une cascade, dégoulinèrent sur la rugosité du sol. Les orbes magiques éclairaient le visage dévasté de Julari, dévoilaient l’étendue de ses sillons ravageurs. Dehol ne pouvait que déplorer, quoiqu’il s’approchât pour l’enlacer, à défaut de murmures consolateurs.

Une voix trop familière perça à travers la cave.

— Allons, allons ! s’exclama Vazelya. Il n’y a guère lieu de larmoyer. Au contraire, tu devrais te réjouir. Non contente d’avoir une nouvelle vie, tu formes les germes d’un monde meilleur en devenir.

À peine Dehol l’avait-elle reconnue, du coin de l’œil, qu’il était comme sclérosé. Une tempête s’abattait en lui et promettait de douloureuses séquelles. Un instant il serra les poings à s’en blanchir les phalanges, un autre il était parcouru de frissons. La figure n’avait cependant nul besoin de situer à directe proximité pour le dominer. À force de la détailler, le cœur de Dehol battit à haute vélocité. Son visage ne pouvait s’enflammer bien longtemps lorsqu’une pareille présence saturait les alentours d’un flux dépourvu de subtilité.

Julari, quant à elle, découvrait l’inconnue. Un simple coup d’œil suffit à lui faire claquer des dents, comme ses mèches se dressaient sur sa tête.

— Qui êtes-vous ? s’alarma-t-elle. Tu la connais, Dehol ?

— Malheureusement, répondit son ami. C’est elle. Vazelya Milocer. Celle qui nous a privés de notre mémoire.

— Et ce faisant, répliqua la mécène, je vous ai offert la rédemption.

Sérénité et outrecuidance transparaissaient dans chacun de ses gestes. Vazelya paradait davantage qu’elle n’avançait, inclinant seulement le chef pour jauger Julari et Dehol. Un sourire inquiétant illuminait son faciès pendant que des particules nacrées chatoyaient autour de ses poignets.

— Je tenais à m’excuser, dit-elle avec une douceur excessive. Des circonstances aussi défavorables m’ont contrainte à m’absenter longtemps. Une révision de mes plans, en somme.

— C’est auprès de Kavel que tu devrais acheter ton pardon, riposta Dehol, se surprenant lui-même de son ton cinglant. Et si ses excuses étaient sincères, tu aurais changé.

— Mon pauvre Dehol… Les blessures peinent encore à cicatriser. Un jour, j’espère que tu me comprendras. Pourquoi ne canalises-tu pas ta hargne contre quelqu’un qui le mérite réellement ? À tout hasard, contre celle dont les victimes se comptent par dizaines ?

— Elle n’existe plus.

— Grâce à moi. Où sont les remerciements ?

Julari sondait une échappatoire, mais la magie de Vazelya assujettissait tant que les perspectives se réduisaient drastiquement. Elle était cantonnée à la peur, à s’effacer cette énergie subjuguant, s’assemblant en un terrifiant chuintement.

La fuite devint inconcevable quand Vazelya s’approcha d’elle.

— Tu voulais m’aider…, murmura-t-elle. Alors pourquoi m’avoir ramenée ici ?

— Mon expérience avec Dehol m’a conduite à revoir mes méthodes, expliqua la mage. En somme, mon ami, tu te fourvoies en affirmant que je n’ai pas changé. Maintenant que le monde connaît mes actions, autant qu’il comprenne combien elles sont judicieuses.

— C’est déraisonnable. C’est dangereux.

Même un simple soupir de son interlocutrice clouait Julari sur place.

— Tu as déjà passé trop de temps avec Dehol, déplora-t-elle. Sinon tu ne prononcerais pas autant de fadaises. Observe, et débarrasse-toi de tes préjugés. Devant toi se dresse une mage capable de détruire le mal de la paume de sa main. Pourquoi exécuter ou enfermer, lorsqu’un toucher résout tous les problèmes ?

— En quoi ? s’écria Julari. Tu ne t’attaques pas à leur racine ! Cette méthode n’est pas plus efficace que les autres. Observe aussi ! Est-ce que Dehol et moi sommes épanouis ? Est-ce que vos victimes, même si elles ignorent tout de leur passé, sont véritablement heureuses ? Est-ce là la solution ?

— Ton corps a commis d’innommables infamies et je les ai purgées tant qu’il était encore temps ! Comment oses-tu remettre ma bienveillance en cause ?

Julari ne sut répliquer quoi que ce fût, et le renfort de Dehol ne rattrapa pas son silence. Elle s’était calée contre le mur, sur lequel elle glissait, ébranlée par ses tremblements. Le sourire de Vazelya risquait de se graver dans sa mémoire, de s’adjoindre à ces sanglantes images. Même si elle puiserait l’impulsion, se mouvoir lui semblait insensée devant une quantité aussi colossale de magie.

Vazelya posa ses deux mains sur ses joues, et Julari en frissonna outre mesure.

— Tu es ma création, souffla-t-elle, conquise. Ma belle, magnifique création. Qui d’autre peut se vanter d’éradiquer l’impureté tout en créant de nouveaux chemins ?

— Lâche-moi ! hurla Julari. Par pitié, laisse-moi partir !

— Tu ne dois pas me craindre ! Encore moins me haïr. Tu es mon alliée. L’indubitable preuve de ma bonté.

— Je ne serai pas l’objet de vos fantasmes de contrôle !

— Voilà comment tu me perçois. Voilà toute la gratitude que je reçois. J’aurais pu te briser en deux d’un simple claquement de doigts, et je n’en ai rien fait !

— J’aurais peut-être préféré ce sort. Les voix se seraient calmées pour de bon.

— Tu me provoques, fermière ?

Dehol saisit le poignet de Vazelya avec une force insoupçonnée. Écarquillant des yeux, cette dernière le toisa de tout son être, mais il resta impavide.

— Elle t’a demandé de la laisser tranquille ! rugit-il.

Des vibrations coururent le long de son bras et lui firent relâcher la pression. Avant même qu’il ne pût le réaliser, des doigts s’étaient refermées autour de son cou, et ses jambes oscillaient dans le vide.

Cris et supplications s’accumulèrent. Se mêlèrent de manière désarticulée au grésillement du flux. Dans ce désordre, la frénésie guidait Vazelya dans ses mouvements les plus brusques. C’était comme si deux silhouettes fragilisées se débattaient au creux de ses mains. Un lieu où les sorts atteignaient leur apothéose, et qu’à la moindre déviation, ils anéantiraient tout sur leur sillage.

Vazelya recula en haletant. Des larmes creusèrent des sillons dans ses joues, complétèrent celles de sa victime. Tant de gémissements s’insinuèrent en elle alors que Dehol et Julari semblaient ramper à ses pieds. La mécène plaqua ses mains sur ses tempes et se mit à murmurer de façon inintelligible. Une ombre se dessinait même aux périphéries de sa vision : Adelris approchait avec placidité.

— Je le concède, admit-elle, ignorant la présence hostile. Ma gestion de la colère est à revoir. Comment puis-je vous convaincre du bien-fondé de mes intentions ?

— Impossible, rétorqua Dehol en se massant le cou. Adelris en est témoin.

— Un accident ! Un malheureux accident ! Cela ne s’est produit qu’à deux reprises.

— Pardon ? Vazelya… Qu’est-ce que tu as omis de nous révéler sur ton passé ? Combien de personnes ont péri de ta main ?

— Peu importe ! J’ai secouru bien plus de vies. Des centaines, non, des milliers de personnes peuvent me remercier ! Tout ce dont j’ai besoin désormais, c’est d’une once de pouvoir supplémentaire, et ainsi je pourrais…

Julari et Dehol ignoraient comment leur élan était revenu. Ils n’avaient toutefois pas le luxe de se poser de questions, tant leur temps était compté. Tous deux fuirent au nez de Vazelya, laquelle, paralysée par une douleur intérieure, leur céda l’opportunité d’une vie.

— Revenez ! hurla-t-elle. Vous êtes mes triomphes !

Chutant sur ses genoux, la mécène eut l’impression que deux épées lui transperçaient le crâne. D’épaisses spirales de flux jaillirent autour d’elle et secouèrent les squelettes de la cave. Retentirent les insupportables moqueries d’Adelris pendant que Dehol et Julari s’éclipsaient. Pour eux, les appels finirent par cesser.

Au-delà de la demeure s’esquissait la voie incertaine : un sentier sinuant à travers la sylve. Ils sprintèrent des minutes durant, réclamèrent refuge sous la canopée. Explorateurs de l’inconnu, ils détalèrent à s’en déchirer les muscles, ils coururent à s’en incendier les poumons. Toute destination était préférable à ce puits de magie méphitique.

Et alors que Julari chercha désespérément une vue réconfortante, les cauchemars apparurent bien avant le sommeil.

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