Chapitre 30 : Un rapport incomplet (1/2)

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— Faire preuve de civilité dans ces circonstances, intervint Adelris, j’appelle cela de l’hypocrisie.

Deux jours avaient passé depuis que Vazelya était revenue sur ses terres natales. Un séjour éphémère lors duquel elle s’était imaginée triomphante, au lieu de quoi elle s’était heurtée à un duo terrorisé par sa simple présence. Esseulée, incomprise, la mécène était restée dans cette cavité magique plus longtemps qu’initialement prévu. Rien n’avait endigué sa fureur muette, surtout sous les brocards du guerrier. Jamais ne s’était-il montré aussi loquace et outrecuidant durant son vivant, pourtant ses paroles s’insinuaient en Vazelya et la lacéraient de part en part.

— Quel intérêt de maîtriser un tel pouvoir si tu ne l’emploies pas à bon escient ? insista Adelris.

La pénible voix la pilonnait sans se lasser. Réclamer le silence, plaquer ses mains contre ses oreilles, déployer une magie purificatrice, tout avait échoué. Même quand elle ignorait Adelris, il s’amusait à pérorer dans le vide, rigolant chaque fois qu’il avisait l’irritation de la mage. Le dernier recours de Vazelya était donc de maintenir son esprit occupé, à multiplier les allers et retours, ce qui s’alignait avec ses objectifs.

— Sais-tu quel serait actuellement ton choix le plus judicieux, Vazelya ? provoqua Adelris. Ne rien faire. Tout abandonner tant qu’il en est encore temps. Si tu t’enfonces dans cette voie, tu causeras inévitablement plus de victimes. Après tout, tu es la spécialiste à briser des familles, y compris la tienne.

Vazelya venait à peine de se téléporter aux abords du campus de l’université de Parmow Dil. Dissimulée derrière l’épaisseur des helendars, elle espérait qu’aucun étudiant, chercheur ou professeur ne la repèrerait, voire la reconnaîtrait. L’isolement avait un coût, et lorsqu’elle aperçut Adelris adossé à un tronc, un sourire suffisant déparant son faciès, elle en réalisa sa portée. Grimaça sur le moment. Foudroya son adversaire du regard comme son sang se mit à bouillonner.

— Et maintenant tu pars intimider d’autres personnes, tança Adelris. Il faut bien l’admettre, tu enchaînes à une vitesse phénoménale… Pour quelles répercussions, Vazelya ? Tout le monde te craint et te déteste. Même si tes intentions étaient pures, tu ne parviendrais jamais à les en convaincre. Renonce. Renonce !

Vazelya fulmina. Qui que fût le responsable, on la mettait à l’épreuve, et pour le moment, elle optait pour l’option la plus lâche. Celle de passer outre ces attaques, celle de se réfugier dans ce sanctuaire de savoir, loin de cette rusticité guerrière. Mais aux risques de s’aventurer sur le campus s’ajoutait un acharnement malvenu. Adelris la suivait où qu’elle se rendît, aussi la mécène en appela la simplicité. Cette magie bénigne la transporta juste en face du bureau de Marex et Therog.

— J’ai hâte de voir leur réaction ! s’égaya Adelris. Et aussi, quels résultats peut donner un travail sous la contrainte. Si seulement il existait un nom pour qualifier cela…

Vazelya toqua doucement la porte, puis tira la poignée sans attendre de réponse. Devant elle se déroulait une scèje proche de ce qu’elle avait figuré. La régularité avec laquelle Therog faisait grincer sa chaise, dégustant une pâtisserie carrée et bosselée. La manière dont Marex s’inclinait pour écrire, son index enroulé sur la anse de sa tasse de thé fruité. Comme premier réflexe, la mage s’immobilisa auprès du seuil, depuis lequel elle contempla l’apparente sérénité de ce quotidien.

Un moment fugace, qui se conclut en un battement de cils.

Marex et Therog tressautèrent quelque peu une fois qu’ils la remarquèrent. Déjà son cœur se serra, mais un éclat d’espoir luisait encore en Vazelya. Tout ce qu’elle souhaitait était qu’ils ne tressaillissent plus à sa vue. Qu’ils se comportaient avec objectivité et professionnalisme, occultant les circonstances initiales de leur collaboration. La mécène dut s’en assurer en les étudiant en profondeur. Chaque geste pouvait trahir des intentions cachées, chaque détour les exposait à ses suspicions.

Vazelya nota avant tout une grande diligence de la part des académiciens. De cette impulsion s’annulèrent des questions potentiellement gênantes, tant ils délivrèrent avec efficacité. Marex finit son thé d’une franche lampée et apporta rapidement un épais livre, si bien qua Vazelya pardonna les rictus parcheminant son faciès.

— Presque tout notre travail de synthèse est contenu là-dedans, rapporta-t-il.

— Qu’est-ce qu’il manque ? interrogea Vazelya.

— Nos notes actuelles ! intervint Therog, riant nerveusement. Quelqu’un d’aussi brillante que vous ne voudrait pas lire un vulgaire brouillon.

— J’apprécie les compliments… à condition qu’ils soient sincères.

Une vague de frayeur enveloppa les érudits. Séparés par toute la longueur de la table, Therog et Marex cherchaient à se rapprocher subtilement, toutefois Vazelya s’érigeait en obstacle de taille. Fronçant les sourcils, elle s’empara du livre d’un mouvement sec, et le feuilleta à l’avenant.

— À première vue, commenta-t-elle, il s’agit d’un ouvrage remarquable, rédigé avec soin, documenté avec précision. Peut-être avais-je raison de me fier à vous.

Marex et Therog se consultèrent en souriant, et soufflèrent aussi discrètement que possible. Bientôt réalisèrent-ils la futilité de leurs précautions, puisque Vazelya était happée par sa lecture, et ne les considérait que de temps à autre.

— J’apprécie beaucoup comment ce rapport est structuré, encensa-t-elle. Des chapitres consacrés à une région particulière, avec chaque fait arrangé selon un ordre chronologique… C’est une méthode ayant fait ses preuves. Quelque chose me chiffonne, tout de même.

— Quoi donc ? demanda Therog.

— Pourquoi tant d’intérêt pour les terekas ? Vous avez consacré une vingtaine de pages pour décrire l’escarmouche entre la flotte de Ghester Sounereta et les mercenaires ossorais et khanugonais. Vous auriez dû vous contenter d’une mention succincte, avant d’enchaîner sur la dissolution du parlement khanugonais qui en a résulté. Insister sur certains événements plus que d’autres diminue l’objectivité du récit. Ce simple fait ne vous a-t-il pas été ressassé lors de vos études ?

Ils furent interloqués. Face à la question cinglante, guère anticipée, ils ne pouvaient que se gratter la nuque. Ce faisant, ils gagnèrent de précieuses secondes. Une tension grandissait au sein de la pièce, contraignit Marex à s’exprimer par-dessus les appréhensions de son ami.

— Nous ne nous attendions pas à cela, admit-il. Vous vous offenseriez si nous vous rappelions l’évident, mais… Les terekas sont au centre de toutes les préoccupations de Menistas.

— Pour de nombreuses personnes, dédaigna Vazelya. Des dirigeants corrompus, s’alliant pour militariser des milliers de kilomètres de littoral, jusqu’à l’insignifiant quidam, en quête de fables à raconter à leurs copains ivres dans des tavernes malpropres. Ce qui accapare l’attention n’est cependant pas toujours le plus important.

— Je ne vous comprends pas. Vous avez participé à l’expédition qui a mené à leur retour. Ne devriez-vous pas à la première à vous réjouir de cet événement ?

— Tu t’égares dans des raccourcis effarants. Réveiller un peuple disparu n’a jamais été ma priorité. Je cherchais surtout à accéder à la fontaine de souvenir.

— Vos ambitions personnelles avant tout, donc.

— J’œuvre pour le bien commun, combien de fois devrais-je encore le répéter ?

Des vibrations se propagèrent soudain. Sur son sillage, le flux éjecta des dizaines de feuilles de la table, et fit même léviter plusieurs livres durant une fraction de secondes. Rien ne perturbait la pureté de cette énergie, circulant à haute vitesse, lézardant même finement les murs. Un instant Vazelya trembla, mais ce fut bien peu en comparaison des érudits. N’était leur soutien mutuel, Therog et Marex se seraient évanouis face à elle.

Ils la défièrent du regard, ignorant leur sueur glacée.

— Peut-êtes n’êtes-vous pas aussi imperturbable que vous le prétendez, lança Therog.

— J’exècre ces insinuations, marmonna Vazelya en grinçant des dents.

— Je ne devrais pas avoir à prononcer son nom. Quitte à attaquer toute personne que vous qualifiez de mauvaise, pourquoi pas la cible évidente ? Nasparian est la plus grande menace actuelle !

— Et quitte à pleinement divulguer mes intentions, j’ai prévu de l’affronter depuis notre première rencontre.

— Qu’attendez-vous ?

— Ce n’est pas ma première priorité.

— Vazelya… Sa puissance frôle la vôtre. Rivalise avec, peut-être. Voire… la surpasse. Auriez-vous peur de lui ?

Sans plus attendre, Marex s’intercala entre la mécène et son collègue. Humain entre deux ludrams, il s’effaçait non seulement sous leur taille, mais aussi sous la magie émanant de cette terrifiante silhouette. Tant pis ses genoux claquaient ou si des nœuds se formaient dans sa gorge, il ne se débinerait pas.

Les secondes semblèrent s’étirer sans que rien ne se produisît. Therog avait placé son bras sur le torse de son amie, les yeux dilatés, la respiration hachée. L’égide se fragilisait déjà face à la force qui irradiait devant eux. À une telle hauteur, là où toute protection était inenvisageable, ils ne pouvaient que mobiliser cet éclair de courage enfoui en eux.

Pourtant Vazelya ne se déchaîna pas. Peut-être qu’elle se contenait, mais ils peinaient à l’apercevoir derrière ce mur impénétrable. Des particules bleutées tournoyaient autour d’elle et l’adoucissaient pendant qu’elle soupirait. Bien que des éclairs fusassent de ses intenses yeux, ils se contentèrent de les dévisager.

— Des années d’éducation et d’expérience, songea-t-elle. Je voue un respect considérable aux académiciens tels que vous. C’est donc d’autant plus désolant de vous voir vous vautrer dans des interprétations aussi erronées.

— Vous esquivez la question, signala Therog à mi-voix.

— Nasparian est une menace, en effet. Mais il est désormais visible par tout un chacun. Quid des criminels tapis dans l’ombre ? Quelqu’un doit les repérer… et les corriger. Savez-vous où j’étais juste avant de revenir ici ? Vous avez écrit sur les disparitions au Xeredis.

— Vous avez trouvé le responsable ? s’étonna Marex.

Dans cette clarté nouvelle scintilla le sourire de la mage.

— Et je l’ai châtiée avant qu’elle ne fasse davantage de victimes. Julari Hedun devait être la personne la plus horrible qui peuple ce monde. Ses victimes se comptaient par dizaines, et si encore elle s’était limitée à les tuer… Comprenez-vous maintenant, quand j’évoquais le sens de priorités ?

— Si vous utilisez l’argument du nombre, contesta Marex, Nasparian doit avoir beaucoup plus de sang sur les mains.

— Des militaires qui se sont sacrifiés comme l’exigeait leur devoir ? Des terekas issus d’une autre époque ? Incomparable ! Ce manque de rigueur me consterne, surtout venant de toi.

— Il ne s’agit pas d’une compétition ! s’emporta Therog. Bien sûr que ses disparitions devaient aussi être résolues, mais était-ce votre responsabilité de…

Vazelya l’intimida d’un simple coup d’œil, le réduisit au silence. Frissons et tremblements s’intensifièrent comme elle réduisait la distance. Un seul pas les séparait désormais, et sa main saturée de flux pouvait frapper à tout moment.

— J’aurais pu jubiler en la voyant recroquevillée devant moi, raconta-t-elle. Autrefois tueuse en série cannibale, avec sa mémoire effacée, elle est une toute autre personne. Je suis une faiseuse de miracles, et je veux être considérer comme telle.

— Votre réputation, voilà tout ce qui vous importe ? critiqua Marex.

— J’ai l’impression d’avoir déjà eu cette discussion… Mais non, ce que je voulais dire, c’est que Nasparian sera l’exception. S’il tressaille devant moi, j’en serais ravie ! Ce moment n’est pas encore arrivé, et vous ne le précipiterez pas, car nous devrons tous être prêts.

Vazelya tint le livre d’une main et le caressa de l’autre. Elle se calma finalement, absorbée par sa contemplation, laissant son imagination combler ce qu’elle n’avait pas encore lue. Sa magie se diffusa dans cet environnement fermé, parée à converger dans cette harmonie manquée.

— Merci pour le rapport, lâcha soudainement la mécène. Reprenez le travail, je reviendrai rapidement.

Quoiqu’elle s’en alla en fermant la porte avec douceur, Vazelya ne prononça pas le moindre adieu, et plongea le bureau dans un lugubre mutisme.

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