Chapitre 30 : Un rapport incomplet (2/2)

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Les lieux fourmillaient d’une vie nouvelle, pour peu qu’on les envisageait depuis l’angle adéquat.

Perchée au sommet de la tour, au centre du campus universitaire, Ferenji compensait l’affaiblissement progressif de sa vue en balayant le contrebas selon un grand ensemble. Des cloches carillonnaient sur un son mélodieux, qui l’enchantait encore même si elle connaissait ce son depuis des décennies. Professeurs, étudiants et chercheurs s’y référaient, allaient d’un bâtiment à l’autre avec une organisation relative. Ici et là se bousculaient des figures empressées, entre quelques flâneurs bien portés sur la boisson vespérale, mais ces perturbations n'en étaient guère aux yeux de la rectrice. Plutôt les inflexions nécessaires à la qualité d’un chant déjà bien composé.

Ce qui captivait Ferenji, ce jour-là, était moins cette vague dans son entièreté. Certes ses composantes variaient sans cesse, mais le tableau d’ensemble demeurait similaire, comme si tracé du même pinceau au fil des années. Il y avait toutefois une subtilité pigmentée que son regard déclinant pouvait capter. Leur peau rouge et leurs cheveux cendrés les distinguaient déjà parmi la foule, mais lorsqu’elle s’écartait, ils détonnèrent d’autant plus dans le paysage.

— De la positivité bienvenue en ces temps troublés, fit la rectrice, joviale. Qui eût imagine que, si peu de temps après le procès de Héliandri Jovas, ainsi que le mien, des terekas seraient autorisés à résider à Nirelas ? Une poignée peut-être, mais ce n’est pas négligeable !

Ferenji s’appuya sur le rebord de la fenêtre, d’où elle contemplait les silhouettes battre le pavé de son université. Elles s’égaraient dans ce complexe enchevêtrement, encourageant la rectrice à les aider si l’opportunité se présentait.

— Combien de kilomètres ont-ils parcouru ? s’interrogea-t-elle. Ce territoire devait être immense pour eux ! Voilà bien longtemps que je ne suis plus capable de cheminer autant… Heureusement, même si ce n’est que le début d’un autre voyage, il exigera désormais plutôt un exercice du corps que de l’esprit. Et quoi de mieux qu’un tel cadre pour un échange de savoir entre nos civilisations ?

Naviguer sur un nuage si léger lui prodigua le répit dûment souhaité. Comme suspendue par-dessus ses devoirs, ceux-ci la rappelèrent avec discrétion. Des voix furent émises derrière elle, faibles par rapport au chahut extérieur, pourtant suffisantes pour l’extraire de sa torpeur. Confuse, Ferenji retourna s’asseoir en face des érudits, attrapant son bouillon avant qu’il ne refroidît drastiquement.

— Un élan de nostalgie doublé d’un espoir mal placé ? songea-t-elle.

— Ne vous excusez pas, madame la rectrice ! interpella Therog. Nous prenons un risque en venant vous voir, mais Vazelya est sûrement bien loin…

— Plus que quiconque, je devrais préconiser des réunions aussi brèves que possible. La manière dont Vazelya… mon for intérieur ne l’admet pas encore. Comment ai-je pu être bernée pendant des décennies ? Comment est-elle parvenue à dissimuler sa véritable nature ?

Therog entreprit de répondre, mais son partenaire le devança. Il donna le rapport à sa rectrice dont elle s’empara avec promptitude. D’une main, sirotant sporadiquement sa soupe, Ferenji consultait les notes. Entre sillons et tourments se dévoila un sourire insoupçonné, détendant ses muscles, allégeant l’atmosphère.

— Mes prochaines lectures de chevet ! ironisa-t-elle. Vous avez su tirer avantage de la situation avec brio, et cela me désole de demander tant de vous… Une question me trotte cependant : pourquoi avoir rédigé une seconde copie manuscrite ? Cela aurait été certainement plus rapide d’utiliser l’imprimerie du campus !

— Nous avons choisi de réduire nos déplacements, expliqua Marex.

— Afin de minimiser le danger ? Astucieux, mais tout de même… Comment pourrais-je dormir la nuit en sachant que ces contraintes vous empêchent de vivre normalement ?

— Nous nous adaptons. Et comme vous l’avez mentionné, nous tirons le meilleur de la situation.

Sur son élan, Marex fit riper un autre livre sur le bureau, s’assurant qu’aucun œil fureteur n’épiait la pièce pourtant verrouillé. Sa reliure vermeille était émaillée d’enluminures argentées, mais la beauté de façade s’affadissait sitôt que les pages se dévoilèrent. Dedans s’étalait une écriture esquissée grossièrement, surtout pour des académiciens.

Ferenji outrepassa toutefois son scepticisme afin de s’enquérir. À peine eut-elle parcouru deux pages qu’un hoquet de stupeur la saisit, aussi fixa-t-elle derechef Marex et Therog.

— Pourquoi m’avoir confié ceci ? demanda-t-elle.

— Ne nous laissons pas submerger par le pouvoir de Vazelya, déclara Therog. Elle nous terrorise, oui, mais nous avons des moyens de riposter. Traquer ses victimes ne fut pas mince affaire, et il est très probable que cette liste n’est pas exhaustive.

— Qu’est-ce qui vous a inspirés ?

— Un excès de curiosité, avança Marex. Pendant plus de trente ans, Vazelya a parcouru Menistas sans que personne ne se doute de rien. En vérité, il y a eu des suspicions, mais elle ne se sont que peu répandues.

Soudain Ferenji ouvrit ses yeux en grand comme ses ongles ripèrent sur la table.

— Partout où elle passait, poursuivit Marex, une forme de paix était rétablie. Pourtant un égaré amnésique aurait dû les intriguer… à moins qu’ils ne se trouvent ailleurs.

Des frissons s’intensifièrent autour du bureau.

— Tel a été son mode opératoire, dit-il, divisé en deux étapes. La première consistait à effacer des mémoires de ces « criminels protégés par les ombres », pour la citer directement. La seconde, qu’elle n’a même pas confessé, a été de les déplacer. Le coupable venait de l’Argalie ? Transporté au Qinosep en un sort. Le responsable sévissait au Ruldin ? Téléporté au Poghref. Ainsi les témoignages sur ces inconnus privés de leur mémoire ne semblaient avoir aucune corrélation. Trop séparés, tant dans l’espace que dans le temps.

— Recouper cette information a été particulièrement ardu, renchérit Therog. Vous n’avez pas à culpabiliser pour avoir été bernée, madame la rectrice. Peu importe ce que nous pensons d’elle, Vazelya est une personne intelligente, capable de couvrir ses traces. En fait, elle ne s’est trahie qu’à cause des circonstances actuelles, puisque Dehol Doulener a été sa première victime. Mais puisque Vazelya s’est aussi réjouie de la détresse de Julari Hedun, cela devient clairement une tendance.

Curieuse, Ferenji dévisagea les académiciens, enserrant l’ouvrage comme s’il risquait d’être subtilisé.

— Voilà un nom avec lequel je n’étais pas familier, constata-t-elle.

— Son dernier méfait, dévoila Marex, décrit dans les ultimes pages. Peut-être est-ce peine perdue que d’essayer de l’orienter vers Nasparian… Nous agissons à notre échelle, madame la rectrice. J’ignore si ce sera suffisant.

Quand Ferenji se renfrogna, proche de soupirer, Marex et Therog comprirent que la conversation s’achèverait brutalement.

— Une lecture de chevet moins plaisante, présagea-t-elle.

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