Chapitre 32 : Un échec retentissant (1/2)
Tarqla lui apparaissait comme lors de leur première rencontre.
Immergée dans la fraîcheur nocturne, intégrée sous cette arche grandiloquente, Nasrik restait bouche bée. Des larmes traçaient des sillons sur ses joues tandis qu’elle admirait l’envol de la gardienne. Tant que le krizacle poursuivait sa descente majestueuse, et que ses queues oscillaient au rythme de sa plongée, la félicité ne cesserait de la conquérir. Tarqla dominait les airs, et dans son parcours s’entourait d’une myriade de particules magiques. De telles scintillations ne rougissaient pas face aux éparses éclats de la voûte et ne s’affadirent qu’au moment où la créature sa posa sur le contrebas de la crique.
Nasrik resta à proximité de Kavel, qu’elle invita à contempler. La magie en contrebas ne luisait plus avec autant d’intensité, mais ils la sentirent picoter leurs vêtements, se diffuser dans la pureté de leur environnement.
— Il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, déclara Zargian. Tarqla veille sur ces terres depuis la nuit des temps, pour ainsi dire, et s’y attellera pendant encore longtemps.
De petites pierres roulèrent sous les semelles de Nasrik et chutèrent le long de l’escarpement. Dès que la voix assaillit ses tympans, elle fit volte-face. Derrière la stabilité d’une structure surannée, par-delà Guvinor et Yazden inspectant les lieux à défaut de s’exprimer, Zargian irradiait d’équanimité. De suite Nasrik lui coula un coup d’œil malveillant et le désigna d’un doigt accusateur.
— Vous ne nous amadouerez pas ainsi ! s’exclama-t-elle.
— Je préfère le terme « accommoder », contrasta Zargian. Tu te tracassais de l’absence de Tarqla ? Je l’ai appelée. Yazden craignait pour la vie de Guvinor ? Je vous ai réunis autour d’un bon repas. Vous vous sentiez oppressés par les murs de Thusred ? Je vous propose de poursuivre à l’extérieur. J’ai compris que je devais gagner votre confiance, et je m’y emploie.
Malgré la réplique, malgré les tentatives de Kavel pour la tempérer, le sang de Nasrik bouillonnait outre mesure. Retroussant ses manches, elle franchit l’arche pour se retrouver à proximité de Zargian, qu’elle dévisagea avec hargne.
— Il fallait y penser avant de téléporter Muznarie, grommela-t-elle. Ne méritait-elle pas votre auto-proclamé bienveillance ?
— Je l’ai renvoyée à son campement, répéta Zargian. Elle est davantage en sûreté auprès des siens. À moins que tu aies oublié combien de troupes stationnent le long de cette frontière militarisée ?
— Ce choix lui appartenait !
— Pas exactement, j’en ai peur. Il existe des phénomènes et des histoires qu’un esprit comme le sien ne peut appréhender.
— Épargnez-nous votre politesse guindée et avouez directement que vous la trouvez stupide ! On a imposé à Muznarie de traverser la barrière entre nos peuples, et c’est ainsi que vous la récompensez ? Comment prétendez-vous nous protéger si vous êtes dénué de la moindre empathie ?
— Compatir n’est pas mon rôle. Et je suis plus à même d’établir la paix entre chaque peuple.
— Cela reste à vérifier.
Zargian balaya son environnement d’un revers assuré de la main, un sourire germant au coin de ses lèvres.
— Constatez par vous-mêmes, dit-il. Ma décision d’écarter Muznarie pouvait paraître radicale, mais elle a permis d’obtenir l’équilibre. Deux ludrams et deux humains. Une ludrame récemment extraite de sa stase, un ludram ayant amorcé le processus de rencontre depuis des décennies. Une humaine dont la famille s’est installée à Menistas depuis plusieurs générations, un humain ayant grandi à Hurisdas. Vous formez un tout.
— Mais nous ne sommes que quatre, rétorqua Yazden. Comment escomptez-vous apporter cette paix, concrètement ?
Une lueur d’intérêt se dessina sur les traits de Zargian. Il joignit ses mains derrière le dos et circula autour de son interlocutrice, jusqu’à la forcer aux aguets. Çà et là jaillit la méfiance que le gardien occulta de prime abord, s’orientant plutôt au-delà des voussures. Il progressait avec placidité même s’il frôlait le bord de l’escarpement, et ne se retourna que pour observer ses invités, Yazden en particulier.
— Il serait judicieux de ne brûler aucune étape, recommanda-t-il. Une telle question me surprend venant de toi, Yazden. N’est-ce pas la seconde fois que tu t’élances dans cette expédition, laissant fille et épouse derrière toi ? Pire encore : tu as récidivé seulement car tu estimais que Nasparian s’était montré trop évasif au sujet d’Onjuril.
— Je suis partie sur un commun accord, justifia la garde. Mes affaires familiales ne concernent que moi.
— Il s’agit pourtant du motif même de ta présence. Si bornée que tu plonges de nouveau vers le danger, même après que les deux autres gardes du corps de Guvinor aient payé le prix fort. Même avec toute la prudence envisageable, tu risques fort de laisser une veuve éplorée et une orpheline paumée derrière toi. En somme, plus tôt tu connaîtras tout le contexte, et plus tôt tu auras une raison valable de rentrer.
Des plis s’épaissirent sur cette figure tiraillée entre fureur et curiosité. En résultait une garde figée, aux nerfs crispés, aux inspirations irrégulières. Mais Zargian ne prêta aucune attention à ses réactions, au lieu de quoi s’attarda-t-il sur ses autres invités.
Il alternait entre langue ancienne et nouvelle avec une aisance déconcertante.
— Ce message est valable pour chacun d’entre vous, déclara-t-il. Nul parmi vous ne peut se targuer de posséder une force considérable, encore moins d’une maîtrise extraordinaire de la magie.
— Vous ne cherchez qu’à nous rabaisser ? riposta Guvinor. Je croyais que vous nous aviez réunis pour finalement répondre à nos questions.
— Je préférais juste vous prévenir. Pour qui détient le savoir, ces considérations sont négligeables. Vous devez sans doute estimer avoir sacrifié assez. Après tout, ces lieux ont déchiré votre famille, d’une manière ou d’une autre.
Quand Zargian leur tourna le dos, ils crurent un instant qu’il s’était abandonné à la pesanteur.
Une plateforme scintillante se déroula à ses pieds, tel un pont dont l’autre extrémité n’avait pas encore été bâtie. À chaque pas il s’étendait, et sur un grésillement se matérialisèrent des filaments. Une kyrielle de couleurs s’enchevêtrait, déclinait pour mieux s’intensifier. En-deçà de l’obscur horizon se découpait le gardien dont la stature saturait d’aplomb. Il se jouait de ses interlocuteurs à force de les laisser trépigner. Il s’amusait de la manière dont ils le détaillaient
Car dans une sorgue aussi claire, Zargian détonnait de plus belle. C’était comme si les motifs étoilés, incrustés sur sa peau, cherchaient à rivaliser avec la magnitude apparente des astres. Comme s’il s’insérait harmonieusement dans cette immensité cosmique, âme minuscule piégée dans un globe qui l’était tout autant.
Cela suffisait à estomaquer les témoins. À les enfermer dans un inextricable mutisme.
— Reprenons là où vous vous étiez arrêtés, proposa-t-il. Que notre ordre ait survécu pendant plus de vingt-cinq mille ans, même s’il n’était voué à durer quelques siècles, relève purement du miracle. Partis au mieux, décédés au pire, gardiens et gardiennes ne pouvaient que déplorer leur triste échec. Pourtant tu te dresses devant moi, Nasrik, montrant qu’il n’en est rien. Ou bien que leur trépas n’a pas été en vain.
Zargian s’exprimait d’une langue à l’autre quitte à en prolonger sa narration. Il s’exprimait d’une voix grave, ponctuant chaque mot, et sondait les expressions de ses interlocuteurs chaque fois qu’il l’estimait nécessaire.
— Ce n’était pas faute d’essayer, poursuivit-il, mais notre méthode devait être revue. À l’époque, je m’étais entretenu avec Tarqla, et nous avions convenu d’une approche. Dans un corps de krizacle, elle était incapable d’atteindre Menistas… contrairement à moi.
— Vous vous êtes rendu sur le continent ? s’écria Kavel.
— Tes oreilles ne te trompent pas, jeune homme. À maintes et maintes reprises. La stratégie était la suivante : je devais sélectionner une personne digne d’endosser le rôle de gardien. Je la persuadais de me suivre sur ces terres, protégées par Tarqla en mon absence. Elle devait alors surveiller la stase des terekas, s’assurer qu’aucun accident ne survienne. Pendant ce temps, une fois confiant en leur capacité et leur loyauté, je retournais à ma propre stase, dont je ne me réveillais qu’au décès du gardien remplaçant.
Ce n’était qu’un raclement de gorge. Un répit de courte durée, après lequel il reprendrait de plus belle.
Mais aussi un intervalle dont profita Guvinor. Il se retint d’abord, mais à force de pouffer, sa figure humectée de larmes, il s’effondra sous son propre poids. D’emblée Yazden se rua vers lui, toutefois comprit-elle qu’aucun soutien n’était requis. Tonna un rire aux éclats d’où une pointe de nervosité se trahit, jusqu’à rendre mal à l’aise chacun de ses camarades. Dans ce silence imposé ne résonnait que sa propre hilarité.
Quand Guvinor eut essuyé ses pleurs, un air grave supplanta. Des étincelles de défi jaillirent et frappèrent Zargian de plein fouet, dont les traits s’étaient déformés.
— Qu’y a-t-il de si amusant ? s’offensa-t-il.
— Quarante-deux mille ans…, souffla Guvinor. Un cycle d’inaction de quarante-deux mille ans ? Est-ce que vous vous rendez compte, Zargian ? Personne ne peut concevoir une telle durée !
— Si, je le peux. Et j’ai parfaitement conscience du temps que cela représente. Ludrams et humains vivaient encore dans des grottes, à cette époque. Et au cas où tu ne l’aurais cependant pas encore compris, c’était nécessaire.
— Nécessaire ? Vous vous exprimez comme ces parlementaires engoncés dans leur immobilisme ! Vous vous entendriez à merveille avec mes collègues, Zargian. Parce que rien ne justifie de maintenir une telle situation pendant si longtemps.
Zargian exhala un si lourd soupir qu’il le força à s’infléchir quelque peu.
— Que sont quelques jours passés ensemble comparé à la succession des époques ? se lamenta-t-il. Il reste des choses que tu ne peux appréhender, Guvinor. Je vais le répéter très clairement, et Nasrik te le confirmera : les consignes des terekas ont été préservées avec fidélité d’une génération à l’autre. On ne peut faire plus concis : les descendants à Menistas devaient assumer leurs erreurs et revenir à nous, et non l’inverse.
— Une attente rapidement devenue déraisonnable, rétorqua Guvinor. À ma connaissance, aucune trace datant d’avant la séparation du continent n’a été retrouvée à Menistas.
— C’est ce que j’ai hélas constaté lors de mes brefs passages. Tôt ou tard, les descendants des sécessionnistes originaux auraient développé des moyens de navigation pour nous atteindre. Au lieu de quoi ils ont préféré s’étendre au nord. Peut-être qu’avec davantage de patience…
— Justement ! S’il n’y a pas eu de contact après des siècles, puis des millénaires, vous auriez dû revoir votre plan !
— Serais-tu en accord avec ton frère ? Intéressant.
Réduit au silence, Guvinor serra les poings comme de la sueur esquissait des sillons sur ses tempes. Il s’efforça de soutenir le regard hautain du gardien, mais abandonna à force d’insister. Yazden s’enquit de lui, le remplaça même pendant quelques instants, après quoi elle s’interrompit.
Zargian n’avait pas fini de répéter dans la langue de Nasrik qu’elle s’était déjà déplacée. Une audace dont Kavel s’inspira, si bien qu’il lui emboîta le pas au moment où elle s’engagea au-dessus du vide. Où la plateforme magique représenta l’aubaine. Bien que le vertige les côtoyât, tous deux s’immobilisèrent sans tressaillement apparent, contraignant le gardien à élargir la structure d’un claquement de doigts.
Nasrik et Zargian se fixèrent alors avec grande intensité.
— Cette décision vous appartenait-elle vraiment ? lança-t-elle.
— Tu es toi-même déçue ? se demanda le gardien. Quand Wixa m’a rapporté votre première rencontre, tu paraissais choquée que ton réveil ne se soit pas déroulé selon les circonstances adéquates. Une partie de la vérité manque encore, après tout.
— Vous omettez l’autre raison pour laquelle j’étais étonnée. Ils étaient des centaines à surveiller notre stase. Avec votre intervention, Zargian, ce nombre a été réduit à trois. Sachant que vous étiez vous-même « endormi » la plupart de temps…
— Je n’apprécie pas ce ton, Nasrik. Tu ne dois ta survie qu’à cette manière de procéder. Et la perte de vingt mille des tiens n’est qu’à imputer qu’à à Nasparian.
— Vous auriez dû nous réveiller de notre stase bien plus tôt, quitte à ce que nous y retournions par après. Nous aurions dû décider avec vous. Vous nous avez pris en otage !
— Petite ingrate ! Tu es censée être la prochaine cheffe lorsque tu succèderas à ton père. Tu dois être consciente de l’énergie colossale que de tels efforts requièrent !
Des ondes cinglantes, empreintes d’une magie fluctuante, saillirent par mégarde de Zargian. Pas de quoi renverser ses interlocuteurs, pourtant Nasrik en perdit l’équilibre, obligeant Kavel à la rattraper. Sous leurs pieds vacillait le pont, unique séparation entre eux et le vide. Il les protégea d’une chute fatale, mais leur cœur pulsa tout de même à vive allure.
Même à l’instant de suspension, Yazden demeura sur ses gardes. Sans lâcher Zargian de ses yeux plissés, à qui elle darda un regard inamical, elle se positionna en face d’un Guvinor dubitatif. À deux doigts de plier les genoux. Proche de défourailler.
Elle restait néanmoins éloignée de l’historien, qui avait réprimé ses peurs pour un affrontement mental contre le gardien.
— Inutile de me le répéter en nirelais, dit-il sèchement. Vos intentions sont sans équivoque.
— Le jeune homme se dresse impavide devant moi ? persiffla Zargian. Si seulement tu avais réservé ta hargne pour des individus qui le méritaient vraiment. Tes priorités sont à revoir, gamin.
— Vos belles paroles ne tromperont plus personne. Il y a un détail que vous avez omis. Volontairement, je suppose.
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