Chapitre 32 : Un échec retentissant (2/2)
Au sourire intrigué de Zargian s’opposait la prudence de Nasrik, à peine remise de ses émotions. Tentée de retourner vers un sol plus stable, elle se focalisa sur le gardien, au moins pour ajouter son dédain à celui de Kavel.
— Lequel ? interrogea Zargian. Qu’ai-je à apprendre de quelqu’un comme toi ? Tu t’es installé à Menistas il y a moins de deux ans !
— Même avant d’apercevoir la moindre trace des ruines de Dargath à l’horizon, expliqua Kavel, Héliandri nous a raconté sa séparation déchirante avec Wixa.
— Par le portail… Il ne relève pas de ma conception.
— Mais vous en aviez un certain contrôle. Après que nous soyons revenus à Parmow Dil, Héliandri nous a parlé de sa conversation avec Wixa. Franchir le portail revenait à sombrer dans un gouffre… En somme, au trépas, jusqu’à l’intervention de Vazelya.
— Je suis déjà au fait de cette histoire, gamin. Où veux-tu en venir ?
— C’était un plan cruel et astucieux dont j’ai d’abord imputé la responsabilité à Zargian. Sauf qu’avec votre récit, une autre vérité apparaît. Qu’est-il arrivé à toutes ces personnes qui sont venues par les ruines de Dargath ?
Un froid enveloppa une nuit déjà fraîche. Fût-ce imperceptible, un frisson tordit l’échine du gardien. Il toisa Kavel de pleine intensité et s’avança d’un pas si déterminée que le jeune homme se retira comme par réflexe, soutenu par Nasrik.
— Il doit s’agir d’une question rhétorique, devina-t-il.
— À laquelle vous devez néanmoins répondre, insista Kavel.
— Avant que Héliandri et Wixa ne pénètrent dans ces ruines, rappela Yazden, Twéji nous avait rapporté qu’une alliance avait été conclue avec Nasparian afin de laisser explorateurs et aventuriers entrer dans la forêt de Sinze. Conscients que cela revenait à leur mort.
L’intervention de la garde noua les entrailles de Nasrik, désormais un pied sur la plateforme et l’autre sur le rebord de l’escarpement. Des sillons constellaient sa figure comme elle serra légèrement les dents.
— Les implications de ce choix…, murmura-t-elle.
— Il n’y a nul besoin d’éclaircissement, déclara Yazden. Soyez concis et honnête, Zargian : était-ce aussi le destin qui attendait Onjuril ?
— Il fut une exception, dévoila Zargian. Quelles étaient les probabilités qu’il se dirigeât vers les ruines de Dargath à la période même où je me mettais en quête d’un nouveau gardien ? Il faut croire qu’après plusieurs centaines de réveils, elles n’étaient pas nulles.
— Vous venez donc d’avouer. Ce gouffre par-delà le portail était de votre fait.
Un pique d’irritation s’empara de Zargian, mais ce fut passager. Ce qui domina à la place glaça les veines de chacun des témoins.
Instantanément le gardien devint invisible. Sa présence s’alourdissait pourtant aux alentours tant des particules voletèrent par-delà la falaise. Pareille coalescence de flux incita Nasrik et Kavel à regagner la terre ferme, surtout quand une vague indiscernable les en repoussa légèrement.
Quelques secondes à peine avait passé que la plateforme se décomposa, qu’il n’en demeura plus que de minuscules orbes, chatoyant à en frapper leur rétine. Tous en perdaient leur vision nocturne, tous en restaient aux aguets. Frémissements et tressaillements entravèrent Yazden sans l’empêcher de dégainer tandis que Guvinor et Nasrik sondait le moindre indice de la position de Zargian.
Ce dernier se trahit de lui-même :
— J’ai assez parlé. Il est temps de vous montrer à quoi tout ceci a abouti.
Des rayons iridescents fusèrent depuis la voussure sans que nul n’eût le temps de répliquer. Aussitôt furent-ils immergés dans les profondeurs de Thusred, d’esprit et non de corps.
Et leur cœur rata un bond dès l’instant où Nasparian apparut, privé de son masque, dévoilant pleinement ses cernes.
Il venait d’ouvrir la porte avec fracas. S’immobilisa en son seuil, d’où il inspecta l’amoncellement de livres trônant sur le bureau au centre. S’y penchait une figure emmitouflée dans un épais manteau en laine mordoré, grelottant quelque peu dans l’exiguïté de la pièce. Tant le gris de sa peau que son bouc grisonnant mangeant son manteau carré, en-dessous de sa calvitie naissante, ne laissèrent aucun doute quant à son identité. Yazden chuchota son nom, les yeux écarquillés, mais les mots s’évanouirent dans cette indicible vastitude.
Nasparian fracassa son poing sur la table tout en le foudroyant du regard.
— Nous avons assez attendu, Onjuril ! tonna-t-il.
Le concerné était si absorbé par sa lecture qu’il releva à peine les yeux et, pour couronner le tout, un long bâillement faillit décrocher sa mâchoire.
— Vous vous moquez de moi ? s’exaspéra Nasparian.
— Pas du tout, répondit Onjuril, placide. Douze années ici et tu perds déjà patience. Que devrais-je dire, Gonel ?
— Vous cherchez donc bien à m’énerver, sinon vous ne m’auriez pas appelé ainsi.
Sur un soupir se marqua la pause, après quoi Onjuril s’efforça de considérer son apprenti avec attendrissement.
— Je suis conscient que notre philosophie diverge concernant la résurrection, dit-il. Pour ma part, tu es toujours la personne.
— Comment pouvez-vous affirmer ceci ? assena Nasparian. Vous ne m’aviez même pas connu avant ma mort !
— Si impétueux… Toujours est-il que, aussi borné vais-je paraître, je ne vais pas changer d’avis là-dessus.
— Au mépris de toute sagesse ? Tarqla s’oppose à votre décision, voyez-vous !
De la sueur lustrait le large front d’Onjuril. Il pianota frénétiquement de ses doigts sur le bureau face au maintien de son protégé, qui le dévisageait continûment, sans se fatiguer.
— Tu… Tu as parlé avec Tarqla ? bredouilla Onjuril.
— Et pourquoi pas ? fit Nasparian. Vous m’avez formé pour endosser votre rôle, et ceci en fait partie.
— Tu t’aventures vers une zone dangereuse, Gonel. Certes, Tarqla possède un statut particulier, mais je t’ai vu chevaucher des krizacles à plusieurs. Appréhendes-tu seulement la mémoire qu’ils abritent ! Ce sont des forces indomptables !
— Pas pour moi. Grâce à vous, je possède la puissance nécessaire.
Onjuril se figea à cette réplique. Moins d’un mètre le séparait de son apprenti, mais la distance semblait s’agrandir entre eux. Il canalisa subtilement tout en se redressant sur son siège. Face à une telle coercition, revenir à son aise était inconcevable, aussi se mesura-t-il à sa résolution. Quoique le gardien feignît l’insensibilité, une lueur d’inquiétude le traversa.
— Peu importe, trancha-t-il. Il est plus que temps de mettre fin à son cycle.
— Quelle autorité vous autorise à avoir le dernier mot ? lâcha Nasparian. Zargian vous fait confiance. Or ce que vous prévoyez revient à bafouer ce pourquoi il s’est battu.
— C’est son attitude qui est délétère ! Ne serait-il pas que ce peuple goûte enfin à la lumière, après soixante-sept mille années dans les abysses ? Comment peux-tu défendre Zargian alors que tu ne l’as jamais connu ?
— Peut-être est-ce l’opportunité.
— Nous n’avons plus besoin de lui. Je m’en suis assuré.
Une foudre accusatrice fusa de Nasparian. Lui aussi rassemblait sa magie, mais avisant l’insensibilité de son maître, il l’intériorisa pendant encore quelques temps. Des soupirs répétés achevèrent de l’irriter.
— Je ne l’ai pas tué, précisa Onjuril. J’ai juste modifié sa stase. Il n’en sortira qu’au moment où viendra l’heure de ton trépas… ou en même temps que l’entièreté de son peuple. Ce qui arrivera plus tôt que tard, je l’espère.
— Cette décision ne vous appartenait pas. Quelles autres machineries ourdissez-vous ? Seriez-vous en train de préparer l’irréversible ?
— Je l’assume complètement. Il serait idiot de suivre encore la stratégie de Zargian. Jamais son peuple n’entrera en contact avec le nôtre, à ce rythme.
— Rien ne vous fera vaciller, alors ?
— Je crains que non. Ce gouffre de malheur n’a engendré que trop de victimes.
Ce disant, fort d’une impulsion nouvelle, Onjuril écarta les livres de son bureau, duquel il commença à s’éloigner. Rarement Zargian avait-il vu son maître se déplacer aussi rapidement, l’entravant même dans ses ambitions de le ralentir. Une voix faible, presque chevrotante, émana alors contre toute attente :
— Que va-t-il se produire ?
Onjuril s’arrêta au seuil de la porte. De multiples rides déparaient son faciès, sans atténuer la compassion inscrite sur ses traits.
— D’autres viendront, annonça-t-il. Nous leur conterons l’histoire. Peu à peu, nous établirons une nouvelle connexion avec Menistas.
— Est-ce seulement possible s’ils ne connaissent pas leur propre histoire ? Surtout la raison même pour laquelle la scission a originellement eu lieu ?
— La tâche ne sera pas aisé, mais guère insurmontable. Si nous n’y risquons pas, nous ne le saurons jamais.
— Je ne vous crois pas.
— Quel dommage, Zargian. Quel dommage.
L’objectif se situait par-delà le couloir, en dehors des limites qu’imposait Thusred. S’érigeait l’obstacle de taille auquel Onjuril devait se confronter. Pas une émotion ne se lisait sur son visage tandis qu’il s’y engageait. Il saisit la poignée, la tira légèrement, et le doux grincement lui chatouilla les tympans.
Une convergence de flux chuinta derrière lui, mais il n’en prit garde qu’au dernier moment.
Lorsqu’un bras saturé de magie lui transperça le thorax, brisant son élan. Des gouttes vermeilles dégoulinèrent au rythme de ses halètements. Ses entrailles révélées, Onjuril n’eut plus l’énergie pour tenter quoi que ce fût, et s’effondra sur le sillon de sa débâcle.
Étendu sur le dallage, Onjuril palpa de ses mains tremblantes le trou béant perforant son torse. De critiques secondes s’égrenèrent et lui privèrent des ultimes horizons. Il leva un bras chancelant mais ne put capter le flot de magie qui l’abandonnait. Seulement eut-il l’occasion d’accorder un dernier regard à Nasparian… d’où sourdait indubitablement la déception.
Et dont le concerné s’épargna à coup de rayons incandescents. Une intense et brève purification par le feu, effaçant les preuves de l’altercation avec une froide efficacité.
Sitôt que Yazden hurla, la projection toucha à sa fin.
Au centre de leurs préoccupations gravitait Zargian. Au milieu de ces figures ébranlées, incapable de bouger, se tenait le gardien. Peut-être avait-il scintillé pareillement par le passé, mais il se fondait davantage dans la profondeur de la nuit. Condamné par la pesanteur et néanmoins en quête de délivrance. Âme voyageant partout sauf là où son cœur désirait le plus ardemment. Intégré moins qu’il ne le souhaitait au tissu cosmique, au mépris de ses tentatives.
Ses victimes se redressèrent péniblement, et chacune avec leur propre rythme. Outre l’engourdissement de leurs membres, au-delà de l’atroce douleur martelant leur crâne, le déséquilibre les taraudait encore. Ils avaient l’impression que le sol menaçait de céder à leurs pieds, entraînés dans cette noirceur absolue où le resplendissement des astres ne suffisait plus.
Envahie par les larmes, Yazden accusa cet adversaire bien tangible.
— Tout est de votre faute ! s’égosilla-t-elle.
— Comment ? fit Zargian sur un ton léger. Je n’étais même pas présent. La perte d’Onjuril fut une immense tragédie en dépit de nos divergences. Aurais-je été là, j’aurais empêché sa mort.
— Pourtant elle vous arrange bien, attaqua Kavel. Car il allait à l’encontre de vos projets. Chose confirmée par le fait que jamais Zargian n’a été inquiété, alors que Tarqla aurait dû intervenir après ce meurtre.
— Et avant même que je m’en aperçoive, tant s’est déroulé. L’ironie étant que Nasparian a fini par recueillir Wixa, déclenchant une irréversible succession d’événements. Il a lui-même sorti les terekas de leur stase, c’est pour dire !
— Je m’étais brièvement fustigé pour ce qu’il était devenu, songea Guvinor. Ensuite de quoi je me demandais si Onjuril avait échoué… La vérité me frappe aujourd’hui. Nasparian est la sinistre conséquence de vos choix.
— Peut-être est-il mon involontaire création… auquel cas je m’évertuerais à le détruire, comme je m’y étais prépare avec toi, Guvinor. Rien ne presse, cependant. Reposez-vous et digérez tout ce que vous avez appris. Après quoi j’ose espérer que vous m’accueillerez plus correctement. Un gardien authentique tel que moi se doit d’être à votre côté.
Une vague de froid les frigorifia momentanément. Mais ce ne fut pas ce vent qui les ralentit, ni même le poids ses paroles. Zargian retourna à l’intérieur de Thusred sans personne pour le poursuivre car tous s’écroulèrent éreintés.
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