Chapitre 33 : L'invincible reine-impératrice (1/2)

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La destruction du monde était imminente.

Si la légendaire reine-impératrice n’intervenait pas à temps, plus aucune fleur ne germerait à l’aurore. Les enfants ne joueraient plus le long des plaines, baignant dans l’éclat matinal. Plus personne ne danserait à la clarté vespérale, ni aux abords des villages, ni dans les grandes salles des somptueux palais. Pleurs et hilarités s’effaceraient à jamais, et il ne resterait plus que l’oubli éternel.

Voilà pourquoi une immense pression accablait Muznarie : échouer revenait à perdre tout ce qu’elle chérissait. Elle devait se dresser contre cette menace existentielle, quoi qu’il en coûtât.

Elle se situait au sommet d’un colline, à l’intérieur d’un château construite en pierre noire, comme pour annoncer la couleur. L’armure dorée de la reine-impératrice resplendissait déjà en permanence, or, en ces lieux, le contraste devenait d’autant plus saisissant. Muznarie s’enorgueillissait des trompettes résonnant le long de cette interminable couloir. Une impulsion bienvenue à une heure où elle s’interdisait de faillir. Même elle, invincible et invaincue, ressentait une bouffée d’angoisse juste avant de pousser les battants de la porte finale.

Des frissons fendirent son épine dorsale dès son entrée. D’ordinaire, elle aurait ironisé que cette tapisserie raffinée avait été déroulée pour elle, mais le moment ne se prêtait guère aux galéjades, surtout lorsque des spirales ténébreuses emplissaient la salle. Une odeur méphitique imprégnait chaque dalle, chaque pilastre, chaque mobilier.

Quelle autre coupable que sa némésis ? La méchante était confortablement installée sur son trône, genoux croisés, adossée sur une dossière deux fois plus grande qu’elle. La noirceur de son ample robe, typique de son statut, s’opposait à la pâleur de sa figure ronde, dotée d’un nez aquilin et de fines lèvres carminées. De longs et lisses cheveux de jais cascadaient jusqu’à sa cheville, ce pourquoi elle devait les rabattre régulièrement pour éviter de trébucher. Mais surtout, comble de la malfaisance, elle était entourée d’une sombre aura. Une part intégrante d’elle et de son environnement. Puissante, grisante, omniprésente.

Une arrogance suprême peignit ses traits une fois que Muznarie se fut suffisamment approchée d’elle à son goût. Se renforça même quand son ennemie de toujours dégaina sa mythique épée.

— C’est la fin, annonça Muznarie. Ton règne de terreur s’achève ici, Ternecia.

— J’ai abandonné ce nom il y a très longtemps, dit la souveraine. Je suis la maîtresse des ténèbres.

Et elle se releva sur cette réplique, une orbe pernicieuse jaillissant sur chacune de ses paumes. D’instinct Muznarie adopta une posture défensive, sa lame pour unique éclat dans cette obscure atmosphère.

— Ton nom ne revêt aucune valeur, répliqua-t-elle. Car sitôt que je t’aurais terrassée, il sera oublié, et la lumière reviendra.

— Ton idéalisme serait presque touchant, s’amusa Ternecia. Peut-être m’as-tu déjà contrainte à battre en retraite par le passé, mais aujourd’hui, comme tu l’auras constaté, c’est différent. Les livres anciens m’ont gratifié d’un pouvoir incommensurable. Un pouvoir qui me permettre d’assouvir mes ambitions !

— Celui de détruire toute vie en ce monde ? L’avenir que tu proposes est bien morose, même pour quelqu’un d’aussi maléfique que toi.

— Le monde ? Oh non, reine-impératrice, je vois bien plus grand ! L’univers ne peut rien face à moi !

Un nouveau frisson ébranla Muznarie, qui dut en appeler à ses forces les plus enfouies. Se pouvait-il que cette légende, jamais vacillante, se mit à exsuder ? Se pouvait-il que le doute l’assaillît ? Il était hors de question qu’elle exposât le moindre signe de faiblesse à son adversaire, aussi braqua-t-elle son épée, au summum de sa détermination.

— Une motivation supplémentaire pour te mettre définitivement hors d’état de nuire, déclara la reine-impératrice.

— Comme si tu en étais capable ! se moqua la maîtresse des ténèbres. Même toi, tu t’inclineras bientôt devant moi. Tu bégaieras pour que je laisse cet univers tranquille, lui qui n’a rien fait pour mériter d’exister !

— Tu serais surprise, Ternecia. Il ne s’agira pas d’un combat épique, où nous mènerons un affrontement déchirant et chorégraphié dans les cieux. Vois-tu, j’ai décidé de recourir aux grands moyens pour t’arrêter. L’issue se décidera en un instant. En une attaque.

Le rire sardonique qui s’ensuivit promettait de hanter ses pires cauchemars. Tant pis si l’écho se répercutait sur les murs, la reine-impératrice ne se retirerait pas au moment le plus crucial.

Des particules de magie ténébreuse dansaient jusque dans ses iris. Un grondement s’éleva, prélude d’un torrent dévastateur, d’une vague menaçant de la submerger, d’une déflagration amenée à la consumer.

Pas si elle mobilisait toute sa puissance.

Muznarie brandit son épée de plus belle, d’où fusa une lumière tant dorée qu’opaline. Une pureté annihilatrice, si célère que Ternecia ne put s’en dérober, encore moins riposter. Elle l’enveloppa dans son éclat éblouissant et salvateur.

Petit à petit, la lumière déclina. Ce fut comme si une délicieuse mélodie chantait dans les oreilles de la reine-impératrice. Toute nuisible magie avait été oblitérée. Les seules ténèbres restantes s’étaient réduites à la robe de la maîtresse des ténèbres.

Blafarde d’ordinaire, Ternecia pâlissait à vue d’œil, immensément confuse.

— Que… Que s’est-il passé ? bégaya-t-elle.

— C’est très simple, expliqua Muznarie avec un sourire triomphant. J’ai absorbé toute la magie présente en toi.

— Impossible ! Tout bonnement impossible !

— Tu n’es pas la seule à connaître les secrets de la magie. Comment penses-tu que j’ai acquis une telle réputation ? C’est terminé, maîtresse des ténèbres. Tu ne canaliseras plus jamais. Tu ne feras plus de mal à personne.

Sa gorge se noua tant qu’elle parut s’étouffer. Dans un ultime geste de désespoir, Ternecia tendit des bras, desquels de nouveaux sorts étaient censées jaillir. Il n’en fut évidemment rien. Même si elle essaya à de multiples reprises, quitte à subir les railleries de sa némésis.

Ternecia fit alors un pas de travers et marcha sur une mèche, tombant sur la courte volée de marches aux pieds du trône. Elle atterrit aux pieds de Muznarie, recroquevillée, ébranlée de sanglots moites.

— As-tu une dernière parole ? demanda la reine-impératrice d’une voix glaciale, enserrant ses doigts sur la poignée de son épée.

Et soudain, quelque chose d’inattendu se produisit. Muznarie aurait dû l’anticiper, tant les larmes inondaient le faciès de Ternecia. Son adversaire s’accrocha à ses jambes et gémit intensément.

— Pitié ! implora-t-elle. Épargne-moi !

Sceptique, Muznarie baissa légèrement la tête. Cette figure ratatinée était-elle vraiment la même personne qui, plusieurs minutes plus tôt, se préparait à l’annihilation cosmique ?

— Tu es sérieuse ? fit Muznarie.

— Tu es la légendaire reine-impératrice ! flagorna Ternecia. Tu ne serais pas une véritable héroïne si tu ne savais pas faire preuve de clémence, pas vrai ? Pas vrai ?

— Cette audace me surprend, surtout venant de toi. N’as-tu pas englouti une cité entière dans les ténèbres un mois plus tôt ? Supprimant de ce monde un demi-million d’innocentes personnes ?

— Je l’admets, j’ai failli par le passé, mais je suis prête à me rattraper !

— Maintenant que ta vie est menacée ?

— Oui, oui, oui ! Tout le monde mérite une seconde chance, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?

Il aurait été si aisé de l’occire. D’un geste rapide, elle l’aurait abattue de sa lame, et elle n’aurait plus à entendre ses geignements.

La reine-impératrice y songea plus longtemps. Réfléchit à la notion même de justice. Il était clair que, privée de sa magie, Ternecia ne tuerait plus jamais qui que ce fût. Certes, les plus infâmes autocrates devait jalouser son nombre de victimes. Mais Muznarie eût été monstrueuse elle-même si elle se montrait insensible à de telles implorations. Après tout, qui pouvait résister à ces yeux de chatons maltraités ? Elle était quand même mignonne, de surcroît.

Muznarie prit donc la décision qui s’imposait. Elle épargna la maîtresse des ténèbres, dans une harmonieuse alliance entre héroïsme et magnanimité.

De terribles secousses la sortirent de son incroyable victoire.

— Bon sang, réveille-toi ! aboya Daref. Comment peux-tu bêtement pioncer alors que la vie de ma femme est en danger ?

Ébranlée, estomaquée, la soldate se redressa à toute vitesse. Le commandant esquiva son involontaire coup de tête comme par réflexe, et sa chaise émit un grincement aigu sous la brutalité de son mouvement.

Ses horizons s’étaient rétrécis, désormais limitées à cette figure mécontente. Daref avait croisé les bras et arrachaient ses rares mèches grises, dardant des yeux accusateurs à l’intention de sa subordonnée. Ce qui ne s’arrangea guère lorsque cette dernière bailla longuement et gratta les croûtes sous ses paupières.

— Pourquoi tant d’empressement, commandant ? demanda-t-elle, s’agrippant à son oreiller. Vous n’étiez pas parti débattre avec parlementaires et émissaires ?

— Un précieux temps de perdu, grogna Daref. Ils ont insisté sur la « nécessité impérieuse » de ne pas interférer avec le cours des choses. D’attendre patiemment que la délégation revienne. Mais cela dure depuis des semaines !

— Je comprends votre frustration…

— Tu comprends ? Alors que tu lambines ici depuis des jours ?

— Je n’ai pas demandé à être renvoyée ici, privée des réponses complètes !

Quelques invectives manquèrent d’être crachées. Serrant les dents, se malaxant le front érubescent, Daref s’obligea à respirer profondément.

— Ton récit me paraît quand même invraisemblable, commenta-t-il. Je suppose que ce n’est pas à moi de juger. Par contre, j’assume un rôle de protection.

— Sharialle est en sécurité là-bas, rassura Muznarie à mi-voix. Plus que nous l’étions à Thusred, sans doute…

— Ha oui ? Tu as toi-même décrit leur chef comme désagréable et sa femme comme redoutable !

— Et leur fille comme adorable ! Ne jugez pas une population entière sur base de quelques individus.

— Je n’ai que trop entendu ces sornettes idéalistes. C’est toi qui es condescendante, à imaginer les terekas comme d’innocentes victimes, au lieu de les considérer dans toutes leurs nuances.

Sans laisser à la jeune femme le temps de répliquer, Daref se leva de sa chaise. D’innombrables rides striaient ses joues et son front.

— Il est temps d’agir, décida le commandant en frappant ses gantelets l’un contre l’autre.

— Contre l’avis même des autres ? s’étonna la soldate.

— Leur opinion n’a aucune valeur ! En l’absence de Sharialle, je suis le militaire le plus gradé, et il est de mon devoir de mener un assaut pour récupérer la générale.

— Pourquoi employer des mots aussi guerriers ? Vous voulez ruiner nos efforts de paix ?

— À cause de tes erreurs, la voie pacifique a échoué. D’ailleurs, puisque tu dois te rattraper, tu viendras avec moi.

— Quelles erreurs ?

— Laisse-moi finir ! Pourquoi crois-tu que je t’aie réveillée ? Pas juste car ce serait idiot que tu fasses la grâce matinée, mais surtout pour que tu serves enfin à quelque chose !

Les mots l’impactèrent davantage qu’elle ne l’avait craint. Comme pétrifiée, tirant sur ses cheveux démêlés, Muznarie eut l’impression d’une lame plantée dans son épigastre. Chaque contour diminua en netteté, chaque discours teinté de vaillance ne signifiait plus rien. Refuser de se plier à ces instructions avait des implications allant au-delà de la déception. Muznarie ne put qu’opiner avec timidité, gémissant malgré elle.

Elle ne remarqua alors que tardivement l’irruption de Ralaïk. Une forte résolution animait ses foulées tandis qu’un air de réprobation flottait sur son faciès.

— Commandant ! interpella-t-il. On vous entend depuis dehors. Tout le monde s’inquiète.

— Aux dernières nouvelles, marmonna Daref, tu es toujours sergent. À toi de le remettre de les remettre aux pas… de les préparer à se battre.

— Je suis d’accord avec vous, sauf sur un point.

— Je n’ai pas sollicité tes conseils.

— N’y allez pas, commandant. Laissez-moi délivrer la générale pour vous.

Muznarie se renversa tellement en arrière que son crâne faillit se cogner contre les rebords du lit. Bouche grande ouverte, elle s’effaça dans le décor, espérant qu’on ne la calculerait plus. Or Daref ne lui prêta pas la moindre attention, préférant foudroyer des yeux son sergent.

— Excuse-moi ? lâcha-t-il.

— Imaginez si les choses tournent mal, justifia Ralaïk. Parza risque de finir orpheline, et ce n’est pas ce que vous voulez.

— J’aurais préféré que mes oreilles me jouent des tours. À la place, mon propre sergent essaie de me couver. Je ne me serais pas engagé dans l’armée si je craignais pour ma vie.

— Il ne fallait pas fonder une famille si vous étiez prêt à vous sacrifier aussi facilement !

— Depuis quand tu juges mes choix personnels ? Ferme-la et rentre dans les rangs, sergent ! Tu dois surveiller le camp en mon abs…

D’un crochet droit à la mâchoire, Ralaïk assomma Daref.

Plaquant ses mains contre sa bouche, hoquetant de frayeur, Muznarie manqua de chuter du matelas. Une froide sueur lustrait son visage pendant qu’elle dévisageait Ralaïk à l’expression indéchiffrable. Il se riva vers sa subordonnée avec une lenteur considérable, et la considéra avec pareille frigidité.

— Suis-moi, lâcha-t-il.

Ce fut une soldate interloquée qui tournoya son petit doigt dans son oreille, quitte à endurer le soupir agacé de son sergent. Elle prit même le temps de zieuter la cire agglutinée sur son ongle.

— Je reprends les directives de Daref, déclara Ralaïk. Tu ne faillirais pas à ta hiérarchie, Muznarie ? Tu ne poireauterais pas ici pendant que les vrais militaires mènent la charge ?

La concernée déglutit et acquiesça derechef, avec encore plus d’hésitation. Bien que sa réponse fût accueillie par un sourire, elle n’en fut pas soulagée pour autant.

— Nous sommes d’accord, fit-il. Prends tes affaires, ton épée, ta broigne et on part à l’assaut.

— Maintenant ? demanda Muznarie, retranchée dans ses ultimes d’espoir.

— Oui, maintenant ! Le temps presse. Je vais réunir sur-le-champ une cinquantaine d’hommes et de femmes de confiance, et tu viendras avec nous. Avec un peu de chance, si la mission est couronnée de succès, je serai nommé commandant.

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