Chapitre 33 : L'invincible reine-impératrice (2/2)
Muznarie était proche de dégobiller, et hélas ne pouvait-elle se détourner. Surtout au moment où Ajurad et Upalos lui avaient tapoté le heaume entre autres mesquineries.
Tout avait si défilé si rapidement qu’elle en avait perdu la notion du temps. Peut-être y’avait-il eu quelques désaccords, mais ils avaient été occultés par le hourvari si propre à la mobilisation. Le tintement des armes, le sifflement des enchantements, le fracas des bottes en métal sur le sol, çà et là ponctués de cris. Moins d’une demi-heure était passée qu’une cinquantaine de militaires s’était engagé. Il leur suffisait de talonner leur meneur équipé de sa verte brigandine, qui se serait fondu dans le décor n’était la brillance des pointes de sa lance.
Malgré ses sèches instructions, Ralaïk n’imposa pas aux siens de s’aligner diligemment. Soldates et soldats cheminèrent cependant au même rythme, formant un cercle compact, traversant la forêt à prompte allure. Des dizaines de minutes se succédèrent sans que n’apparût le moindre signe d’affaiblissement. Ainsi, Muznarie eut beau transpirer dans sa broigne, ses mèches plaquées sur son visage rubicond, elle dut tenir le rythme à la queue du peloton.
Éreintée, la jeune femme trimait à rester consciente de son environnement. Elle savait qu’un radieux littoral l’accueillerait si elle fournissait davantage d’efforts. Elle se pâmerait face à cette démesurée étendue d’îles, qui miroiterait de plus belle par-delà l’opacité de la sylve. Alors que des craintes se matérialisaient dans son esprit, la vue d’un sergent si résolu forma des nœuds dans son estomac. Ses vociférations la martelaient encore longtemps après qu’elles s’étaient tues.
Un vent inhabituel s’abattit sur les troupes.
Ce fut d’abord une subtile brise, qu’ils remarquèrent à peine. Puis un souffle atténué par l’impact contre les troncs. Des feuilles virevoltèrent au-dessus de leur tête, la faune s’éloignait de leur position.
Et avant même qu’ils n’atteignissent la lumière australe, des filaments noirâtres jaillirent des buissons, s’infiltrèrent sur les creux de la terre, convergèrent jusqu’à la figure centrale. Mains jointes, tête relevée, Nasparian les salua d’un acquiescement assuré.
Non seulement Muznarie vacilla, mais ses veines se glacèrent instantanément. Une extrême lividité décolorait sa figure alors qu’elle déglutissait. Elle s’était figée à l’instar de ses homologues, sans dégainer contrairement à eux.
— Encerclez-le ! somma Ralaïk. Il est seul !
Confrères et consœurs s’exécutèrent prestement. Ils s’armèrent face à ces ténèbres grandissantes : des spirales de flux s’enroulèrent autour de leur manche, constituèrent la coruscation dûment souhaitée. Aussi implacable fut la riposte, elle s’avéra aussi inégale, puisqu’Upalos et Ajurad détalèrent à toute vitesse. Muznarie subit pourtant les silencieuses remontrances à leur place, elle qui demeurait pétrifiée à l’arrière.
Une puissante lueur se dégagea de la lance que Ralaïk braquait vers Nasparian.
— Je suis seul, confirma ce dernier. Voilà pourquoi j’anticipais davantage de prudence de votre part.
— Tu n’es rien sans tes krizacles ! beugla le sergent. Quelle idée de te révéler là où tes krizacles ne peuvent te suivre.
— Rien sans mes krizacles ? Seriez-vous si mal renseignés ?
— Notre patrouille ne surgit pas en méconnaissance de tes capacités, Nasparian. Nous sommes plus qu’équipés pour te vaincre. Il serait sage de te rendre.
— Que cet excès de confiance ne vous coûte pas la vie. Je ne suis qu’un humble protecteur de ce territoire souillé. Rebroussez chemin et je saurai me montrer miséricordieux.
— Et ainsi manquer l’opportunité de nous de se débarrasser d’une menace telle que toi ?
— Donc vous avez bien évalué le danger. Pourquoi attribuer à l’ignorance ce qu’il faut plutôt blâmer à l’arrogance ?
Derrière des homologues plus grands et imposants qu’elle, Muznarie avait une vue limitée de la situation. Pourtant la tension hérissait les poils de ses bras et sa nuque. Sa main tressaillait tellement qu’elle effleurait à peine le pommeau de son épée. Même sans lire dans les pensées de ses camarades, elle avisa les tremblements minimes, tout comme la résolution inscrite sur les traits à moitié masqués par leur casque. Un ordre et ils attaqueraient au détriment de toute riposte, de toute répercussion. Une phrase et ils s’engageraient irréversiblement.
Deux voix s’opposèrent mais la frappèrent avec une hostilité comparable.
— Les négociations se terminent ici, trancha Ralaïk. Il aurait fallu te prendre par surprise, mais tant pis.
Un orbe opalin chatoya au bout de sa lance. Ni une, ni deux, le sergent tira avantage de ce signal, et des dizaines de subordonnés suivirent aussitôt. Épées, hallebardes et haches enchantées s’abattraient sur la cible. Carreaux et flèches, pareillement imprégnées de magie, promettaient de le percer de part en part.
Il n’en fut rien.
Nasparian avait déployé un bouclier contre lequel toute tentative s’avorta. Moult collisions se produisirent sur l’ensemble de sa courbure mais ne parvinrent qu’à l’effleurer. Souriant, le mage toisa ses adversaires, en particulier Ralaïk, dont les rides s’étaient épaissies. Une pâleur inhabituelle le conquit.
— Renforcez vos enchantements ! beugla-t-il. Percez-moi cette protection !
À brûle-pourpoint, Ralaïk montra l’exemple aux siens. C’était comme si un profond puits de magie se déroulait dans les alentours. Un ensemble hétérogène et complémentaire de filaments, destiné à converger au même endroit. Par dizaines les armes s’élevèrent, plus éblouissantes que jamais. Sur des gestes synchronisés se briserait l’égide alors que soldats et soldates assaillirent à l’unisson.
Mais quand elle éclata, Nasparian avait déjà répliqué. Ses doigts s’étaient courbés, autour desquels dansaient de pourpres étincelles. Une vingtaine de militaires était suspendu dans les airs, le reste était entravé sous l’effet d’un sort invisible. Dans cette mêlée désorganisée retentit alors une kyrielle de cris. Des sorts s’affadissaient sous la puissance de leur ennemi, des contre-attaques mouraient en de misérables cliquetis. Cette nitescence australe, déjà éloignée, semblait se confiner dans d’inaccessibles horizons.
Nasparian déploya une incommensurable vague de flux. De la foudre mêlée de ténèbres, où sombres et claires nuances se complémentaient, l’encercla d’abord et calcina quiconque eut le malheur de la frôler. Sur sa lancée, des rayons ambrés jaillirent de ses paumes et transpercèrent de nombreux militaires lévitant encore. Fût-ce un éclat soudain ou une longue déflagration, le sort subséquent impacta colossalement les forces restantes. Quelques hommes et femmes réussirent à atténuer voire dévier les projectiles, et toutefois subirent la majorité des dégâts.
Si le silence n’emplit pas les lieux de suite, il sembla émerger en un âpre instant.
Des volutes de fumée s’exhalaient de la terre entamée. Plusieurs arbres avaient été renversés, et dans leur chute avait écrasé une demi-douzaine de malheureux. Toute flamme s’était éteinte et néanmoins des braises répandaient encore leur parfum cendré. Toute clarté avait été éclipsée par cette obscurité s’enracinant dans cette désolation, où la vie ne resplendissait plus comme auparavant.
Au centre de la débâcle s’érigeait Nasparian, intact. Bras parallèles au corps, il parcourut son environnement avec assurance, se délectait de l’agonie des survivants. Il était prêt à à achever quiconque le contrariait par ses gémissements.
Il ne put cependant se détourner du sergent. D’innombrables taches de sang salissaient la brigandine lacérée de Ralaïk, qui crachait des gerbes de fluide vitale entre deux inspirations saccadées. Il s’appuyait sur lance, désormais privée d’enchantement, alors que de douloureux picotements rongeaient ses jambes. Chancelant, il risquait de sombrer à tout moment, mais se ressaisissait chaque fois qu’il déplorait une victime supplémentaire.
L’intensité de son farouche regard n’avait pas faibli d’un iota.
— Tu te souviens de moi, Nasparian ? lâcha-t-il. Ralaïk Weg. Sergent de l’armée ruldinaise.
— Comment me souviendrais-je du moindre incapable sur mon chemin ? ironisa Nasparian. Je compatirais presque à la tristesse que tu dois ressentir en ce moment… Assister à la mort de ses propres subordonnés n’est jamais aisé. Si cela peut te rassurer, cet échec ne risque pas de te hanter bien longtemps.
Il canalisa les rémanents de magie encore disponible. Il mobilisa ses forces survivantes, banda ses muscles usés. Tout juste se maintenait-il debout, pourtant Ralaïk n’eut cure des moqueries que lui asséna son adversaire.
— J’étais là, dit-il. Quand tu t’étais planqué derrière les krizacles. Quand j’obéissais aux ordres de la générale Twéji, aujourd’hui injustement lynchée pour les erreurs de son gosse. Je me battais contre tes créatures. Combien de frangines et frangins j’ai vu périr ce jour-là ? Beaucoup trop.
— Me ferais-tu l’étalage de ton courage ? brocarda Nasparian. Il en faut davantage pour m’impressionner.
— Tu n’as rien compris, immonde sorcier ! Si je te parle de ce moment-là, c’est pour te faire réaliser quelque chose. Tu as perdu.
— Si tu es en état, j’exige plus d’explications.
— C’est un triomphe moral. Ça ne te surprendra pas d’apprendre que beaucoup de survivants de ce jour tragique ont quitté l’armée. Ils avaient laissé mari, femme ou enfants derrière eux, et même s’ils s’étaient engagés en connaissance de cause, c’était devenu trop dangereux pour eux. Une part de moi les méprise pour leur lâcheté, mais d’un autre côté… je les comprends quand même.
— Tu déblatères beaucoup pour quelqu’un d’aussi blessé.
— Arrête de m’interrompre et ouvre bien tes esgourdes, Nasparian ! Elle est là, ta défaite ! Tu ne comprends toujours pas ? Tu cherches à inspirer la terreur, mais tant que quelqu’un se dresse face à toi sans trembler, ça montre que tu as échoué.
Des lignes de flux tournoyaient encore autour de cette stable et rigide figure. Ralaïk suait sang et eau rien que pour éviter de s’affaisser, mais il plantait son regard déterminé droit dans celui de Nasparian. Tant pis s’il ne pouvait plus extraire la magie de son environnement, ni utiliser sa lance autrement que comme appui, l’ultime soupir des siens l’impulserait.
— Tu te targues d’une victoire morale ? demanda Nasparian. De biens jolis mots pour un soldat aussi… rustique.
— Je vais être plus direct, répliqua Ralaïk. Je suis dans l’armée depuis bien longtemps, et j’en ai vu beaucoup. Pourquoi je me débinerais face à un mage un peu plus fort que la moyenne ? Je n’ai pas peur de toi.
Sur ces mots s’amorça la foulée décisive. Même si sa vision s’était réduite, même si ses oreilles bourdonnaient, le sergent sut qu’il s’agissait de l’ultime moment pour s’engager. De chiches particules s’accumulèrent autour de sa lance alors qu’il releva sa tête devenue lourde.
Ralaïk chargea, paré à empaler l’outrecuidance incarnée.
Son arme fut détruite avant même qu’il ne franchît quelconque défense.
Un flux indicible circula en Nasparian, illumina ses poignets. Face à une magie happant toute vie autour d’elle, Ralaïk ne put que se figer, incapable de riposter. Nasparian lui arracha ses bras d’un coup sec. À genoux, le sergent poussa un hurlement tonitruant. S’inclinant devant son adversaire, le sergent se révéla impuissant tant des geysers de liquide vermeil giclaient de ses épaules.
— Tu devrais, dit Nasparian.
Il ôta la tête de Ralaïk de son corps d’une seule main, avant de la brandir telle un trophée, sous lequel la carcasse s’effondra.
Le cri de Muznarie lui dévoila sa position.
Elle était coincée sous la dépouille d’une soldate. Elle venait de jeter son lest, et sa pâleur extrême s’accordait à ses yeux délavés. Mais alors qu’elle s’était figée, ses frissons s’amplifièrent à chaque pas supplémentaire de son ennemi. Tout comme ses tressaillements chaque fois que son rire lui agressait les tympans.
— Je n’en reviens pas ! s’écria Nasparian. La chance semble donc parfois te sourire. Ou bien la couardise a prolongé ta vie… de quelques instants.
Sitôt le cadavre de sa collègue écarté que Muznarie se décomposa outre mesure. Une ombre pernicieuse s’étendait au-dessus d’elle. Aucune clameur ne l’extirperait d’un flux capable de mille souffrances sans même la frôler.
Nasparian lâcha la tête de Ralaïk qui atterrit mollement sur la broigne de la jeune femme. Déjà une terrible exhalaison lui irrita les narines.
— Pitié…, souffla-t-elle.
Nasparian éclata d’un rire gras, après quoi il tendit l’oreille.
— Pourrais-tu répéter ? demanda-t-il.
— Je veux vivre ! s’époumona Muznarie. Épargne-moi !
— Voilà qui est fort distrayant ! Une militaire renonçant à son devoir. N’es-tu pas censée de sacrifier pour ton pays, voire ton continent ? Mais tu n’as jamais été ainsi… Ce pourquoi je t’ai choisie.
— Quoi ?
Des doigts saturés d’un sombre enchantement s’enroulèrent autour de son cou, et la soulevèrent au-dessus du sol. Muznarie blêmissait, secouant ses jambes en vain. Se retrouver juste en face de deux globes illuminés, au centre du masque craquelé, finirent de la terroriser. Sa respiration irrégulière apparut alors comme un détail par-devers cette force incoercible. Elle n’eut même plus l’énergie pour appeler à l’aide.
— Quel voyage tu as accompli, Muznarie Rolog ! se gaussa Nasparian. Jamais tu n’as brillé par ton intelligence, mais pensais-tu vraiment que je t’avais choisie au hasard ?
— Je ne comprends pas…, murmura péniblement la soldate. Pourquoi moi ? Parce que je méritais d’avoir une chance ?
Certains sorts infligeaient un déluge de souffrances. D’autres étaient capables d’annihiler un individu de l’existence. Mais les ricanements de Nasparian engendrèrent une douleur plus âpre que n’importe quelle magie.
— C’est même tout l’inverse ! s’exclama-t-il. Il m’a fallu conduire un examen minutieux de chaque personne campant près de la frontière avec mon territoire. Je l’admets, j’ai été guidé par un excès de curiosité. Comment quelqu’un d’aussi faible et gauche se débrouillerait avec un tel don ?
— Tout ce temps…, dit Muznarie. C’était une de vos ruses ?
— Précisément. Quiconque doté d’un minimum de réflexion l’avait déjà réalisé. Même si j’avais été d’humeur généreuse, pourquoi tu en aurais profité en particulier ?
Sur quoi Nasparian balaya la désolation alentour. Ces lieux extraits de leur vie, plongés dans un implacable silence. Où les cuirasses indigo, si resplendissantes autrefois, s’étaient comme éteintes à l’instar de leur défunt porteur. Où les gémissements d’agonie chantaient dans les oreilles du gardien, lequel amplifia la pression qu’il exerçait sur sa victime.
Muznarie eût encore préféré que les moqueries se fussent prolongées.
— Dis-moi, lâcha Nasparian, glacial. De vaillants individus ont trépassé aujourd’hui. Même Ralaïk Weg, pour tout le mépris que je lui voue, a affronté sa mort avec dignité. Au bout de mon bras s’agite une fragile humaine qui me supplie de lui laisser la vie sauve. Exprime-toi, corniaude. Persuade-moi.
— N’avez-vous pas été assez cruel aujourd’hui ? sanglota Muznarie.
— D’une certaine manière, t’occire serait un acte de bonté. Le monde ne serait-il pas meilleur s’il était débarrassé de toi ?
Un torrent de larmes dégoulinait sur les joues blafardes d’une jeune femme trimant à articuler.
— Rappelle-toi que mes pouvoirs me permettent d’accéder à tes secrets, poursuivit Nasparian. Personne ne t’aime, Muznarie. Tu n’as jamais eu d’amis. Ton père a prétexté partir pour une ambitieuse expédition maritime pour abandonner sa famille. Ta mère était si fière de ses enfants qui ont été diplômés de la prestigieuse université de Shonres-Varoth… Pas de toi, sa petite dernière. Tu n’as jamais eu la capacité de mener à bien des études, et tu t’imaginais qu’agiter sottement une épée ferait la fierté de ta famille… Combien de lettres as-tu reçu de leur part depuis que tu t’es enrôlée ? Donc je vais répéter ma question : qui, hormis cette hypocrite générale, a la moindre considération pour toi ?
— Nasrik ! cria Muznarie. Elle m’aime bien, elle me fait confiance !
— Oh, comment ai-je pu l’oublier ? Mais cela ne change rien.
— Je n’ai pas le droit d’exister pour moi-même ? J’aime ma vie malgré tout !
— Permets-moi d’être sceptique. Qu’a-t-elle de si excitante ?
Peu d’endroits tangibles pouvaient lui servir de refuge. Même si elle se rivait vers la frondaison, aubaine smaragdine par-dessus ce morne gris, ce flux omniprésent la ramènerait vers le péril direct. Peut-être devait-elle clore les paupières, se laisser emporter par ce courant laminaire, naviguer sur cette rivière enchanteresse serpentant les vallées moutonnantes. Alors s’esquisserait un nouveau tableau, alors s’écriraient de passionnantes histoires.
— Parce que je le peux, déclara Muznarie. Je sais que je vais sonner ridicule, mais tant pis ! Dans mes rêves, je suis la reine-impératrice. Je défais des ennemis surpuissants, j’arrête des guerres, je conclus des alliances. Je suis grande, rayonnante et invincible ! Et ces rêves-là… Ils me paraissent si réels. Ils m’aident à me sentir mieux.
La soldate ferma derechef les paupières. À tout moment, les railleries risquaient de retentir. Des secondes entières s’écoulèrent pourtant sans que nul n’interrompît le mutisme. Quand la jeune femme ouvrit les yeux, elle se heurta à ce rideau inexpressif, derrière lequel vibrait une dangereuse énergie.
— Mon estime de toi ne volait déjà pas bien haut, dit Nasparian, mais ce doit être la chose la plus pathétique qu’il m’ait été donné d’entendre.
— Qu’y a-t-il de mal à rêver ? s’égosilla Muznarie. Si je suis faible dans cette existence, pourquoi ne pas profiter du pouvoir de l’imagination pour être plus forte dans une autre ? Vous affirmez que je ne mérite pas de vivre… mais la vie ne devrait pas se mériter !
— Ce fut une distraction amusante, qui a hélas trop duré. Tes arguments m’ont encore plus convaincu de te supprimer. Une fin à la hauteur de ta pitoyable existence. À moins que…
Muznarie avait cessé de remuer, mais des frissons glacés l’ébranlèrent toute entière. Yeux fermés, elle se coupa de ce monde impitoyable.
— Sauve-moi, reine-impératrice. Par pitié, je t’en conjure, sauve-moi.
Nasparian se pencha vers sa victime.
— Que psalmodies-tu ? demanda-t-il. Nulle prière ne te protègera. Plus tôt tu accepteras et… Quelle est cette odeur ? Bon sang, tu es tellement minable !
Dès qu’il lâcha sa cible, un sentiment de délivrance s’empara d’elle.
Émergea une clarté insoupçonnée, perçant au travers de l’opacité dominante. Depuis un halo iridescent, issu de la voûte azurée et trouant la canopée, une magnifique lame chuta. Des pièces d’armure jaillirent des environs au moment où Muznarie prit l’épée dans ses mains. Bientôt elle se redressa, fière silhouette dans son équipement doré. Bientôt elle s’érigea, braquant son arme vers le haut, radieuse héroïne digne des plus épiques contes.
Muznarie irradiait d’une magie extraordinaire, prompte à aveugler son adversaire. Toute blessure avait arrêté de diminuer sa stature, tout tremblement l’avait quittée.
— Cette force sommeillait-elle en moi depuis le début ? se demanda la reine-impératrice. Ou bien est-ce là une intervention divine ? Qu’il s’agisse du fait de la Créatrice ou non, cela revêt peu d’importance.
— Quelle est cette sorcellerie ? fit Nasparian, abasourdi.
Muznarie fixa son ennemi, pleinement revigorée. Des étincelles de détermination striaient sa figure.
— Je suis la guerrière dont le monde avait besoin, déclama-t-elle. Je suis l’espoir que tu as tenté d’annihiler en vain. Je suis celle qui a été réclamée, et qui œuvrera à la paix.
Sur cette réplique, Muznarie brandit sa brillante épée vers Nasparian, dont elle perçut un tressaillement.
— Vil personnage ! insulta-t-elle. Tes jours sont comptés. En garde !
Ainsi débuta le plus important affrontement de cette époque. Un assaut qu’un orchestre accompagna, rehaussant les mouvements déjà fantastiques de l’héroïne.
Suite à une grâcieuse roulade en l’air, la reine-impératrice porta une première estocade. Rapide et précise, comme à l’accoutumée, si bien que Nasparian eut à peine le temps de déployer son bouclier. Mais quelque chose d’inattendu se produisit soudainement : sa protection faillit face à la deuxième attaque de Muznarie.
Un chapelet de particules voletait autour de Nasparian, comme inatteignable. Désemparé, il invoqua sa propre épée de lumière, et para l’offensive subséquente. Suivirent alors d’étincelantes collisions. Après chaque coup, des secousses supplémentaires lézardèrent la forêt. Il n’aurait pu en être autrement, tant des forces ineffables s’entrechoquaient.
Quoique Muznarie et Nasparian fissent jeu égal, cela ne dura pas bien longtemps. D’une attaque à l’autre, la reine-impératrice gagnait en puissance, tout le contraire de son opposant contraint en position défensive. Il eut beau déverser toute sa magie, jamais ne réussit-il à ne fût-ce qu’érafler le plastron. Son épée magique s’affadissait à vue d’œil.
— Non ! désespéra-t-il. C’est impossible !
— Oh que si, répliqua la reine-impératrice. Que la justice s’abatte sur toi !
Ce duel fut aussi bref que mythique. Nasparian avait bloqué à de nombreuses reprises, mais face à tant de talents, il devait s’avouer vaincu. Muznarie le désarma promptement puis, tournoyant sur elle-même, le décapita.
Nulle fontaine vermeille ne jaillit du cou : c’eût été indigne. Muznarie saisit la tête de Nasparian et l’exposa en indubitable signe de victoire. À coup sûr, malgré l’absence de témoins, son triomphe s’inscrirait dans la légende. La reine-impératrice s’immobilisa à l’instar d’une statue, puisqu’il fallait immortaliser cet épisode. Les chœurs la flatteraient longtemps encore tandis qu’elle serait couverte d’éloges, elle qui avait terrassé cet invincible ennemi.
Rires et larmes se complétèrent à merveille. Quelques spasmes, quelques hoquets, et elle resterait étendue par terre, entourée des cadavres de ses homologues. Elle se riva vers la frondaison, échappant à la morbide vue de la tête arrachée de Ralaïk. Sauf dans les songes, ses appels n’avaient pas été entendues.
Au moins Muznarie avait encore la capacité de rêver.
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