Chapitre 35 : L'évitable (1/2)

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Sharialle devait se creuser les méninges afin d’implémenter une stratégie efficace.

Chaque angle offrait un point de vue unique sur le champ de bataille. Il se matérialisait sous la forme d’un terrain rectangulaire, sur lequel ses troupes attendaient patiemment ses instructions. Une vague de teinte émeraude prenait forme, dispersée sur les versants de la vallée, face à l’armée ennemie dominant de vermeil. Bien que leur équipement parût minuscule, il ne faisait aucun doute qu’il resplendirait le moment venu. Aux pointilleux préparatifs succèderait l’entrechoc. Inexorable, implacable, et aux dévastatrices répercussions. De quoi inciter la générale à la prudence, quitte à atermoyer la prochaine action.

À force d’éponger sa sueur, à force d’imaginer moult scénarios, un râle se fit entendre à proximité.

— Dépêche-toi ! exigea Bisaraj. Quand je disais que nous avions toute la journée devant nous, c’était figurativement, pas littéralement.

Sharialle perdit ses moyens face à un soupir aussi appuyé, aussi déplaça-t-elle son pion de trois cases avec hâte. Il vola hors du plateau sitôt lâché : son adversaire venait de déployer une manœuvre décisive, et en eut un ricanement dédaigneux.

— Aisément, triomphalement ! se réjouit Bisaraj. Tu es en difficulté, il semblerait.

La riposte tomba à l’eau, tout comme ses plans. Penchée sur son fauteuil, ses coudes ripant sur la nappe ivoirine, Sharialle peinait à étudier convenablement le plateau. Plus Bisaraj la charriait et plus elle était déstabilisée, incapable de la contrecarrer tandis qu’elle s’affalait sur son siège.

— Aucune honte à abandonner, rassura la guerrière. Ton honneur sera sauf.

— Ce n’est pas une question d’honneur, rétorqua la générale. Je refuse d’abandonner tant que subsiste le moindre espoir de triomphe.

— Oh ! Et où se trouve-t-il ? Désolée d’être aussi directe, mais tu es en fâcheuse position. Parfois la dignité consiste à admettre la défaite.

Une moue morose dépara le faciès de Sharialle.

— Ai-je été trop sérieuse ? regretta Bisaraj. Maladroitement, gauchement ! Les règles du dekja peuvent être compliquées, et tu as fait des progrès considérables en si peu de temps. C’est juste que tu affrontes une professionnelle.

— Toujours aussi modeste, hein ? persiffla Sharialle.

Fanfaronnant, la guerrière carra les épaules avant de faire craquer ses doigts.

— Je l’admets, dit-elle, je me vante encore en essayant de te complimenter. Mais crois-moi, à ma manière, j’étais sincère. Honnêtement, rondement. Je salue tes progrès depuis ton arrivée pour comprendre nos coutumes et notre langue.

Sur l’acquiescement résolu de Bisaraj s’étira le sourire de Sharialle. Déjà que ses traits s’étaient allégés, une onde de plénitude débanda ses muscles. De nouveau elle put se concentrer sur le jeu, le détailler depuis une fraîche perspective, entraînée par l’impulsion de son hôte.

Le tintamarre extérieur les interrompit dès la partie reprise.

Lygaran ouvrit la porte avec fracas, manquant de trébucher sur le tapis à même le seuil. Essoufflée, alarmée, elle apostropha Bisaraj et Sharialle.

— Venez vite ! requit-elle. C’est Nasparian… Il est de retour !

— Et que veut-il ? demanda Bisaraj sur un ton plus lassé que préoccupé.

— Il a traîné cette jeune soldate humaine avec elle. Muznarie, je crois ? Apparemment, elle serait venue avec des intentions hostiles !

Il n’en fallut en apprendre davantage pour que Bisaraj, et surtout Sharialle, se précipitassent. Elles ne se retournèrent, même quand leurs chaises chutèrent avec fracas sur le plancher, et rejoignirent la source du tumulte en quelques instants.

Par sa simple présence, Nasparian contrastait avec l’éblouissante nitescence dont s’était paré le ciel. Au centre d’une masse compacte, source d’un important raffut, il maintenait Muznarie à ses genoux. Ensanglantée, brisée, la soldate ne disposait que de forces réduites pour demander de l’aide, aussi se limitait-elle à un regard implorant en direction des terekas.

Lesquelles ne surent comment réagir face à l’humaine enveloppée sous la sombre aura de leur libérateur. Soutiens et oppositions s’entremêlaient avec une intensité telle qu’ils en devenaient inintelligibles. Au milieu, Aznorad songeait à exiger le silence, mais se taisait pour le moment, envisageant la situation avec distance.

— Que se passe-t-il ici ? tonna Bisaraj.

Sharialle la devança avant qu’elle ne finît sa phrase. Bousculer quelques habitants lui valut injures et fulminations dont elle ne tint pas compte en se hâtant vers Muznarie, pelotonnée par terre. Aucun frisson fendit la générale, quand bien même elle se retrouva à proximité de Nasparian. Sharialle enveloppa son bras autour de sa livide subordonnée, au mépris des yeux rivés sur elle.

— Laissez-moi vous conter une anecdote, déclama Nasparian. Insignifiante de prime abord, et pourtant capitale pour comprendre la présente situation. Je n’ai plus posé les pieds sur les monts Puzneh, d’où je suis pourtant originaire, depuis un bon demi-siècle. Je me souviens très bien de la flore endémique, et notamment des wasrucs. Un laid nom pour de mignons rongeurs, et pourtant appropriée, tant ils proliféraient. Allez savoir comment la nature est faite, mais ces herbivores n’avaient aucun prédateur dans la région. Les wasrucs pouvaient mener leur existence sans se soucier de rien, sans jamais craindre pour leur vie.

Il s’interrompit pour se racler la gorge, suite à quoi focalisa-t-il tout son dédain à l’intention de Muznarie.

— Parfois, termina-t-il, des membres de mon clan, facilement impressionnables, s’attachaient à ces wasrucs. Comme s’ils méritaient une quelconque considération.

Sans se dérober du contact salvateur, Sharialle plissa les paupières et toisa Nasparian, impavide.

— Vos métaphores ne fonctionneront pas, lâcha-t-elle.

— Je n’en ai nul besoin. Je me demande comment réagirait ton mari en te voyant d’acoquiner de quelqu’un comme elle. Doit-il se sentir cocu ?

— Assez ! Il n’y a qu’un seul coupable, et c’est vous.

— Toujours le responsable tout désigné, ironisa Nasparian. C’est pourtant eux qui s’apprêtaient à tout dévaster.

Bisaraj sursauta, ses mains volant à sa ceinture où ses armes étaient accrochées.

— De quoi parlez-vous ? demanda-t-elle.

— Nasparian prétend que des troupes allaient traverser la frontière et nous massacrer, rapporta Aznorad.

Galvanisée par la présence de sa générale, Muznarie mobilisa peu d’énergie qu’il lui restait. Non qu’elle sût se redresser, mais elle redoubla d’efforts dans ses supplications.

— Il ment ! s’égosilla-t-elle. Nous étions juste partis récupérer la générale. Pas que je le voulais, mais le sergent m’a forcé à le suivre !

— Ralaïk ? s’étonna Sharialle. Où est-il ?

— Nasparian… Il l’a tué. Comme tous les autres. Je suis la seule survivante.

D’abord un choc, puis une rage à peine contenue déforma les traits de la générale. Elle s’élança sur une vocifération, seulement pour réaliser que nulle épée ne battait son flanc. Une égide magique se dressait entre elle et Nasparian par surcroît, réduisait toute tentative à néant. Entraver sa riposte relevait du défi lorsque son adversaire les dévisageait avec mépris, même avec les avertissements muets de Bisaraj.

— J’ai agi en état de légitime défense ! se justifia Nasparian. J’ai délivré ce peuple de la stase, et j’entends bien les protéger de tout péril. Il était donc hors de question que ces envahisseurs franchissent la forêt de Sinze, quitte à recourir à des moyens peu glorieux.

— Vous nous qualifiez d’envahisseurs pour mieux justifier vos meurtres ! accusa Sharialle. Je connais votre véritable nature. Vous ne les manipulerez pas plus longtemps !

— Insinuerais-tu que les terekas sont incapables de penser par eux-mêmes ? Que de condescendance de la part de quelqu’un ayant passé autant de temps avec eux. Me voilà déçu.

Une fragile silhouette, à peine entière, tremblant à foison, se recroquevillait encore entre les bras de la générale. Peut-être que son sang souillait sa tenue, peut-être que l’odeur émanant d’elle l’exhortait à se pincer les narines, pourtant Sharialle interpella les personnes alentour avec conviction.

— Voyez par vous-mêmes ! s’écria-t-elle. Est-ce l’image que vous vous faites d’une dangereuse conquérante ? Muznarie est terrorisée !

— Sauf s’il s’agit d’un acte, suggéra Aznorad.

— Vous la pensez vraiment capable d’une telle malévolence ? Elle qui a dormi sous votre toit ? Elle avec qui vous avez partagé vos repas ?

— En ces temps difficiles, un excès de prudence s’avère parfois nécessaire. Sous ces airs innocents peut se cacher une vicieuse personne. Après tout, la dernière fois que nous l’avions aperçue, elle s’envolait à dos de krizacles en compagnie de Nasrik. Aujourd’hui, elle revient seule.

Sharialle s’était efforcée à les convaincre. À transpercer la muraille de méfiance gravée jusque dans leurs traits. Alors que Bisaraj était proche de la rupture, Aznorad bouscula à son tour plusieurs des siens. Il empoigna Muznarie de pleine vigueur, si bien que la générale, estomaquée, ne put garder sa subordonnée sous son cocon protecteur.

Et un tressaillement la trahit au moment où la soldate subit le courroux du chef.

— Je peux tout vous expliquer ! s’époumona Muznarie.

— Tu as intérêt, lâcha Aznorad. Je vous ai confiés, à toi et à tes compagnons, la vie de ma fille.

— Vous croyez que je serais revenue ainsi de mon plein gré ?

— Beaucoup de phénomènes me dépassent, voilà pourquoi j’exige des clarifications… en privé, loin de ce tumulte. Ta générale et toi me devez bien cela.

Aznorad commença à entraîner Muznarie par-delà la foule, ignorant sciemment les protestations. Seule Sharialle était autorisée à emboîter leurs pas, et son cœur tambourina contre sa cage thoracique à cette simple évocation. Désespérément, elle s’évertua à exposer Nasparian, mais ce dernier demeurait insensible.

— Laisse-moi t’accompagner ! fit Bisaraj.

— Non, refusa Aznorad. Je n’ai rien à craindre d’elles. Je préfère te confier une mission plus digne de tes talents…

Sur ces mots, il pointa Nasparian du doigt, ce qui surprit tout un chacun.

— Nous avons deux versions des faits, déclara-t-il. Si nous tâchons d’être objectifs, alors il existe un risque qu’il incarne un danger. Je te charge de les surveiller pendant mon absence qui sera, espérons-le, brève.

Bisaraj acquiesça sans contester outre mesure, à l’instar de Nasparian, muet et impassible.

— Très bien, dit-elle après un long instant d’hésitation. Reviens-nous vite. Rapidement, sainement.

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