Chapitre 35 : L'évitable (2/2)

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Trainée contre son gré, là où nul témoin ne pourrait la voir, Muznarie n’avait que pour seule consolation la présence de sa générale.

Un parfum salé agressa ses narines, de brusques rafales lui cinglaient le visage, du sable menaçait d’irriter sa peau. Cette étendue bleutée la rasséréna alors : une certaine harmonie se formait de ce flux et reflux, et le clapotis dansait dans ses oreilles. Mais quand la marée montante projetait des vagues qui trempaient ses pieds et emportait plusieurs vagues avec elle, Muznarie comprit que le répit serait de courte durée.

L’épée braquée à ras de sa broigne ne fut qu’un rappel supplémentaire.

— Hé ! cria Sharialle. Muznarie allait s’exprimer de toute manière, inutile d’employer la contrainte.

Devant la soldate s’érigeait un ludram avec le double de sa taille et le triple de ses muscles. Intimidée, incapable de refouler ses tremblements, elle se référa derechef à sa supérieure, laquelle ne pouvait se rapprocher davantage. Figure contrastant avec son garde, presque rassurante en comparaison, Aznorad n’en foudroyait pas moins la jeune femme du regard.

— Tant que tu me fournis des explications valables, déclara-t-il, tu n’as rien à craindre.

— Mais pourquoi ici ? demanda Muznarie.

— Le chaos régnait, là-bas ! Il vaut mieux discuter dans le calme.

— Et si le pire survient, avança Sharialle, nous serons isolés. Vous ne comprenez pas ? Nasparian est une force de la nature !

— J’attends encore des preuves de sa dangerosité, sinon, ces spéculations ne feront qu’accroître une paranoïa déjà bien ancrée. Mon épouse le surveille et elle a ma confiance absolue.

— Ça ne suffira pas. Aznorad, vous le sous-estimez !

— Pesez bien vos propos, toutes les deux. Le risque que vous représentez potentiellement n’a pas encore été écarté.

Il y eut un frisson partagé entre Sharialle et Muznarie, un moment de suspension lors duquel leur existence défila avec célérité. Se réfugier dans les yeux de l’autre ne suffit toutefois pas à tempérer les ardeurs d’Aznorad, aussi la soldate s’octroya un brin de courage. Incapable de marcher par-delà la lame, elle inspira lentement avant de fixer le chef.

— Votre fille et saine et sauve ! s’exclama-t-elle. Du moins, la dernière fois que je l’ai vue…

— Et où est-elle ? questionna Aznorad, non sans exhaler un soupir soulagé.

— Nous nous sommes aventurés dans le temple de Thusred. À l’intérieur, nous avons rencontré un certain Zargian… Un type étrange, pour sûr, mais aussi un des gardiens ayant maintenu votre stase.

— Ton histoire débute d’une façon déjà invraisemblable. Si ce Zargian existe, pourquoi n’a-t-il jamais interagi avec nous ?

— J’ai mentionné qu’il était particulier ! Son ambition était de traverser les époques, quitte à ce que votre sommeil se prolonge indéfiniment.

— Donc sans l’intervention de Nasparian, nous serions encore claquemurés dans les abysses ?

— Laissez-moi finir, bon sang ! Vu la manière dont il nous a traités, Zargian n’est pas un allié… mais nous avons un ennemi commun. Vous savez pourquoi vingt milles des vôtres ne sont pas réveillés ! Parce que Nasparian a utilisé l’énergie de la sphère qui les gardait en vie ! Il les a tués !

À ces mots, même le garde relâcha quelque peu sa poigne, quoiqu’il la conservât à hauteur de l’accusée. Reculant d’un pas, Aznorad dut se tenir à l’épaule de Sharialle, et pantela alors. Des profonds sillons se creusèrent sur ses joues tandis que des doutes l’assaillaient. Chaque geste, fût-il contempteur, s’esquissait sans se concrétiser.

— Tu…, bredouilla-t-il. Disposes-tu de preuves pour étayer ces accusations ? Tout ceci ne nous dit pas comment tu es revenue ici, seule et couverte de sang.

— Ce n’était pas ma décision ! insista Muznarie. Après des semaines à déterrer le passé, à comprendre pourquoi votre système de gardiens a échoué, il nous a invités pour nous dévoiler toute la vérité. Sauf qu’il ne m’a pas jugée digne d’assister à ce moment.

— Une décision avisée.

— Malgré l’intervention de Nasrik, j’ai été téléportée au campement de l’armée ruldinaise. Et me voilà ! Perdante, comme toujours.

— Tu n’es pas une perdante, réconforta Sharialle.

Des larmes émergèrent des yeux de Muznarie, coulèrent jusqu’à son menton, s’égouttèrent sur sa broigne déjà souillée. N’était le garde s’opiniâtrant dans sa position, elle aurait déjà rejoint sa générale. Plusieurs mètres les séparaient toujours, entre lesquels Aznorad, muré dans ses réflexions, finit par s’interposer.

— Un beau récit, commenta-t-il. Il sonne cependant à mes oreilles comme une affabulation.

— Que vous faut-il de plus ? persista Sharialle. Muznarie est sincère, je me porte garante d’elle !

— Un témoignage, aussi bien narré soit-il, n’est pas une preuve. Même si tu me parais honnête, il est possible que tu aies tout inventé.

— Par pitié ! hurla Muznarie. Vous devez me croire ! Appelez Varanes, et je vous escorterai jusqu’à la cité de Thusred, où Zargian réside. Alors vous verrez par vous-même !

Aznorad s’immobilisa à cette réplique. D’un mouvement discret, et néanmoins décidé, il ordonna à son garde de légèrement abaisser son épée. Il ajusta son col de son pourpoint puis, joignant ses mains derrière le dos, observa la soldate et la générale sous un œil nouveau. Chaque inspiration, chaque expiration complétait avec lequel les vagues se fracassaient sur la plage. Une régularité prompte à le calmer, bien que Sharialle perçût encore les plis qui constellaient son faciès.

— Thusred…, songea Aznorad. Un nom d’une puissante évocation. Tu n’aurais pas pu inventer ce nom, donc je pense qu’il y a une part de vérité dans ce que tu as raconté. Quelque chose m’échappe encore… Nasparian aurait tué une partie des nôtres et sauvé le reste ? Je ne comprends pas !

— Ne vous torturez pas, Aznorad ! plaida Sharialle. Personne ne comprend les intentions de Nasparian. Et je sais qu’il vous coûte d’admettre d’avoir été manipulé, mais plus tôt nous acceptons cette vérité, et plus tôt nous pourrons agir.

— Pardonnez-moi, mais si notre sauveur nous a effectivement trompés, je dois en avoir le cœur net.

Aussitôt il sollicita son garde, à qui il montra le village juché par-dessus le littoral. Un déplacement s’amorça, mais suite à un instant d’hésitation, Aznorad se figea une fois encore. D’innombrables palpitations se firent sentir alors que Sharialle escomptait franchir la distance qui la séparait de sa protégée.

— Thusred est éloigné, dit Aznorad. Mais comme tu l’as suggéré, Muznarie, un vol à dos de krizacles raccourcirait drastiquement le voyage. Peut-être vous ai-je mis trop de pression. Aujourd’hui, je dois assumer mes responsabilités en tant que meneur. Je vous accompagnerai jusqu’à la cité et tirerai les choses au clair. Si ce Zargian existe, j’avoue être curieux à l’idée de le rencontrer.

— Qu’en est-il de Nasparian ? s’inquiéta Sharialle.

— Il sera étroitement surveillé. Bien sûr, nous devrons être subtils, mais si nous comptons sceller une alliance…

Soudain Muznarie bondit. S’agita comme rarement Sharialle l’avait aperçue, même lors des séjours au campement. À l’assèchement de ses pleurs émergeait une félicité qui se traduisait par la légèreté de ses mouvements. Finalement, une sensation de liberté la conquérait. Finalement, elle humait l’air maritime sans se soucier de la mousse ruisselant sur ses bottes. Finalement, une perspective se dessinait au-delà de l’imminence du trépas.

Un sombre flux s’entortilla autour de ses bras. Une magie ténébreuse qui se trahit dans le décor. Ce fut d’abord un discret sifflement que Sharialle avisa trop tard. Toute intervention fut caduque tant Muznarie se mut rapidement. Elle s’empara de l’épée du garde, qu’elle empala aussitôt, après quoi elle fusa droit devant Aznorad.

Elle le transperça tout aussi nettement. Son visage pâlissant se déforma sous son cri horrifié.

Bientôt le flux intrus abandonna la jeune femme, qui chuta en arrière et lâcha la lame en un instant. S’allongeant malgré elle sur le sable humide, elle n’eut cure des particules s’infiltrant sous son équipement, ou de l’eau éclaboussant ses mèches désordonnées. Tant qu’elle s’évadait vers la sérénité de la voûte, rien ne pourrait lui arriver.

Les hurlements de la générale la ramenèrent rudement vers sa réalité.

— Aznorad ! supplia Sharialle. Restez avec nous !

Même si elle avait extrait l’épée, elle ne put qu’assister impuissante à l’agonie d’Aznorad. Un trou béant perforait sa poitrine, duquel s’écoulait le fluide vital, tâchant son pourpoint. Aznorad était animé de convulsions, et ses murmures se déformèrent en borborygmes, jusqu’au moment où il rendit son dernier souffle.

Sharialle s’acharna en vain à le ranimer. Une fois penchée vers lui, ses sanglots se répercutèrent le long de la côte.

— Générale…, souffla Muznarie, encore blafarde et sous le choc. Que…

— C’était Nasparian ! rugit Sharialle. Nous aurions dû le prévoir. Oh, Bisaraj, je suis tellement navrée ! J’ai failli.

Elle se lamentait encore au moment de saisir Muznarie. Pour la soldate, se détacher du corps d’Aznorad relevait de l’impossible, d’autant plus que la culpabilité l’ankylosait. Pourtant sa supérieure la tira si énergiquement qu’elle se mut malgré elle.

— Nous devons partir ! somma Sharialle. Retournons au campement ! Il n’y a plus rien que nous puissions faire ici…

— Quoi ? s’étonna Muznarie, peinant encore à s’ancrer dans cette réalité. Non, nous devons leur expliquer ce qu’il s’est passé.

— Ils ne nous croiront jamais. Ce serait signer ton arrêt de mort !

— Et alors ? Si quelqu’un doit se sacrifier, je dois…

Sharialle plaqua ses mains sur les épaules de sa subordonnée et l’interrompit ce faisant. Déstabilisée par la force de sa générale, Muznarie chancela de nouveau, proche de sombrer dans l’inconscience.

— Le sergent Ralaïk Weg et ses troupes…, se rappela la générale. Et maintenant Aznorad Harana… Et ce garde dont je n’ai même pas eu la décence de me rappeler de son nom. Trop de sang a coulé récemment. Et si nous voulons éviter un vrai massacre…

— Mais comment ? désespéra Muznarie.

— Quelle que soit la solution, elle ne se trouve pas ici. C’est triste à dire, mais parfois, un bon militaire doit savoir se replier. Partons, vite !

C’était comme si le corps de la Muznarie la retenait en ces lieux. Comme si la dépouille d’Aznorad, à l’instar des précédentes, menacerait de la hanter. Elle inspira tant qu’elle pouvait, sentit ses muscles s’engourdir, son cœur battre à tout rompre. Jamais ne s’imaginait-elle désobéir à une instruction directe de sa supérieure.

Alors elle fit ce à quoi elle s’appliqua le mieux : détaler avec sa générale, espérant profite au moins d’une nuit de plus.

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