Chapitre 36 : Éloignés de tout (1/2)

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Quelle que fût la force qui les avait guidés là, ils ignoraient comment la qualifier.

Tout ce qu’ils savaient, c’était que la forêt de Merkhol s’étendait davantage qu’ils l’avaient anticipé. Ils avaient cessé de compter les jours consacrés à suivre l’étroit chemin de terre serpentant entre les racines noueuses et saures. Tout comme les nuits où, tourmentée par ses atrocités d’antan, Julari se réveillait en sursaut. Ces mêmes nuits lors desquelles Dehol ne fermait pas complètement l’œil, guettant son amie jusqu’au moment où elle sombrerait de nouveau dans le sommeil.

Ils y étaient parvenus. Suite à d’innombrables, répétitives et laconiques conversations, où Julari ne s’épanchait pourtant guère. Après un long parcours dans ce territoire perclus, tantôt distraits par les ruines dissimulées à l’écart des sentiers, sinon condamnés à errer dans l’incarnation même de la vacuité. Aux limites nord-est de la région du Targona, des rayons dorés perçant à travers la canopée, éclairaient un panneau que Julari put déchiffrer aussitôt.

Nas-Tikhan ne leur évoquait rien.

Le duo s’arrêta afin d’inspecter les environs. Autour d’eux s’étiraient les uradias, ces mêmes arbres peuplant l’intégralité de la forêt, dont les ternes et fins troncs juraient avec la complexité de leurs ramifications et de leur feuillage bistré, s’élevant tant qu’ils paraissaient tutoyer le firmament. Des escaliers en colimaçon s’enroulaient de leur base jusqu’à une vingtaine de mètres de hauteur, où des plateformes boisées soutenaient des habitations de pareille conception. De forme cylindrique, couronnées de toits hérissés de plantes grimpantes et de fleurs bariolées, elles s’harmonisaient sans défaut avec la nature circonvoisine. Peu de magie gravitait aux alentours, pourtant sa subtile présence semblait animer chaque arbre, chaque fondation, chaque parcelle.

À s’y pencher de plus près, des détails invisibles au premier coup d’œil se démarquèrent. Peut-être était-ce la démarche si légère des contadins sur les ponts reliant les uradias, s’apparentant davantage à de la lévitation. Probablement étaient-ce les oriflammes suspendues au rebord des fenêtres, frappés d’abstrus emblèmes. Sans doute était-ce l’équilibre entre les fondations surannées avec la faune locale, où rongeurs et oiseaux se fondaient dans l’imperceptible cavité de magie.

Dehol et Julari saisirent pourtant les rémanents de flux vibrer autour d’eux. Entre sifflements et grésillements, ils furent happés par cette danse subtile, comme si leur corps se livrait à la plénitude. Un moment où la notion du temps se perdait, où le cadre se restreignait à ses plus simples éléments. Où la caresse de l’astre diurne, au rayonnement pourtant filtré, s’adjoignait à merveille avec les gazouillements.

— Qui êtes-vous ? Comment avez-vous atterri ici ?

Ce fut un appel brusque, une nette transition. Durant leur absence avait surgi un groupe d’une vingtaine d’individus à la complexion aussi smaragdine que Julari, mais à l’accoutrement plus délicat. À leur tête, une grande femme à la silhouette longiligne les accueillait : ses lèvres charnues s’étiraient en une esquisse de sourire qui échouait à camoufler sa circonspection. Elle semblait s’effiler sous l’exubérance de sa robe d’ambre aux multiples franges, s’achevant sur un gorgerin doré et serti de motifs spiralés. Sur sa figure carrée se dessinait des premières rides toutefois atténuées par la brillance de ses yeux azurés. Nulle mèche ne bataillait sur son crâne, un contraste saisissant avec les opulentes tresses dont se coiffaient ses homologues.

Elle se détacha de ce groupe, étudia les visiteurs si longtemps que le malaise s’empara d’eux. Plongé dans l’incompréhension, Dehol devait s’en remettre à Julari, laquelle se mit en évidence malgré la sueur glacées glissant jusqu’à son cou.

— Nous nous sommes perdus ici, balbutia-t-elle. Enfin, en quelque sorte.

— Rares sont celles et ceux qui s’égarent par ici, répliqua la femme d’une voix pourtant mielleuse. Reprenons depuis le début, voulez-vous ? Je m’appelle Zarasti Yagon, et je suis la bourgmestre de Nas-Tikhan. J’ai plusieurs questions à vous poser, mais je ne voudrais pas vous assaillir, donc je vais juste réitérer la première.

Avant de répondre, Julari consulta Dehol, qui ne put que dodeliner. Ainsi s’avança-t-elle et planta son regard dans celui de Zarasti, s’efforçant de garder une expression aussi neutre que possible.

— Julari Hedun, se présenta-t-elle. Et mon compagnon s’appelle Dehol Doulener.

Des frissons se propagèrent instantanément. Des échos circulèrent d’un quidam à l’autre, synchronisés avec de brusque mouvement de recul. Écarquillant des yeux, Julari sentit son cœur battre à tout rompre, et épongea son front cireux.

Zarasti ne consacra qu’un furtif regard derrière elle, après quoi s’intéressa-t-elle de nouveau à ses visiteurs.

— D’après ton accent, dit-elle, tu dois être de la région. Ton camarade, en revanche… Tu dois être conscient de qui il était. Et si tel est le cas, alors vous ne vous êtes pas retrouvés ici par hasard.

— Non, confirma Julari après un instant de tâtonnement. Du moins, nous n’avons pas suivi ce chemin de notre propre plein gré…

— Quel phénomène vous a entraînés ici ?

— Nous l’ignorons.

Un brutal silence s’abattit au milieu de la forêt. Des murmures épars, il ne demeurait plus qu’un agglomérat tant inquiet que confus. Zarasti elle-même paraissait s’affaisser sous les propos de son interlocutrice, et seulement se ressaisit grâce au soutien des siens. Si engoncée dans sa tenue que chaque foulée devenait mécanique, elle détaillait néanmoins Julari avec intensité.

— On ne peut pas affirmer que les nouvelles du monde fusent ici, déclara-t-elle. Mais un abrupt changement de paradigme ? Tôt ou tard, il nous serait parvenu. Le nom de Dehol Doulener nous est familier… Le tien, en revanche, nous est complètement inconnu.

— Tenez-vous à le connaître ? demanda Julari. Si vous en savez déjà autant, c’est préférable de vous dévoiler toute la vérité. Je préfère vous prévenir de vous attendre, même comparé la personne qu’était Dehol.

— Voilà alors la question : qui étais-tu, Julari ? Ou plutôt… as-tu eu la mémoire effacée ?

— Oui.

Zarasti entreprit de répondre, mais ses mots s’étouffèrent dans sa gorge. Comme ankylosée, elle se tourna auprès des autres villageois, à qui elle adressa un regard chargé de sens. Tous se consultèrent pendant de démesurées secondes, durant lesquelles les tressaillements s’intensifièrent, durant lesquelles les interrogations se décuplèrent.

Finalement, la bourgmestre s’avança vers les visiteurs, s’immobilisa un mètre en face de Julari. Une mine morose amplifiait les sillons de ses traits que ses doigts se croisaient compulsivement à hauteur de sa taille. Garder ses yeux rivés vers la fermière relevait du défi.

— Nous partageons cela en commun, révéla-t-elle. À ce stade, croire aux coïncidences serait franchement naïf. Bienvenue à Nas-Tikhan, là où le chaos a pris forme. Nous avons honte de l’admettre, mais nous avons notre part de responsabilité dans cette affaire. Car c’est ici qu’est née Vazelya Milocer.

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