Chapitre 36 : Éloignés de tout (2/2)
Le ciel se teintait déjà d’orange sans que Ferenji ne pût estimer quand sa tâche se terminerait.
Plus d’une heure était passée depuis que Marex et Therog avaient rendu leur dernier rapport. Jamais n’avait-il été aussi volumineux, aussi la rectrice s’y consacrait au-delà de ses son temps de travail. Tant que la clarté vespérale illuminait les pages, elle ne ressentait nul besoin de quitter son bureau.
Toutes les conditions étaient réunies pour une lecture sereine. Peu de personnes se trouvaient encore sur le campus, hormis quelques étudiants biturés et des chercheurs persuadés qu’un travail tardif leur fournirait l’inspiration requise. Ses pieds reposaient sur un tabouret surmonté d’un coussinet vermillon, un bouillon trônait à proximité d’une kyrielle de notes. Bien que le pansement autour de son pouce lui rappelât un fâcheux accident, Ferenji n’hésitait aucunement à saisir le contenant d’une franche prise. Une harmonieuse association de saveurs, fût-elle brève, ravissait ses papilles gustatives avant de couler le long de la gorge. C’était une pause qu’elle s’octroyait à intervalles réguliers, chaque fois qu’un paragraphe pesant se concluait.
Il y en eut une pléthore.
Derrière la besogne insurmontable s’enchaînait tant de noms qu’elle trimait à les mémoriser. L’encre noire contrastait pourtant avec le vermeil de la reliure pour les mettre en exergue. De tout d’âge, d’horizons variés, ces individus n’évoquaient rien à la rectrice, mais elle se plongea malgré tout dans le récit biaisé. Qu’ils fussent coupables d’innommables actes ne revêtait plus d’importance dès l’instant où ils étaient dérobés de leur souvenirs, selon elle.
Souvent Ferenji devait relever la tête et prendre une grande inspiration. Elle jetait alors un vif coup d’œil à la fenêtre, s’apercevait que le soleil déclinait sur la voûte trop rapidement, et que des centaines de pages l’attendaient encore. Un dilemme se présentait à la rectrice : paradoxalement, plus elle gambergeait là-dessus, et plus son départ était retardé.
Un souffle glacé souleva les poils de sa nuque. À brûle-pourpoint, Ferenji se hâta vers la fenêtre, parée à saisir la poignée. Sauf qu’elle était bel et bien fermée.
La rectrice réalisa avant même de faire volte-face. Ce qu’elle avait attribué à une cause naturelle se matérialisait sous forme d’une lueur artificielle. Un éclat éblouissant jaillit dans la pièce et pétrifia Ferenji. Quitte à tergiverser, elle s’arma de courage, réprima tout frémissement, mais ses jambes flageolaient toujours à cadence effrénée.
— Ta curiosité a toujours été excessive, souligna Vazelya. Vraisemblablement, j’en espérais trop de toi, mais je suis tout de même déçue.
Elle s’était installée sur son siège, plus raide que jamais. De ses mains agrippées jaillissaient des particules verdâtres dont Ferenji chercha à se protéger. Mais face au jugement imprimé sur les traits de la mécène, elle plaqua plutôt ses mains sur sa bouche, sur lesquelles dégoulinèrent des gouttes de transpiration.
Vazelya s’autorisa un court rire.
— Nos retrouvailles étaient censées se dérouler dans d’autres circonstances, dit-elle. Toi, davantage que quiconque, aurait dû comprendre mes motivations. Au lieu de quoi tu as corrompu deux érudits prometteurs. Emérites, même. Tout ceci entraver mes ambitions. Conçois-tu seulement que, fût ton opération un succès, ce monde en serait gravement affecté ?
Reculant, Ferenji manqua de se cogner la tête. Un vide énorme séparait le sommet de la tour du sol, pourtant, sa sensation de vertige n’était que minime. Et s’affaiblit progressivement à mesure que Vazelya réduisait la distance entre elles deux. Ce soir-là, la rectrice n’eut pas à allumer une chandelle, mais si c’était pour se heurter à un flux aussi omniprésent, elle aurait préféré le brasillement des chiches flammes.
— Mon amie…, murmura la mage. Tu n’as pas à être terrorisée devant moi. Le fait que tu t’exposes autant est insultant, mais tu n’es pas une criminelle, aussi grave ton erreur soit-elle. Voilà pourquoi j’agirai avec discernement.
Ferenji ne put articuler sa réponse, du moins pas de manière compréhensible. Face à une présence aussi coercitive se limitaient les possibilités. Même si ce n’était qu’une arrière-pensée, la vitre n’était qu’une mince frontière entre cette aura pernicieuse et le fugace moment de sécurité.
Vazelya ne lui laissa pas le temps d’envisager cette échappatoire plus longtemps. Elle posa ses mains sur les bras tremblants de la rectrice. Aussitôt, une sourde vibration emplit la pièce. Aussitôt, un grondement perça les tympans de Ferenji. Aussitôt, les contours perdirent en netteté et les perspectives s’entremêlèrent.
Rarement son corps n’avait paru aussi ébranlé, pourtant ce fut intacte qu’elle atterrit au cœur d’une vallée verdoyante. Ferenji se stabilisait entre ses respirations hachées sans réussir à se remettre debout. Ainsi étendue, les sombres versants couronnant la jungle luxuriante n’en demeuraient pas moins vertigineux. Elle reposait sur des fertiles terres, où pervenches et ixoras détonnaient au milieu des roches volcaniques. Peut-être eût-elle mieux apprécié les rafales si elle ne charriait pas autant d’humidité. Et si elle se trouvait en pareille compagnie.
— Bienvenue à Poghref, déclara-t-elle.
Ferenji eut un véhément soubresaut. En sus de son front toujours exsudant, ses ongles s’étaient enfoncés dans la terre, et ses pupilles et ses pupilles s’étaient dilatées outre mesure.
— Aussi loin ? s’écria-t-elle. Cela ne se peut ! Nos corps auraient dû…
— Se désagréger ? coupa Vazelya. Tu peux tout exprimer, nous sommes entre adultes. Et je crains qu’en me mésestimant, tu te condamnes davantage. Un mage ordinaire n’aurait certes pas pu se téléporter sur une telle distance sans subir au moins de terribles séquelles, mais au risque de le resasser, je leur suis infiniment supérieur.
— Mais pourquoi tu nous as emmenés sur ce pays ?
— J’ai toujours aspiré à aller au-delà de Menistas ; hélas, il y avait suffisamment de fléaux à combattre sur un seul continent. Qualifie-moi d’opportuniste si je te le souhaite, je ne te contredirai pas.
— Ce n’est qu’une excuse, pas vrai ? Tu cherchais juste à m’isoler de témoins gênants.
Ainsi mourut le peu de hardiesse que Ferenji était parvenue à canaliser. Il était ardu d’entrevoir sa lividité dans la blancheur immaculée de son faciès. Figée, elle se décomposait à vue d’œil, si bien que l’anxiété monta en Vazelya. Se renforça dès l’apparition d’Adelris qui, contrairement à la rectrice, se dressait impavide devant elle.
— Ta conception de l’amitié est particulière, lâcha-t-il. Normalement, elle ne devrait pas être à sens unique.
— Silence ! tonna Vazelya. Tu ne m’as connue que brièvement. Il t’est impossible d’appréhender la complexité du lien qui unit Ferenji et moi. Il était censé transcender les divisions !
— À qui parles-tu ? demanda Ferenji en claquant des dents. As-tu perdu la raison, Vazelya ? Je m’expose définitivement en restant ici !
Ni une, ni deux, elle se redressa d’un bond spectaculaire, tant pour son âge que sa condition physique. Hélas son effort ne fut pas récompensé : à peine eut-elle commencé à détaler que sa course s’arrêta. Des filaments magiques la cernaient, la restreignirent à l’instar des liens physiques.
— Tes craintes n’ont pas lieu d’être ! s’exclama Vazelya. Je ne suis pas une truande prête à te poignarder dans une obscure venelle.
— Tu n’en demeures pas moins monstrueuse, répliqua Ferenji. À ta manière.
Une force invisible submergeait la mage. Figurer comment la chasser représentait déjà une lutte en soi, contre laquelle Vazelya devait ourdir de nouveaux plans. Pas après pas, son flux s’infiltrait sur la déclivité, parée à ruisseler jusqu’aux profondeurs du lac environnant. Foulée après foulée, son énergie se diffusait sur la nature indomptée, promesses d’un équilibre à obtenir, prémices d’une harmonie en devenir.
Aussi courte fût la distance entre elle et Ferenji, elle s’apparentait à un gouffre infranchissable. Dans son esprit tambourinait une voix intolérable, prompte à l’entraver, la tarauder, la détourner de ses objectifs.
— Quel est ce fossé entre tes actions et tes principes ? se moqua Adelris. Il s’élargit de jour en jour.
Quelques discrètes particules pulsaient sur les liens magiques de Ferenji, réduite à se contorsionnée. Rivée sur son amie, Vazelya pouvait espérer se rasséréner, se préparer à l’affrontement mental. Tant qu’elle ignorait le mépris du guerrier, lequel la toisait continûment, alors elle resterait le parangon d’équanimité. Paisible réceptacle de magie, la mécène envoya un sourire à la rectrice en dépit des sillons hargneux parcheminant son visage.
— Monstrueuse ? s’offensa-t-elle. C’est ainsi que tu me désignes ?
— Je repense à Kavel…, murmura Ferenji. Je revois son air morne lorsqu’il est revenu à l’université. Cette expédition était l’unique chance pour son aîné. À cause de toi, Adelris n’a pas pu donner un nouveau sens à notre existence.
— Et combien de vies ai-je sauvées, en comparaison ? Combien de marchands peuvent emprunter sereinement les routes, maintenant que la cheffe bandite qui les pillait s’est reconvertie par mes coins en honorable charpentière ? Combien de parents n’ont plus à se soucier de leurs enfants, désormais que leur voisin réputé gentil a été lavé de ses abjects penchants ? Combien de quidams peuvent se baguenauder dans leur cité, sachant qu’aucun forban ne les égorgera, qu’aucune vétérane ne les décapitera, qu’aucun mage ne les privera de leurs droits ? J’ai toujours demeuré dans l’ombre, sans exiger le moindre remerciement !
— Il y avait d’autres méthodes pour arrêter ces criminels. Tu t’attaquais aux conséquences sans t’intéresser à la cause.
Ses muscles se contractèrent, ses nerfs se durcirent. Des rides lézardaient tant ses joues que ses traits perdaient toute leur pureté. D’abord infligea-t-elle un regard chargé de mépris à son amie, mais elle se força à l’adoucir.
— Je respecterai la profession académique malgré tes provocations, déclara-t-elle. Ceci dit, tu as franchi la limite, et tu ne peux t’en sortir sans châtiment. Avec moi, sois au moins rassurée que la justice prévaudra toujours.
— Que de fadaises ! s’insurgea Ferenji. Il suffit que la colère t’emporte et…
— Non. Il s’agit d’une décision réfléchie, prise en toute sérénité. De nouveaux horizons vont finalement s’ouvrir à toi, après une existence à n’aspirer qu’au confort factice offert par les murs.
Ferenji comprit alors.
Un torrent de larmes dégoulina de son menton. Spasmes et convulsions l’ébranlèrent sans que ses liens ne s’affaiblissent. Vazelya était peinée de la voir de débattre, mais son organe vital eut beau se serrer, elle s’opiniâtra dans son choix, invitant son amie d’une main tendue.
— Je t’en supplie ! s’époumona-t-elle. Tout mais pas cela ! Tu vas anéantir toutes mes raisons de vivre !
— Là est le paradoxe, dit Vazelya. Tu ne t’en souviendras pas. Toute supplication aura été exprimée par une autre personne.
— N’as-tu donc pas de cœur ? Comment cette pensée peut-elle seulement traverser ton esprit ? Il n’y a pas pire punition pour quelqu’un comme moi !
— Telle est précisément l’intention. Même si, je l’admets, une autre raison me motive… Attribuons cela à un alignement bien ordonné des choses.
Ferenji succombait toujours à ses affres, pourtant une lueur inédite s’illumina en elle. Inclinant la tête sur le côté, elle lit une expression inhabituelle chez la mécène. Cette dernière se raidit, dominant sa prisonnière de chaque manière possible, et éluda toute invective que lui assénait Adelris.
— Mes projets ont contenu une part d’improvisation, concéda Vazelya. Ce que je m’apprête à faire, en revanche, a longtemps mûri dans mon esprit. Bientôt, Ferenji, tous mes égarements passés seront oubliés. Si tant est que cela se déroule sans accroc… Comme je ne suis jamais trop prudente, l’alternative consistera à m’octroyer une retraite bien méritée, après des décennies à œuvrer pour un monde meilleur.
Ni le martèlement du soleil sur sa peau, ni la lourdeur de l’air environnant ne ternirent le grand sourire qu’elle déployait, sous lequel son ambition restait apparente.
— Poghref est un charmant pays, affirma Vazelya. Enfin, si je m’en réfère à mes connaissances somme toute théoriques. Rares sont les pays avec deux capitales, mais celui-ci en bénéficie grandement. Quelle complémentarité entre une ville s’érigeant au milieu de montagnes isolées, où les habitants aspirent à la tranquillité, et une cité en bord de mer, où les échanges commerciaux fleurissent.
— À quoi rime cette leçon de géographie ? demanda Ferenji.
— On te l’enseignera de nouveau en temps voulu. L’intérêt de cette description était juste de dissiper tes réserves. Poghref n’a cure des futiles querelles entre le Sewerti et le Ryusdal. À l’ouest de l’archipel, ce n’est même pas un lieu de passage fort fréquenté entre Hurisdas et Menistas.
— Et en quoi est-ce censé me rassurer ?
— Car tu seras heureuse. Dans cette existence ou la suivante, notre amitié persistera.
Jamais Vazelya n’avait vu les yeux de Ferenji se dilater autant. Sur sa figure lustrée bataillaient dédain et frayeurs. Non seulement la mécène ne pouvait s’en extraire, mais les ricanements du guerrier achevèrent de la tourmenter.
— Je ne te reconnaissais déjà plus, marmonna la rectrice. Mais ce que tu entreprends… Ne te vante plus jamais de ton altruisme après cela.
— Que j’aspire au bonheur n’enlèvera rien au tien ! se défendit Vazelya.
— Au mépris de ma vie. Car selon toi, quiconque se dresse sur ta route est dorénavant un criminel.
— Ce n’est pas vrai !
Soudain Ferenji devint méconnaissable. Elle avait déjà arrêté de se débattre, mais désormais, aucun tremblement ne le parcourait encore. Bravant ses peurs, puisant en elle, elle fixa Vazelya de tout son être, et peu lui importait si une puissante magie qui gravitait autour d’elle.
— Finissons-en, déclara-t-elle. Mais avant l’instant fatidique… peux-tu me promettre quelque chose, Vazelya ?
— Quoi donc ? s’étonna la mécène.
— Je ne souhaite pas m’agenouiller, mais par pitié… ne fais pas de mal à Marex et Therog. Ils sont innocents. Ils ne te nuiront pas.
— Quelle valeur ont mes mots si tu ne t’en souviendras pas ?
— Je cherche juste à voir s’il te reste un semblant d’intégrité.
Du flux opalin coalisait, voletait par-dessus les poignets de Vazelya. Lentement, sagement, elle obéit à ses pulsions sans écarter la réflexion nécessaire. Rien ne la préserverait de la condamnation de son amie, dusse-t-elle devenir une autre personne. Outrepassant les attaques d’Adelris, elle se positionna à hauteur de Ferenji, à qui elle accorda un coup d’œil réconfortant.
— Tu as ma parole, dit-elle. Je laisserai Therog et Marex tranquilles à partir de maintenant. En fait, il est extrêmement probable que je ne viendrai plus jamais à leur rencontre.
Ferenji exhala un soupir de soulagement.
— Merci, murmura-t-elle en fermant ses paupières.
Autour d’elle irradiait une magie souveraine. La main impacta son front avec prestesse, mais le toucher tint davantage de la caresse que de la torgnole. Aveuglée, Ferenji ne put qu’entrevoir la mine de Vazelya, et jusque dans ses ultimes instants, s’efforça d’en extraire une claire signification.
Au moins partit-elle rassurée de savoir que des sanglots lui avaient été dédiés.
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