Chapitre 37 : Évasion
— Nous devons partir, dit Nasrik. Tout de suite.
Non que Kavel s’était véritablement endormi, mais il en tressauta. Ses paupières lourdes s’ouvrirent sur son amie tourmentée. Nasrik s’était penchée vers lui, désormais immobile, encore qu’elle semblait parée à se mouvoir. Deux mains moites s’étaient agrippées aux couvertures, desquelles se transmirent de discrets spasmes.
En général, l’historien préférait prendre son temps pour s’extirper de son lit. Il laissait ses muscles se détendre, ses yeux étudier son environnement, son oreiller caresser sa nuque. Mais face à une camarade aussi hâtive, ses mèches cendrées plaquées sur son front suintant, ses réflexes se décuplèrent.
— Pourquoi maintenant ? se tracassa-t-il.
Nasrik balaya rapidement la pièce, et n’aperçut rien d’anormal sinon les orbes incrustés au mur qui vacillaient à une cadence irrégulière. Déjà que cette vue l’alarmait, revenir auprès de Kavel n’arrangea pas la chose.
— Zargian nous a retenus trop longtemps ici, songea-t-elle. Nous ne pouvons plus rien apprendre de lui.
— Penses-tu que…, commença Kavel.
— Oui. Il nous manipule.
Impossible de réprimer un tressaillement, tant son cœur cognait contre sa poitrine. Le jeune homme eut beau s’en rapporter à son amie, laquelle avait vigoureusement attrapé son avant-bras, nulle autre perspective ne s’esquissait.
— J’en étais bien conscient, chuchota-t-il, mais j’ignorais quel était le meilleur moment pour nous en aller.
— Zargian cherche à nous retenir tant qu’il le peut, s’inquiéta Nasrik. Il est si focalisé par son grand dessein qu’il en oublie l’essentiel… toutes les vies en jeu. Kavel, même s’il ne cherche pas directement à nous nuire, son inaction risque de causer de nombreuses pertes. N’avons-nous pas rassemblé assez d’informations pour empêcher une guerre ?
— Peut-être est-ce naïf de ma part, mais n’accepterait-il pas de nous laisser partir si nous lui demandions gentiment ?
— Peu probable d’après moi… Il souhaite que nous restions à Thusred, et c’est ce qui m’inquiète le plus.
Il n’en fallut pas davantage à Kavel pour s’élancer, jaillissant avec une célérité telle que Nasrik en fut abasourdie. De part et d’autre de la chambre trônait un chapelet d’ouvrages et de notes dont il s’empara. Il chargea son sac autant que ses épaules pouvaient supporter, mais une pensée le freina au milieu de son entreprise.
— Par où sortirions-nous ? demanda-t-il. L’entrée principale est verrouillée, si je ne m’abuse. Et à mon avis, elle ne s’ouvrira que sur instruction des seuls gardiens présents.
— Il existe une alternative, révéla Nasrik. L’élévation qui donne sur la crique.
— N’est-ce pas trop escarpé ? Et surtout… Tarqla risque de nous y attendre. Les krizacles ne dorment jamais.
— Je sais que ce plan présente de nombreux aléas. Il repose sur mon espoir qu’elle a plus de chances de nous écouter que Zargian.
— Qu’est-ce qui t’en convainc ? Leur lien est établi depuis des millénaires !
— Pas tout à fait. Si la technique qu’a employée Tarqla l’empêche de vieillir tout en préservant sa conscience, ce n’est pas le cas de Zargian. Je n’ai pas calculé exactement, mais selon son propre référentiel, il ne doit pas être beaucoup plus âgé que Guvinor.
Dans les yeux de Kavel dansait une lueur d’incompréhension. Il inclina la tête, comme perclus, au mépris de l’agitation de son amie.
— Écoute ! interpella Nasrik. J’aimerais développer davantage, mais nous n’avons pas beaucoup de temps. Donc même si mon approche semble s’appuyer sur une intuition… Tarqla a bien essayé de m’aider, là-bas, sur la tour du savoir. Je suis peut-être idéaliste, mais je suis persuadée qu’elle peut nous transporter loin d’ici.
Des sillons perplexes creusaient encore la figure de Kavel sans qu’il contestât outre mesure. À partir de ce moment, il suivit plutôt les directives de sa camarade, alliant diligence et discrétion. Ni l’un, ni l’autre n’avait appréhendé les minutes s’égrenant au moment où ils abandonnèrent leur lieu de repos.
Ils entrèrent subrepticement dans la chambre voisine. En peu de temps, ils entrainèrent Guvinor et Yazden avec eux, puisqu’ils furent avares en question. Tout ce que Kavel leur exigea consista à porter autant de preuves que leur force le leur permettait. Retranscriptions et livres pesaient à force de s’accumuler, mais ils refusèrent d’abandonner quoi que ce fût derrière eux. Ensuite de quoi, de leurs pas feutrés, ils traversèrent ces couloirs si familiers. Où enchantements ataviques ne compensaient guère l’opacité intrinsèque à la structure. Où ces allées, d’apparence si bien agencées, se déroulaient en un complexe enchevêtrement, même après des semaines à être claquemurés dans la cité.
Plus que jamais, regagner l’extérieur les apaisa. Un vent froid eut beau mordre leur peau, une hauteur vertigineuse eut beau les séparer de la délivrance, cette étape franchie avait de quoi les combler. Sous la voussure se mouvaient quatre optimistes figures, cherchant la voie à entreprendre.
Un rugissement sans pareil les paralysa.
Ce fut sans surprise que Tarqla leur barra la route. En déployant ainsi ses gigantesques ailes, elle leur privait de l’admiration de la voûte étoilée. De la lune presque pleine en cette période. Cette coruscation, à peine suggérée, encouragea Nasrik à s’engager. Sur ses traits s’allégées se manifesta une invitation. Malgré les réserves de ses compagnons, elle s’approcha dangereusement de l’escarpement, tendit sa main vers une gardienne dont elle ne put deviner l’intention. Un instant de cessation, à espérer la meilleure issue, à angoisser sans relâche.
Zargian fit irruption avant que la demande ne trouvât réponse.
— Je ne suis guère surpris et pourtant déçu, lâcha-t-il.
Peur et rage s’entrelacèrent jusqu’à tordre les traits de tout un chacun. Bien que son estomac se nouât, ce fut Kavel qui s’interposa, foudroyant le gardien des yeux.
— Vous comptiez donc faire de nous des prisonniers pour toujours ? attaqua-t-il.
Une onde d’irrésolution fendit Zargian, à peine perceptible alors qu’il haussa les épaules.
— Est-ce ainsi que vous vous considérez ? fit-il. J’avais pourtant été clair sur le fait que vous êtes mes invités.
— Auquel cas nous aurions la liberté de partir, rétorqua Yazden. Or vous nous retenez ici.
— Quelle ingratitude, une fois encore ! Je souhaite juste vous protéger.
— Je suis garde du corps. Je n’ai nul besoin d’être sous tutelle.
— C’est ce que tu affirmes après avoir frôlé la mort à plusieurs reprises ? Combien de dépouilles Nasparian a-t-il laissées sur son sillage ? Ma chère Yazden, personne ne conteste tes compétences, mais face au pouvoir qui se déploie sur ces terres et au-delà, il sera bien insuffisant.
L’irritation compressa les nerfs de la garde tout en durcissant ses muscles. De suite ses mains volèrent à sa ceinture, toutefois Nasrik l’empêcha de défourailler. Cette figure s’imposa entre deux gardiens, défiant Zargian avec la même fermeté que Kavel.
— Il n’y aura aucune violence si nous intervenons à temps, déclara-t-elle.
— Cette naïveté serait presque touchante si la situation s’y prêtait, riposta Zargian. Hélas, au vu du cataclysme qui s’annonce, peu seront épargnés.
— Que savez-vous, Zargian ? Qui est en danger ? Mes quatre parents ? Varanes ? Tous mes amis ?
— Dans cette époque ou l’antérieure, le terme « cataclysme » revêt la même signification. Du moins est-ce ainsi que cela a été transmis par mes prédécesseurs. Tu as le potentiel de guider ton peuple, Nasrik.
— Sauf qu’en suivant vos conseils, je ne dirigerais qu’un amas de ruines ! Alors cessez de jouer les prophètes omniscients. Vos paroles ne nous ont jamais séduits !
— À quel moment ai-je affirmé que tous périront ? Je me borne juste à répéter que vous serez plus en sécurité. Vous êtes des individus prometteurs, ne gaspillez votre existence par un idéalisme forcené. Il n’y aucune honte à admettre que vous êtes impuissants, tout comme la grande majorité des ludrams et humains.
Pendant que Kavel s’efforçait de traduire pour ses autres compagnons, Guvinor décida d’intervenir. Comme un éclair l’impulsa, peu endigué par les obstacles, éludant jusqu’à la présence de Tarqla dont les sifflements avaient pourtant de quoi glacer les veines. Face à Zargian, contractant ses poings contre ses hanches, des plis de hargne constellèrent son faciès.
— Ce que j’ai dit vaut pour toi en particulier, insista Zargian. Ton destin est lié à ces terres.
— Vous êtes plein de contradictions, tança Guvinor. D’abord vous me faites culpabiliser, m’accusant d’avoir donné naissance à Nasparian par mon inaction. Maintenant vous voulez que je reste auprès de vous.
— Seulement ainsi pourras-tu agir pour un avenir meilleur. Que tu aies su occire une poignée de krizacles ne fait pas de toi un grand guerrier. Tes talents doivent être utilisés à bon escient.
— Balivernes ! Je vois clair dans vos manigances, Zargian : vous êtes un nid d’incohérences. Vous qui semblez si impatient d’assister à notre développement technologique, vous avez retardé l’éveil des terekas de plusieurs dizaines de milliers d’années. Et je sais pourquoi…
— Parce que je vois l’ensemble avant l’individuel.
— Pourtant vous êtes d’un terrible égoïsme. Tout le monde n’a pas la chance de pouvoir utiliser la stase pour traverser les époques. Mais vous ne vous en souciez, pas vrai ? Tant que vous avez le privilège de connaître ce brillant future, ils peuvent bien mourir !
— Oh, Guvinor… Peut-être n’es-tu pas corrompu comme tes collègues, mais ton esprit est perverti d’une autre manière.
Un poing fusa à toute vitesse du parlementaire, impactant durement la mâchoire du gardien.
C’était un de ces coups prompts à éjecter la cible sur plusieurs mètres, à faire râcler son dos sur la dureté du dallage. C’était une de ces attaques aptes à renverser l’adversaire, fusant si vivement qu’il n’avait eu pas eu le temps de réagir. C’était une de ces offensives dont on se relevait âprement, sonné au-delà du choc physique.
Guvinor anticipa le pire, et ferma les yeux en conséquence. Tant les queues du krizacles fouettant l’air que le grondement sourd lui donna initialement raison. Quelle que fût le châtiment que lui réservait Tarqla, il ne s’y opposerait pas, relâchant ses bras. Inspirations et expirations ponctuées se succédèrent sous les murmures alarmés de ses compagnons, à qui il tournait encore le dos.
Mais lorsqu’il s’ouvrit derechef, la gardienne s’était posée sur l’élévation.
— Tarqla ! s’indigna Zargian. À quoi rime cette attitude ? Tu ne songerais pas à me trahir !
De prime abord, Tarqla n’accorda pas un regard à son homologue, au lieu de quoi se tourna-t-elle vers le quatuor pétrifié à hauteur de ses pattes. Personne ne sut comment agir au moment où ses queues virevoltèrent dans les airs, où elle darda les invités de ses globes scintillant d’orichalque. Personne, hormis Nasrik, dont les craintes se dissipèrent lorsqu’elle présenta sa main. Elle trimait toujours à interpréter les intentions de la gardienne, mais plaça toutes les chances de son côté en amorçant un sourire.
— Nous connaissons la voie, affirma-t-elle. Avec ton renfort, nous pouvons la suivre. J’ignore quel cœur bat dans cette enveloppe, mais je suis persuadée qu’il est intact après tout ce temps.
À la proposition succéda un long silence. Entre tressaillements et rapides battements de cœur, il se maintenait une figure de référence : la terekas plongée dans ses récentes réminiscences. Tarqla inclina doucement sa tête, déployant ses ailes avec fierté avant de les replier. D’ici Nasrik était ébranlée des pulsations et vibrations qu’elle lui transmettait, mais elle résistait.
— Pourquoi, Tarqla ? questionna Zargian. Penses-tu que ma sagesse a montré ses failles ? Qu’ils ont une chance, fût-elle minime, d’influer sur le cours des choses ?
— Il vaut mieux agir sans pouvoir que de pouvoir sans agir, répliqua Kavel.
Nulle riposte ne suivit, seulement un inconfortable silence, accompagné d’un grognement. Une magie ancestrale s’éveillait autour de Zargian, se matérialisant sur un roulement souverain. Mais ce pouvoir, aussi redoutable émergeât-il, ne se déploya que sous forme de crépitantes étincelles. Fût-ce grâce à l’intervention de Tarqla, ou par sa propre renonciation, personne ne put deviner tant le silence régnait.
Tous saisirent néanmoins cette opportunité.
Tarqla déroula ses queues sur le dallage, inoffensive. L’un après l’autre, les invités grimpèrent sur son dos, stupéfaits qu’aucune projection ne se déclencha à son contact. Guvinor et Nasrik avisèrent un revêtement, quasiment diaphane, s’étendre sur les écailles du krizacle. Ils ne se posèrent davantage de questions et se cramponnèrent du mieux possible étant donné le poids que leur dos soutenait. Jusqu’au dernier moment, une vague d’effroi les ébranla, comme si Tarqla les précipiterait vers les gouffres, et que leur dépouille serait ensevelie sous la marée montante de la crique. Jusqu’à l’ultime instant, ils s’accrochèrent au savoir accumulé, leur espoir reposant sur la confiance établie.
Sur un vrombissement incomparable débuta l’envol. Derrière eux rétrécit la cité aux miles secrets, dont ils n’avaient effleuré que la surface des mystères. Tarqla spirala dans les airs avec grâce, soulevant d’importante masses d’air sur son sillage. Une fois son ascension terminée, proche de tutoyer les cieux, elle avança à vélocité constante, et ainsi promit un confortable trajet à ses invités.
Au nord disparut une majestueuse créature, bientôt une imperceptible silhouette oscillant sur la voûte, bientôt invisible dans l’obscurité comme elle abandonnait l’édifice d’antan.
Zargian soupira.
— Comme tu le souhaites, murmura-t-il à lui-même. À moins que nos objectifs convergent, et que donc seules nos méthodes diffèrent, je serais forcé d’intervenir. Que tu possèdes tra propre indépendance d’esprit n’excuse pas ton imprévisibilité, Tarqla. En attendant…
Plus aucun pli ne déparait son faciès. Baignant dans une solitude nouvelle, le gardien redevint le modèle de plénitude auquel il aspirait. Il profita durant de longues minutes de la fraîcheur de la sorgue. Peu lui importait qu’elle fût altérée par ses enchantements, ou qu’elle isolât outre mesure dans les confins de Thusred, il s’en enorgueillirait sans hésitation. À ses yeux, il s’agissait d’un échange dont chaque parti bénéficierait.
Il n’avait guère fini d’explorer cette artificialité. Zargian retourna à l’intérieur, parcourut ces incommensurables allées comme si les heures ne défilaient pas. Réceptacle de cette énergie ancestrale, il cheminait avec un naturel extraordinaire, se pavanait sans une âme pour en témoigner. Quelques intruses pensées parasitaient son esprit, il s’efforça toutefois de les chasser.
— Tout ne se développe pas comme je l’avais ourdi, regretta-t-il. Moi qui imaginais qu’occulter le décès d’Aznorad suffirait à réfréner ses ardeurs. Aurais-je surestimé Nasrik ? Dommage, mais elle n’est pas aussi indispensable que Guvinor. Tant que la trame reste perturbée.
Ce fut dans une salle retirée, piégée dans les sous-sols de Thusred, que ses ambitions se concrétisaient. Dans une pièce de sa propre élaboration, au centre de laquelle lévitait une sphère en métal argent. Trois anneaux du même matériel gravitait autour, dont chaque révolution produisait de nouvelles particules qui impactaient les pilastres alentour.
Il suffit d’un effleurement pour déclencher le mécanisme. Un toucher décisif, et l’enchantement était redirigé sur toute la courbure du plafond. Les couleurs du ciel s’y étendaient, pures mais bariolées, envoûtantes mais immaculées.
Par-dessus le gardien fasciné s’étendait la représentation de l’univers, du moins la manière dont il le concevait. Astres et nébuleuses constellaient le firmament, scintillaient jusqu’à sa rétine et, s’il prêtait une oreille attentive, leurs pulsations composaient leur propre mélodie.
Derrière ces éblouissants éclats, supposait Zargian, une infinité de mondes n’attendaient que d’être explorée. De fascinantes planètes, abritant indubitablement leurs peuples, dont il brûlait de connaître ne fût-ce qu’une ébauche. Si semblables et pourtant si différentes de la sienne, îlots isolés dans la vastitude de l’univers. De leur existence découlaient d’innombrables interrogations, des secrets que mille existences ne sauraient résoudre. Peut-être que le gardien ne réussirait jamais quelles insondables distances rompaient l’évidente connexion, mais il pouvait toujours s’y ingénier.
Il n’avait rien à perdre, sinon son temps limité, quel que fût le stratagème qu’il employait. Et cela l’enchantait, car le jour où il se lasserait de cette vue était loin d’être venu.
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