Chapitre 39 : Pris au piège

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— Vous n’y pensez pas ! dénonça Amathane.

— Parce que cela serait de l’opportunisme ? répliqua Khavarat. Pour une voleuse, tu me sembles sacrément naïve. Seulement avec cette attitude obtient-on ce que l’on souhaite.

La collectionneuse ignorait ce qui l’exaspérait. Peut-être était-ce le sourire narquois avec lequel la princesse consort conclut sa réplique. Peut-être était-ce la condescendance avec laquelle Joguran toisait son partenaire et elle. Ou peut-être était-ce simplement la nature même de cette conversation.

Si une rude chaleur frappait en permanence sur cette île, elle s’avérait plus modérée au cours de l’aurore. D’un rouge pâle se teintait çà et là la voûte tapissée de fins nuages, enluminant des contours désormais bien coutumiers. Quelques rafales accompagnaient les prémices d’une placide journée, gonflaient les voiles elliptiques surmontant le navire qui oscillait à bon rythme.

Hormis une poignée de marins, hélas acquis à la cause de la présente royauté, personne d’autre n’occupait la passerelle. Amathane ne pouvait compter que sur le soutien de Phiren, lui aussi campé à hauteur du bastingage, par-devers Joguran et Khavarat.

— Reprends ton sang-froid et écoute-nous attentivement, marmonna le prince consort. Tu n’as rien à perdre, que du contraire. Accompagne-nous pour cette mission d’escorte et nous te rendrons ta liberté. En prime, ce voyage t’a permis de te réunir avec ton bien-aimé, donc au nom de quoi te plains-tu ?

— C’est plutôt un enlèvement ! rectifia Phiren. Comment pouvez-vous prétendre vous soucier des terekas, si vous les emmenez au Sewerti sans même demander leur avis ?

— De telles circonstances requièrent des mesures d’urgence, précisa Khavarat. Forts de notre savoir et de notre expérience, nous sommes les plus à même de garantir leur sécurité.

— Votre arrogance ne cessera jamais de me surprendre, lança Amathane.

Peu impressionnée, la garde passa sa main sur ses tresses, et persista à dévisager son interlocutrice avec outrecuidance.

— Pendant que nous ergotons futilement, rappela-t-elle, l’amirale Ghester et sa flotte peuvent revenir d’une minute à l’autre.

— Avez-vous peur de son courroux ? s’amusa Amathane. Il est clair qu’elle peut vous briser en deux d’une seule main.

— Malheureusement : ce qu’elle manque en intelligence, elle le compense par une brutalité dénuée d’élégance.

— J’ai hâte que vous répétiez cela en face d’elle.

— Impossible, puisque nous serons déjà partis. Nous serons hors de portée de quelconque bateau ennemi bien avant qu’ils ne se dessinent à l’horizon, si éclaireurs et conjerens avaient juste. Grâce à nous, aucun sang de terekas ne coulera aujourd’hui. Voilà pourquoi l’ultime question est d’une toute autre nature.

S’éclaircissant la gorge, intensifiant son regard, Khavarat exerça sa mainmise sur la conversation. Elle était épaulée par Joguran, dont la magie s’infiltrait subtilement sur les rainures des planches.

— Ta survie et ta liberté ne dépendent que de toi, dit-elle. Suis-nous et ta dette sera payée : quelque critique que tu aies sur sa politique, Cluneï ne faillit jamais à sa parole. Refuse et tu seras livrée à toi-même. Pour ma part, j’estime que rarement un choix n’a pu être aussi facile, mais je ne vis pas dans ta tête.

— Aucun de vous n’a quoi que ce soit à gagner, insista Joguran. Votre amitié avec cette compagnie est à sens unique, et si vous excusez ma franchise, il ait peu probable qu’ils aient survécu après autant de temps à l’intérieur. Ne cogitez pas aussi durement : ce n’est pas un dilemme, c’est une offre que vous seriez idiot de refuser !

Chez leurs rivaux ne se discernait pourtant nulle hésitation. Luttant contre ses frayeurs, mobilisant son courage, Phiren s’avança sur la passerelle et assena un hostile coup d’œil au mage, que bientôt imita sa compagne. Il la consulta brièvement, et lui laissa la parole, une opportunité dont elle s’empara aussitôt :

— Vous oubliez une alternative : les terekas restent maîtres de leur destin. Nous les réveillons, nous les prévenons, et vous accompagnent au Sewerti seulement s’ils le désirent. Voici un choix qui me paraît évident, pour autant que vous ayez un minimum d’intégrité.

Un silence gênant s’ensuivit. Derrière leur mine stoïque, renforcée par l’alourdissement du vent giflant leur faciès, Joguran et Khavarat digérèrent la proposition. Sitôt se furent-ils consultés que des ricanements éclatèrent le long de la passerelle. Chaque fois que les collectionneurs les réprouvèrent, leur hilarité les emporta d’autant plus. Des pointes de douleur s’hérissaient sur leurs côtes, des larmes irritaient leurs joues, mais ils n’y attachèrent aucune importance.

— Vous êtes sérieux ? lança Khavarat. Oh, c’est la plus belle des galéjades !

— Une plaisanterie ? fit Amathane. S’il faut allier le geste à la parole, autant être prompts.

Sur un acquiescement mutuel se concrétisèrent leurs ambitions.

Ni Phiren, ni Amathane ne purent se rendre bien loin : un sort d’immobilisation les paralysa au centre du pont. Obombrés par le mât, il ne leur restait que leurs traits belliqueux comme arme. Leur désespoir décupla tant leurs adversaires les brocardaient.

— Il y a audace, se moqua Joguran, et il y a inintelligence. Malheureusement pour vous, nous sommes parés à la plus improbable des éventualités.

— Nul trépas n’est plus absurde que l’évitable, fustigea Khavarat. Votre histoire sera tristement célèbre. Maintenant, Joguran, laisse leur destin les condamner.

Le mage les souleva par-dessus avec une facilité déconcertante. Les collectionneurs eurent à peine le temps de réaliser qu’ils lévitèrent que les projeta par-dessus la rampe. Suite à leur grâcieuse parabole, ils atterrirent avec fracas sur la plage. Des éclairs de douleur les fendirent tandis que le sable leur rubéfiait déjà la peau.

Sonnés, ils étaient incapables de se mouvoir. Immobiles, leur tenue se trempait de l’incessant flux et reflux. Impuissants, leurs oreilles se bourdonnaient à force d’être impactées par les cris à proximité. Ils distinguaient les voix de l’équipage d’Ijanes, ils entendaient l’ancre être extraite de l’eau, puis les échos s’entremêlèrent jusqu’à s’affadir. Ils étaient cantonnés à déplorer et à ruminer, piégés dans un état de semi-conscience.

Lorsque matelotes et matelots les réveillèrent, Khavarat et Joguran s’étaient déjà enfuis avec les terekas, leur navire tout juste apercevable à l’horizon austral. Même si tempêter ne l’apaisait guère, Amathane s’y consacra à pleins poumons, pendant que Phiren remerciait les marins.

Quelques figures s’égaraient dans l’immensité du panorama, penaudes sur un littoral dorénavant presque désert. Peu à peu se tarissait la colère de la collectionneuse, seulement car Phiren s’efforçait de la réconforter. C’était avec amertume qu’elle contemplait le détroit de Pharul.

— Qu’Ytheren les emporte et épargne leurs otages ! pesta-t-elle.

— Nous aurions dû anticiper une telle fourberie, regretta son bien-aimé. Que faisons-nous, maintenant ?

Amathane resserrait ses poings à s’en blanchir les phalanges. Au durcissement de ses nerfs se multipliaient les plis sur son visage. À force de fixer Phiren, lequel enroula son bras autour du sien avec douceur, elle finit toutefois par exhaler un soupir. Et s’orienta vers la relique de par son impulsion.

— Je les exècre de tout mon être, lâcha-t-elle, mais ils avaient raison sur un point. Nous n’avons aucune option, sinon d’attendre que Ghester revienne.

— Et après ? demanda Phiren.

— Tout dépendra des conditions de son retour.

Malgré les invitations de l’équipage, Amathane et Phiren refusèrent de monter à bord, au lieu de quoi musardèrent-ils sur le littoral. Finalement la matinée s’était bien entamée, et la fraîcheur disparaissait au fil des heures. Un soleil de plomb assaillait leur peau déjà suintante, accompagné de l’humidité permanente de la région, mais cela ne put avoir raison de leur patience.

À mesure qu’ils se plongeaient au-delà des limites de l’île, à mesure qu’ils étudiaient les flots environnants, Phiren et Amathane remarquèrent que les flots se comportèrent de manière anormale. Il ne s’agissait pas de la marée montante, ni de quelconque phénomène naturel. Les vagues se fracassaient à une cadence irrégulière, et sur les eaux semblait s’exercer une pression invisible.

Ce qu’ils occultèrent momentanément quand la flotte alliée réapparut à la direction du levant.

Au centre de ce regroupement se situait le vaisseau, que l’amirale manœuvrait comme à l’accoutumée. Ses subordonnés exécutaient ses instructions avec sérénité et diligence, s’approchaient des sinuosités de la côte en évitant de heurter de furtifs récifs. Plus ils distinguaient ce pourtour si familier et plus la perplexité les assaillit. Les marins se ruèrent par dizaines sur le bastingage, désireux de vérifier de plus près, et ne purent que confirmer leurs craintes.

Amathane et Phiren les interpellèrent en continu. Des minutes entières leur furent nécessaires pour s’amarrer et s’immobiliser au bord de l’île, suite à quoi ils s’intéressèrent réellement à eux. Retroussant ses manches, son visage parcheminé de plis hargneux, Ghester bouscula quelques-uns des siens afin de mieux appréhender les collectionneurs.

— Que s’est-il passé ? s’alarma-t-elle. Où sont les terekas ? Et cette fichue délégation du Sewerti ?

— Partis, déplora Phiren après un silence embarrassé. Ils ont profité de votre absence pour détaler. Je crains qu’ils ne soient trop loin pour les rattraper.

— Kidnappant les terekas pendant qu’ils dormaient encore ! s’insurgea Amathane. Eux qui étaient si enthousiastes à l’idée de découvrir ces lieux avec nous… Dorénavant, ils sont à la merci de la reine Cluneï, qui d’après ses époux, serait plus à même de les protéger.

Elle qui s’imaginait maîtriser l’art de l’insulte, Amathane ne soutenait guère la comparaison face à Ghester. Jamais n’avait-elle entendu un chapelet d’invectives aussi fleuries. Elle se surprenait même à découvrir des jurons issus d’un dialecte du Ryusdal dont elle n’avait pas connaissance.

De ses pieds, l’amirale tapait la passerelle avec un tel fracas que des fissures la crevassèrent aux points d’impact, si bien que plusieurs marins durent intervenir. Parmi eux se distingua Redopha, qui banda ses muscles au moment de saisir Ghester, et la calma grâce à un effort fulgurant.

Entre inspirations saccadées et craquement des doigts se stabilisait cette figure de référence. L’amirale s’excusa muettement auprès de son équipage, avant de se river de plus belle vers les collectionneurs.

— Des négociateurs, hein ? blasonna-t-elle. Ces pétochards vont réussir à créer un incident diplomatique.

— On va donc les poursuivre ? demanda une matelote.

— Pas maintenant. Nous n’avons pas tout réglé ici.

— Mais amirale, l’autre bateau est assez grand pour récupérer les explorateurs. On n’a aucune raison de mouiller encore dans les parages !

— C’est sûr que nous devrons causer avec le parlement ryusdalais à notre retour. Sauf que non, moussaillonne. Je n’avais pas prévu de revenir bredouille… et ce petit tour ne m’a pas convaincue.

Ghester s’assura une fois encore que sa rage n’eût pas trop endommagé la passerelle, puis grimpa les marches à la hâte afin d’atteindre le gouvernail. Depuis ce point de vue, elle était exhortée par l’intensification du vent, tant il cinglait son plastron et rehaussait ses tatouages. Pas un frisson n’ébranlait sa fière stature, au contraire de son équipage.

— Restons sur nos gardes, préconisa-t-elle. Nous n’avons pas repéré qui que ce soit pendant notre patrouille, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a personne. Juste qu’ils se cachent. Qu’ils attendent le moment propice pour…

Son cœur manqua un battement même si elle avait anticipé. De vives secousses se propagèrent aux alentours, auxquels s’ajouta un roulement sans commune mesure. De-ci de-là se soulevèrent des masses d’eau sur de puissants clapotis, contraignant les marins à s’accrocher aux rampes ou aux mâts, obligeant Phiren et Amathane à reculer.

Le rideau d’invisibilité se dissipa, et avec la lui magie l’ayant soutenu jusqu’alors.

Céda une armada d’une envergure que peu avaient constaté de leur vivant, y compris l’amirale elle-même.

Bientôt des vaisseaux inconnus cernèrent la flotte de Ghester Sounereta, un ensemble hétéroclite prompt à pétrifier tout un chacun. C’était une coalition d’humains et ludrams de toute origine, issus de Hurisdas et Menistas, mais dont l’équipement ne suggérait aucunement qu’ils fussent militaires ou diplomates.

Au-delà des galions surélevés sur plusieurs niveaux, surmontés d’ocres voiles sur lesquels étaient tracées des courbes noires, des caravelles plus modestes mais plus nombreuses se hissaient, fortes de proues ciselées en tête de krizacles. Plusieurs galères allongées bringuebalaient dans leurs ombres, couronnées de voiles de jonque carminées, et sur lesquelles vibrait un flux aux milles nuances.

Parmi cette pléthore de drapeaux inconnus, Amathane n’identifia que celui de l’archipel Nimiyu, immanquable grâce à son esthétique chevauchement d’opalin et de céruléen, et ses deux lances ambrées s’entrecroisant sur des ondulations grises. Peu de temps était cependant accordé à la contemplation : des longs canons s’orientaient vers leurs cibles tandis qu’une myriade d’orbes dansait à hauteur des mâts.

Dans un moment de suspension, où la peur régnait en maître, beaucoup anticipaient une demande de reddition. Aux aguets, Ghester avait beau enroulé ses mains autour des manches de sa haches, elle se résignait petit à petit à sa réalité.

Il n’y eut pourtant aucune demande de cet acabit, uniquement des instructions beuglées à pleine voix. Il ne résonna nul dépôt des armes, seulement un concert de cliquetis.

Tout débuta sur une nuée de hurlements. Quand la première salve surgit, aucun marin n’eut le temps de se défendre, encore moins de répliquer. Projectiles après projectiles, fussent-magiques et physiques, s’abattirent sur coques et passerelles. Foudres, rayons incandescents, boulets et carreaux, s’étaient coalisées en de dévastatrices salves. Avaient fusé avec une telle célérité que nulle égide enchantée n’avait pu être déployée.

Une épaisse fumée s’exhala de chaque zone d’impact. Partout se multipliaient les victimes, partout s’entendaient des murmures d’agonie. Médecins et mages de bord étaient réquisitionnés pour des soins d’urgence, mais arrivaient souvent trop tard. Des spirales verdâtres pénétraient dans ses plaies sanguinolentes, toutefois le vermeil dominait toujours au milieu des ponts. Matelots et matelotes succombèrent dans une atroce géhenne, décédèrent sous l’affliction de leurs camarades.

Ghester connaissait le nom de chacune des victimes. Déjà que son cœur se broyait à voir les siens périr ainsi, des larmes torrentielles l’envahirent au moment où ses yeux s’arrêtèrent sur la dépouille de Redopha. Trois flèches gorgées de flux amarante perçaient sa poitrine, et il fut ébranlé d’ultimes spasmes avant de rendre son dernier souffle.

S’agissait-il d’aveuglement, ou bien d’une fureur indicible, l’amirale ne sut le qualifier. Pas une pensée, sinon instinctive, ne traversa son esprit. Sa voix retentit, puissante et rassurantes, portant des ordres sans équivoque. Ses commandants se murent sur la progression de son discours, ses fils et filles défouraillèrent et suivirent sur leur propre élan.

Entre les airs et la surface, la riposte détonna comme jamais. Entre ciel et mer, des salves collisionnèrent au summum de l’intensité. Sur déchirure et fissures se heurtaient des forces incomparables. Centaines contre milliers s’affrontaient lors d’une bataille ravageuse, où les armes s’entrechoquèrent avec une véhémence inouïe, où l’énergie étalée dépassait toute conception.

À distance, guère en sécurité, les collectionneurs ne pouvaient que témoigner de la débâcle. Assister au trépas, vagues après vagues, de leurs compagnons de voyage. Et se consoler amèrement en songeant que terekas en conjerens en avaient été préservés.

— Quelle magie est capable de dissimuler autant de navires ? demanda Phiren en claquant des dents.

— Elle n’est pourtant qu’une fraction de celle sommeillant à nos pieds…, murmura Amathane. Moi qui suis agnostique… je ne peux que prier pour l’intervention d’Ytheren.

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