Chapitre 41 : Le choix décisif (1/3)

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Où était la reine-impératrice ? Probablement en son for intérieur, hélas elle ne lui apparaissait plus.

Muznarie s’évertuait pourtant à la faire apparaître. Quitte à amplifier ses cernes, quitte à heurter ses paupières déjà plissées. D’ordinaire, il lui suffisait de s’allonger, et son imagination s’occupait du reste. Qu’il était aisé d’esquisser chaque scénario, où les scènes se déroulaient avec une fluidité incomparable, et les triomphes embaumaient son cœur.

Sauf que son esprit était comme bloqué. Depuis sa victoire sur Nasparian, son alter ego brillait par son absence, ironiquement compensée par la hantise de ces ultimes jours. Ce n’était pas l’héroïne qui avait assassiné Aznorad, c’était elle. La jeune femme emprisonnée dans ce corps chétif. La soldate contrainte à s’isoler pour se préserver.

Du moins était-ce son désir le plus cher. Muznarie savait ce souhait irréalisable, surtout avec un sommeil désormais si peu réparateur, mais essayer ne lui coûtait rien. Jour après jour, alors que l’effervescence montait au campement, que débats et querelles se confondaient, elle aspirait à la paix.

Quand Daref la secoua, son sursaut fut donc d’autant plus conséquent.

— C’est un moment critique ! beugla-t-il. Et si tu arrêtais de pioncer, pour une fois ?

Muznarie obtempéra aussi rapidement qu’elle en était capable. Ses yeux s’ouvrirent sur les traits tirés de son commandant, qui camouflait à peine son mépris derrière une fausse placidité. S’accrochant au rebord du matelas, la soldate sonda sa tente avec une lenteur volontaire, puis se résigna à fixer son supérieur.

— Il s’est passé quelque chose ? demanda-t-elle en se frottant le nez.

— Pas encore, précisa Daref, mais le temps nous est compté. Aussi surprenant que ça puisse paraître, Sharialle voulait t’intégrer à nos réunions stratégiques, même après que tu aies ressassé plusieurs fois l’accident. J’ai toujours refusé.

— Alors pourquoi me voir maintenant ?

— Il m’est venu une idée. La fortune te sourit, Muznarie : tu vas enfin pouvoir faire la différence !

Intriguée, Muznarie envisagea même de se relever. Jamais n’avait-elle témoigné d’une telle ambition chez son commandant, robuste figure raidie sur son siège, et ce fut la raison de son scepticisme. Inclinant la tête, haussant les sourcils, elle se mordilla les lèvres face à cette figure illuminée.

— Une solution…, songea-t-elle. S’il y a encore moyen de débattre avec les terekas, alors nous devons…

— N’interromps pas ton supérieur ! lâcha Daref. De plus, tu as rarement brillé par tes idées, mais celle-ci est encore plus stupide. Tu as fréquente Bisaraj Harana, non ? Et vu comment ma générale l’a décrite… Équipée de ses lames en toute circonstance, un air méfiant inscrit sur ses traits en permanence. Non, il n’est pas possible de la raisonner. Tu devrais le savoir plus que quiconque, puisque tu as choisi de battre en retraite.

— C’était pour sauver nos vies ! Mais ces réunions tactiques, qu’est-ce qu’elles ont donné ?

— Cesse de changer de sujet. Bisaraj va rappliquer d’une minute à l’autre. Au-delà de nos divergences, il y a une manière d’éviter le bain de sang. Elle ne repartira sans la tête de mon épouse… à moins que tu te dénonces.

— Ça n’a aucun sens ! Nasparian me contrôlait au moment de…

— Et elle ne te croira jamais. Par contre, si tu lui dis que tu es la seule coupable du meurtre, elle épargnera Sharialle.

Malgré sa mine penaude, Muznarie s’efforça de lire entre les lignes. De percer les insinuations sous l’expression amène de son interlocuteur. À peine y eut-elle réfléchi qu’une douleur paralysa ses membres et que sa figure pâlit outre mesure.

— Vous êtes sérieux ? s’écria-t-elle. C’est ça, votre brillant plan ? Me livrer en pâture à une pauvre veuve en quête de vengeance ? Je refuse !

Une veine saillit sur la tempe Daref. Petit à petit s’effondrait le mur de sérénité, ce qu’il retarda en serrant les poings.

— Tu désobéirais à un ordre direct de ton commandant ? fit-il.

— Sharialle a autorité sur vous ! rappela Muznarie.

— Et je l’aime plus que quiconque, voilà pourquoi je ne supporterais pas qu’elle meurt pour te couvrir.

— Par contre, si je trépasse, ce serait acceptable ?

— Je ne suis pas enchanté à l’idée d’en arriver là ! Mais oui, Muznarie. Rends-toi utile.

Sa respiration se saccada. Ses pupilles se dilatèrent. Ses bras se relâchèrent. Soudain domina l’irrépressible envie de sombrer dans un sommeil saturé de rêves. N’importe où, tant que c’était hors de cette tente, épargnée de la froideur de Daref.

— Vous dites…, balbutia-t-elle. Que ma vie n’a aucune valeur ?

— En quoi est-ce une surprise ? répliqua son supérieur. Tout le monde s’en est aperçu. Hormis mon épouse, et décidément, je ne comprends toujours pas pourquoi.

— Mais je ne veux pas… Je ne veux pas mourir !

— Assez de tes lamentations pathétiques ! C’est un immense honneur pour un militaire de se sacrifier. Et tu veux y renoncer pour quoi ? Pour ridiculiser encore plus l’armée ruldinaise ? Pour fantasmer sur une existence que tu n’auras jamais ? Il ne fallait pas t’enrôler si tu as peur de crever, idiote !

Chaque mot s’enfonça entre ses côtes telle une dague. Chaque phrase intensifiait les larmes qui la submergeaient. Plus les sanglots se répercutaient dans la tente et plus Daref s’impatientait. Devant la figure rubiconde sa subordonnée, il se leva d’un bond, renversant sa chaise au passage.

— Et tu te mets à chialer, maintenant ? s’irrita-t-il. Écoute, je ne mâche pas mes mots, mais tu dois me comprendre. Imagine dans quel état je me sentais quand tu es revenue sans Sharialle. Puis quand j’ai appris la mort de mon meilleur sergent… C’est difficile pour tout le monde.

— Je sais que je ne suis pas la meilleure de l’unité, se défendit Muznarie, trimant à articuler. Et même si les moqueries m’affectent, je ne vais pas les laisser dicter mon existence. Je veux vivre, commandant ! Vivre ! Est-ce si compliqué à concevoir…

— Je n’en crois mes oreilles… Pauvre égoïste ! On a déjà perdu assez d’hommes et de femmes de valeur. Tu n’as aucune raison de t’accrocher autant. Franchement, tu me déçois.

Ses remontrances s’achevèrent sur une succession d’expirations et d’inspirations. Un instant durant, Muznarie espéra que Daref n’insisterait pas davantage. Qu’il partirait prestement, peut-être en l’injuriant, mais en renonçant à ses idées mortifères.

Au lieu de quoi il lui agrippa le poignet, armé d’un dédain suprême.

— Je te livrerai moi-même à Bisaraj, décida-t-il sèchement. Hors de question de perdre ma femme ni mes braves guerriers, tu entends ?

Parza se précipita à l’intérieur de la tente. Se jeta dans les bras de Muznarie, laquelle lui rendit son étreinte. Seule cette enfant était à même de rivaliser avec ses pleurs.

— Tu mentais, papa ? sanglota-t-elle. Muznarie ne va pas mourir, hein ? Pas elle, s’il te plaît !

Un sentiment de malaise saisit le commandant. Ankylosé face aux larmes de sa fille, qui s’accrochait à la militaire à en lacérer sa broigne, il était tout simplement désemparé. Les murmures de consolation s’éteignaient avant d’avoir pu être prononcé. Des tressaillements parcouraient ses doigts, ce qui ne s’arrangea guère en les frottant.

Tout à coup une brume sembla se répandre dans la tente. Ce sombre présage était sans équivoque : ainsi sa générale se manifesta. Visage enflammé, le sang bouillonnant, de profonds plis parcheminant son visage, et par-dessus tout, un regard furibond à l’intention de son mari.

— Tu as fait pleurer notre fille, accusa-t-elle.

— Mon amour, dit Daref sur un ton excessivement doux. Tu ne devrais pas hausser ainsi la voix, tu risques de…

— De quoi ? Comment oses-tu m’adresser la parole alors qu’on entendait tes rugissements dehors malgré le bruit ?

Le commandant favorisait la retraite face à la générale, mais ne gagna qu’à se heurter contre un guéridon. Plusieurs sillons de sueur glacée perlaient jusqu’à son menton. Mais alors que ses tremblements s’intensifièrent, Sharialle s’arrêta à plusieurs mètres de lui, et se contenta de le toiser avec sévérité.

— Je me fiche que Muznarie soit maladroite, déclara-t-elle. Que sa maîtrise de l’épée est à revoir. Rien ne justifie ces propos abjects que tu lui as aboyés.

— C’est vrai ! ajouta Parza, ses larmes séchant sur la ceinture gaufrée de la concernée.

— Je ne pensais pas ce que je racontais, bredouilla Daref. Ces derniers jours ont été difficiles. Entre l’angoisse, le chagrin et la colère, je…

— Et comment crois-tu que je me sente ? Pourtant l’idée d’attaquer Muznarie n’aurait jamais frôlé mon esprit !

— Mais c’est différent pour toi, tu le sais bien ! Tu lui as toujours réservé un traitement de faveur.

Sharialle refusa de céder à la provocation. D’un coup d’œil de biais, elle pouvait s’orienter vers sa fille, se calmer juste en la voyant enlacer Muznarie. Toutefois son époux n’en démordait pas, aussi garda-t-elle son dédain au moment de le fixer.

— Je suis générale, rappela-t-elle. Je dois être prête à me sacrifier pour les miens. Ma vie n’est pas plus précieuse qu’une autre, Daref.

— As-tu consacré autant d’énergie à nos autres subordonnés ? lança le commandant. On pouvait critiquer son comportement, mais Ralaïk Weg était un excellent soldat. Quid de celles et ceux qui l’accompagnaient ?

— Pourtant tu n’as pas adressé la moindre remontrance à Ajurad et Upalos, même s’ils ont détalé face à l’ennemi.

— Tu compares l’incomparable !

— Peut-être que je suis simplement outrée de tes insinuations. Je ne me soucierais pas chaque femme et chaque homme sous mes ordres ? Que cette pensée t’ait seulement m’insulte au plus haut point.

— Pas si fort ! Parza est là…

À chaque réplique supplémentaire, Sharialle se rivait vers son enfant, mais elle était consciente que la stratégie ne fonctionnerait pas éternellement. Elle réduisit la distance avec son mari. Foulée après foulée s’obscurcirent ses yeux déjà saturés de blâme, face auxquels l’impavide commandant échouait à réprimer ses frissons.

— Sacrifier Muznarie ne ramènera pas les disparus ! tonna Sharialle.

— Mais cela empêchera ce conflit d’avoir de nouvelles victimes, insista Daref.

— Dans ce cas, c’est à moi d’intervenir. Laisse-la en dehors de cette histoire.

— Hors de question. Si Ralaïk n’avait pas assommé, j’aurais volontiers donné ma vie pour te sauver !

— Et il s’agit toujours de moi… Tu n’es pas juste mon mari, Daref, tu es aussi commandant. Qu’est devenu l’homme que j’ai épousé ?

— Mon amour, je…

Daref s’interrompit de lui-même : sa gorge se noua sitôt qu’il remarqua sa partenaire baisser la tête. Une ombre inquiétante planait sur lui, et où qu’il sondât, il ne repéra nulle échappatoire. Pas même sa propre fille, agrippée désespérément à la soldate ébranlée.

— Retire immédiatement tes propos, somma Sharialle. Excuse-toi auprès de Muznarie, sinon je demande le divorce.

Plusieurs bonds eurent lieu à cet instant. Parza se détacha de la jeune femme, tentée de fuir, mais une force indicible la maintint comme témoin de la dispute. Des yeux de sa mère fusait une colère rare, presque inapaisable, à laquelle son père ne pouvait se dérober.

— Tu t’abaisses au chantage ? s’indigna-t-il. Pour quelqu’un comme elle, tu envisages de rompre notre mariage ?

— Ta réponse me donne raison, répliqua Sharialle.

— Rappelle-toi comment tu es devenue générale ! Sans mon intervention, tu sais où tu serais, maintenant ?

— Et je t’en serais reconnaissante jusqu’à la fin de mes jours. Mais les années t’ont changé, Daref… et peut-être pas pour le mieux. Je ne fais que m’inspirer de tes principes d’autrefois.

— Non, c’est insensé ! Tu…

De lourds pas se répercutèrent le long du campement. Engendrèrent des secousses jusqu’à l’intérieur de la tente.

Sharialle en eut le souffle coupé. Cessant de s’intéresser à son mari, elle se hâta vers Parza, qu’elle souleva avec délicatesse. Tête contre son abdomen, sa fille pleurait et trémulait encore.

Le regard que s’échangèrent Muznarie et Sharialle ne fit que confirmer leurs craintes.

— Des jhorats, murmura la soldate.

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