Chapitre 41 : Le choix décisif (2/3)
Deux jours s’étaient écoulés depuis que Dehol et Julari avaient aperçu les contours du campement. Ils avaient anticipé une multitude de questions, mais étant donné les circonstances, seules Muznarie et Sharialle s’étaient réellement intéressées à eux. Après avoir été transportés de part et d’autre du globe contre leur gré, ces moments de repos s’étaient avérés bienvenus.
Deux jours à peine. Un répit éphémère, dont ils présagèrent la fin bien avant qu’elle ne survînt.
Malgré tout, lorsque des grondements se répercutèrent auprès de leur refuge, ils furent tétanisés.
— En rang, camarades ! beugla Daref en surgissant hors de la tente. Tout de suite !
Autour du commandant s’empressèrent quelques soldates et soldats assez proches pour l’entendre. Par rapport aux troupes présentes, cela ne représentait qu’une fraction. Çà et là, certains repéraient terekas et jhorats s’infiltrer dans leur campement. Ici et là, d’aucuns dégainaient ou canalisaient leur magie. Partout trébuchèrent et se bousculèrent des individus piégés entre ses forces qu’ils peinaient à appréhender.
Parmi lesquels figuraient Julari et Dehol.
— Ils nous attaquent sans sommation ! s’alarma une sergente. Obéissez au commandant, maintenant !
Progressivement, un mur de militaires se construisait, que les jhorats mirent à l’épreuve par leurs puissants coups. Pour la plupart des témoins, il s’agissait de leur première rencontre avec ces colosses, face auxquels leurs réflexes leur dictaient de fuir. Diplomates et autres représentants détalèrent ainsi sur des cris d’épouvante, s’épargnant la vue de ces inqualifiables ennemis. Les uns portaient leurs homologues quand ils tombaient, les autres sprintèrent sans davantage de considération pour eux, tous espérèrent l’aubaine au-delà de leurs perspectives.
À l’exception de Dehol et Julari, dont le corps refusait opiniâtrement de se mouvoir. Condamnés à assister à la bataille en devenir, voire à en essuyer ses répercussions.
— Souvenez-vous de Ralaïk ! interpella le nouveau sergent. Il n’a jamais face aux jhorats, donc nous non plus ! Visez leurs yeux !
Plusieurs rangées de fantassins et d’archers sinuèrent entres les tentes. Des traits enchantés fusèrent, s’abattirent sur leurs cibles. Beaucoup de jhorats se protégèrent en levant les bras, après quoi ils répliquèrent, piétinèrent des imprudents, en fracassèrent d’autres de leurs poings. Des survivants accablés fondirent alors sur leurs opposants. Brandirent égides physiques et magiques pour se préserver. Ripostèrent sur les exhortations de leurs compagnons, un flux omniprésent renforçant leurs armes, figures s’érigeant au cœur d’une mêlée désordonnée.
La troupe de terekas s’illustrait par pure contraste. Épées et lances au poing, ils s’élancèrent eux aussi dans cette bataille. Tailladèrent, transpercèrent et assaillirent par les flancs. D’abord ils se faufilèrent entre les adversaires, puis quand ceux-ci les repérèrent, toute subtilité disparut, occultée par une nuée d’estocades entrecoupée de hurlements. Des projectiles de toute nature, chatoyées d’enchantements, percèrent les cuirasses indigo de l’armée ruldinaise. Entre colonnes de lumière et sphères incandescentes, entre traits étincelants et le métal flamboyants, une offensive inouïe tonitruait dans la forêt de Sinze.
À peine sortie de son refuge, désemparée, Muznarie défourailla avec prudence. Non seulement son cœur battit à toute vitesse, mais une froide transpiration débordait sur sa nuque aux poils hérissés. Ses paupières se fermèrent, juste un bref instant, le temps de brandit sa lame. Jambes et dents claquèrent au rythme auquel elle assistait à la débâcle.
— Bisaraj, où êtes-vous ? s’époumona-t-elle. Souvenez-vous de ce que votre fille nous a dit ! Les jhorats ne doivent pas être utilisés pour détruire, mais pour construire !
Un grognement se fit entendre parmi le vrombissement des colosses.
L’un après l’autre, des militaires se dressèrent sur sa route. Tout juste gagnèrent-ils une poignée de secondes, tant la silhouette fusait. Ses lames déjetaient chaque sort, tournoyaient entre ses doigts avec une incomparable fluidité. Elle se hissait aisément entre les combattants, brisaient leurs défenses d’attaques savamment placées. Sous ses iris veinées de rouge se lisait une rage sans équivoque, dont la cible s’était déjà pétrifiée.
— Écoutez votre cœur, Bisaraj ! hurla Muznarie. Pas pour moi, mais pour Nasrik, qui me tenait en plus haute estime que beaucoup !
En dépit du brouhaha, les supplications frôlèrent les oreilles de la meneuse. Seuls ses alliés pouvaient saisir ce que criait la jeune femme, dont une poignée manifestant leur opposition. Un pincement noua l’organe vital de Bisaraj tandis qu’elle se ruait vers sa proie. Même si elle se tâtonna, même si ses membres se contractèrent, même si la moiteur de ses mains ruisselait sur le pommeau de ses armes, sa course effrénée se poursuivit. À la manière dont ses chaussures ripèrent sur le sol, Muznarie sut qu’elle avait ralenti.
Mais l’espoir s’affadit une fois que son ennemie fut à portée.
Une soldate ordinaire se serait efforcée de parer. Soulever son épée devait être aisé, y compris dans un tel chaos. Jadis, sans doute la reine-impératrice lui aurait susurré les encouragements nécessaires. Une discrète impulsion qui prolongerait son existence, dusse-t-elle le mériter.
Elle restait paralysée envers et contre tout.
Bientôt, deux sillons traceraient la terre meurtrie. Bientôt, un fragile amas de chair et d’os s’entasserait à l’instar des autres malheureux. Bientôt, une flaque vermeille s’infiltrerait dans les anfractuosités, et son dernier soupir s’exhalerait dans l’indifférence quasiment générale.
Une étincelle jaillit juste devant une soldate sidérée. Entre Muznarie et Bisaraj s’était interposée Sharialle. Genoux ployés en posture défensive, un air de résolution fendait son visage alors qu’elle toisait son adversaire. De cette intense collision résulta un tintement accru par l’enchantement avoisinant. Trois lames étaient calées sur l’autre, vibraient sous le maintien de leur porteuse.
— C’est moi que tu veux ! affirma Sharialle. Muznarie a déjà bien assez souffert !
— L’altruiste générale se sacrifie pour sa subordonnée ? commenta Bisaraj. Une attitude presque honorable si vous n’aviez pas assassiné mon mari ! Lâchement, sournoisement.
— Nous ne sommes pas coupables ! Mais si nous sommes obligés d’en arriver là… Je protègerai ce à quoi je tiens.
Sharialle et Bisaraj se figèrent quelques secondes. Le temps de se jauger, paupières plissées et lèvres retroussées. Le temps de s’évaluer, leurs mains s’enserrant autour de la poignée de leur lame. Le temps d’un acquiescement, et du regret non voué, comme des plis s’épaississaient sur leurs joues.
La générale repoussa son adversaire d’un coup de pied. Prépara l’attaque subséquente.
Aussitôt Muznarie peina à les garder de vue. C’était inévitable pour un face-à-face au cœur d’une dense mêlée, même lorsque les lames s’entrechoquaient avec autant d’intensité. Ainsi se singularisait son inspiration, pourtant hors d’atteinte.
Par la suite, Muznarie se méprenait à un grain de sable emporté par un typhon.
À proximité de ruine historiques, où une magie atavique imprégnait chaque chose, des centaines de belligérants se massacrèrent sans faiblir. Femmes et hommes tombèrent au fil des minutes. Parfois les troupes ruldinaises emportèrent des jhorats dans leur trépas, mais des lignes de colosses se déployèrent à perte de vue.
Au désespoir rampant s’amplifièrent les ripostes. Armes enchantées et jets saturés de flux se confondirent dans un macabre champ du repos. Peu fléchirent même quand la géhenne s’empara d’eux. Beaucoup répliquèrent en percevant l’agonie de leurs pairs.
Une véritable tempête se déchaînait au creux des espoirs éteints. Où que Muznarie s’orientât, un fantassin s’écroulait, des fissures courant le long de son plastron. Où qu’elle posât ses yeux révulsés, plaies et lacérations faisaient jaillir le fluide vital, sans omettre les terribles brûlures. Qu’ils fussent alliés ou ennemis, les cadavres s’accumulèrent autour d’elle, achevèrent de tirer ses traits déjà ravagés.
Sergents et commandants persévérèrent dans la contre-attaque. Ils se placèrent en des rangées aussi organisées que les conditions le leur permettaient. Souvent les instructions se perdaient dans le tintamarre, et leurs subordonnées frappaient de manière désordonnée. Des égides se déployèrent pour limiter les dégâts, mais sous les assauts des terekas, la majorité se rompait en quelques minutes. Soldates et soldats désespèrent à force de voir leurs compagnons succomber. Même Daref, brisant le kolu des jhorats d’une hache infatigable, sentait des larmes irriter sa cornée.
Dans un tel chaos, Muznarie ignorait où se positionner. Pourtant agnostique, elle psalmodiait silencieusement. Et se persuada que la fortune lui souriait tant des sorts et traits l’avaient effleuré à de maintes reprises, sans lui infliger davantage que des égratignures. Mais quand une entaille labourait sa broigne, et que du sang s’égouttait de son abdomen, ses pupilles se dilatèrent. Sur son visage blafard se lisait une frayeur inapaisable alors qu’elle quémandait du soutien. Même les sorts de guérison, aussi salvateurs furent-ils, ne suffirent guère à la calmer.
Seule la présence de Sharialle lui prodiguait une once d’optimisme. Désormais, sa supérieure était trop éloignée, immergée dans sa propre lutte.
— Nous pouvons tout arrêter maintenant ! s’égosilla la générale. Assez de morts, assez de souffrance !
— Pas tant que justice n’aura pas été obtenue, trancha Bisaraj.
— Nasparian est le responsable ! Il a manipulé Muznarie avec sa magie pour que…
— Menteuse ! Il était avec moi quand l’infamie a été commise, et il n’a esquissé aucun geste suspect !
Son cœur cognait déjà sa cage thoracique, or témoigner de cet échange ne fit qu’accélérer ses battements. Là où tout geste superflu signait le trépas, là où les souvenirs assaillaient au pire moment, Muznarie scruta vite ses alentours.
Elle s’arrêta cala sur une silhouette. Celle dont l’étreinte avait diminué sa tension, celle dont la seule présence balayait les craintes. Ni une, ni deux, comme ses parents livraient leur propre, la soldate se chargea de la protection de Parza. Pour sûr que ses jambes chancelaient encore, mais elle souleva son épée d’une torsion déterminée.
Bien qu’elle restât alerte, Muznarie ne pouvait se détourner du face-à-face, et Parza encore moins.
Trois simples lames régnaient parmi une volée de sorts destructeurs. Des gerbes d’étincelles succédaient à chaque attaque, derrière lesquelles deux belligérantes inébranlables luttaient sans relâche. Quand Sharialle bloquait un coup, Bisaraj frappait plus vigoureusement. Quand Bisaraj se déplaçait à dextre, Sharialle allait à sénestre. Chacun des assauts, chacune des répliques retentissait davantage qu’anticipé. Une impulsion pour la générale, une aubaine pour la meneuse. Toutes deux pirouettèrent, tournoyèrent, leur lame comme extension de leurs bras, esquissant une danse ineffable.
Parfois leur arme s’entrechoquait plus de quelques secondes. Alors elles s’immobilisaient, genoux pliés, leurs bras transis de frissons. Alors elles se jaugeaient, le désespoir enfoui derrière leur faciès parcheminé de rictus de défi.
— Soixante-sept mille années ! brama Bisaraj. Une attente interminable, et il est mort quelques mois après son réveil. Vous avez brisé la destinée d’Aznorad !
— Ce n’est pas notre faute ! s’obstina Sharialle.
— Vous rejetez la faute sur lui. Constamment, inlassablement.
— Rien de ce que je dirai ne te convaincra ? Bisaraj, même si tu es en colère, tu envoies ton peuple à la mort.
— Trucidé par tes propres troupes.
— En état de légitime défense !
— Leur sacrifice pèsera sur nos deux consciences.
Deux lames fendirent l’air, si véloces qu’elles faillirent lacérer la générale. Sitôt qu’elle avisa les pleurs de son adversaire, sanglotant entre ses moulinets, cette dernière se mit à ralentir. Comme si son instinct l’appelait. Imperceptible de prime abord, elle relâcha les doigts de son pommeau. Secondes après secondes, ses parades perdaient en vivacité, jusqu’au moment où son épée percuta le sol sur un cliquetis.
Tout se suspendit le temps d’un battement de cils. Une onde de perplexité se diffusa aux alentours, chez Bisaraj la première. Pourtant ne se discernait nulle hésitation en Sharialle, dont le corps s’inclina vers l’arrière, et les bras se déployèrent en un instant.
— Non ! beugla Daref en se retirant de sa position. Qu’est-ce que tu fais ?
Sharialle n’écouta pas les cris de son mari, mais les supplications de Parza ne la laissèrent guère indifférente. Ce fut en plissant les lèvres, déterminée comme jamais, qu’elle s’érigea ainsi en face de son amie d’autrefois.
— Je ne me défendrai plus, déclara-t-elle. Si tu m’ôtes la vie, me promets-tu que tu épargneras mes camarades ? Que la bataille s’arrêtera ?
— Comment sauras-tu que je m’engage à ma parole ? douta Bisaraj. Tu ne seras plus là pour y assister…
— Car malgré tout ce qu’il s’est passé, malgré nos déceptions communes, je crois encore en toi.
Alors que la bataille faisait rage autour d’elles, que projectiles magiques et physiques emportaient incessamment les combattants, Sharialle et Bisaraj s’arrêtèrent sur leur vision respective. N’eût été sa famille, n’eût été sa protégée, la générale serait partie en l’absence de regrets. Une brève agonie, suivie d’un éternel silence. Pas une décision aisée, mais une paix assurée, fût-elle temporaire. Fermant les paupières, Sharialle entendit les lames fouetter l’air charrié d’enchantement. Des larmes sillonnèrent sur ses joues, promesses d’un lendemain auquel elle ne pourrait assister.
Ce ne fut pas son sang qui coula.
Au moment où des gouttes vermeilles giclèrent sur sa figure, Sharialle osa entrouvrir les paupières, seulement pour se heurter à une horrifiante. La hache de Daref avait traversé la dossière de Bisaraj : une large entaille courait le long de sa peau. Contrastait le sinistre mutisme de la victime avec le hurlement que poussa son adversaire. Deux lames supplémentaires tintèrent sur la terre souillée, et la meneuse déchue, haletante, agonisante, trimait à rester sur ses genoux.
D’un ultime regard, Bisaraj condamna Sharialle. Une lueur de déception, s’engageant à la hanter, s’éteignit à jamais sitôt qu’elle s’effondra. Fût-ce une poignée de secondes, le déni la frappa, après quoi les lames vinrent progressivement. La submergèrent, débordant de ses iris injectées de rouge. Elle-même tomba à genoux, les bras relâchés, et déplora la perte de sa camarade sous les yeux médusés de son époux. Une main moite se plaqua sur ses lèvres tremblantes, enfouit une partie de son faciès. Frôlait l’envie de les coller à ses oreilles bourdonnantes, tant la cacophonie environnante ne tarissait guère.
— Tu as tué Bisaraj ! tança-t-elle, sans daigner fixer Daref.
— Pour te sauver la vie ! s’exclama son mari. Es-tu bornée à ce point ? J’ai accompli mon devoir de commandant !
Des mots cognèrent contre les tympans de Sharialle, pourtant ils lui furent inintelligibles. Il lui était impossible de s’extirper de cette âpre vision. De ce corps étendu à ses pieds, figé dans une expression d’incompréhension. Autour d’elle s’intensifiait une lutte à laquelle elle ne prenait plus part. À plusieurs reprises, des terekas la prirent pour cible, aussi ses subordonnés la défendirent avec acharnement. Loin, très loin, elle percevait l’affliction de Muznarie.
— Relève-toi, je t’en supplie ! cria Daref. Tu ne gagneras rien à te morfondre ainsi et maintenant ! Mène nos troupes au triomphe, pour que…
Nasparian se téléporta au centre de la mêlée.
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