Chapitre 42 : Noble incursion (2/3)

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— Nasparian doit être vaincu, affirma Dehol. Mais Vazelya n’est pas la solution.

Des volutes de fumée s’élevaient de part et d’autre du campement dévasté. De verdâtres filaments sifflaient depuis les soins administrés de toute urgence. Chaque geignement, chaque supplication amplifiait l’affliction des survivants, s’atténuait dans l’air charrié de magie souillée. Toute arme avait été rengainée, tout flux seulement employé à des fins salvatrices.

Pourtant ne s’entonnait que la débâcle, même au-delà des limites du refuge de jadis.

Incapable d’aider qui que ce fût, Dehol et Julari en étaient réduits à marcher en son cœur. Lèvres plissées, cœur serré, larmes naissantes. Quand ils croisaient les yeux délavés des agonisants, voire la vacuité chez les trépassés, leur chagrin ne pouvait que s’intensifier. Ils iraient au-delà de la morbidité incarnée, peu importait la douleur infligée par cette épreuve.

— Tu es aveugle ou quoi ? lança Daref, s’enquérant de Sharialle avec Parza dans ses bras. Tu connais beaucoup de mages rivalisant avec lui, peut-être ?

— Mais à quel prix ? rétorqua Julari. Nous avons été témoins de la cruauté de Vazelya, aux antipodes de ses beaux discours.

— Exactement, renchérit Dehol. Les choses empirent chaque fois qu’elle intervient. Il est temps d’y mettre un terme.

À brûle-pourpoint, le commandant reposa sa fille à terre, bien qu’il procédât avec délicatesse. Il saisit le poignet de Dehol, lequel sursauta alors, mais échappa à son emprise quitte à laisser son bras strié d’une griffure.

— Tu en assez fait ! interpella Sharialle. Eux, plus que quiconque, ont mérité d’être maîtres de leurs propres choix !

— Et ruiner nos chances d’obtenir une paix définitive ? grogna Daref. Oui, il y a eu des dommages collatéraux. C’est terminé, ils se sont éloignés.

— Non ! s’écria Muznarie. Auriez-vous déjà oublié la frontière que vous surveilliez, commandant ? Vous savez où ils se dirigent ! Et vous savez que Nasparian en tirera avantage.

Julari remercia la soldate d’un faible sourire, puisque Daref n’insista pas davantage malgré ses protestations. Mais Muznarie attrapa à son tour l’avant-bras de Dehol, même si ce fut avec bien plus de douceur.

— N’y allez pas ! s’alarma-t-elle. Il y a eu trop de morts aujourd’hui… J’ai vu ma vie défiler, et je suis déjà une miraculée.

— Tu as peur pour nous ? fit Julari.

— Comment il pourrait en être autrement ? Nous n’avons eu qu’un aperçu de leur pouvoir démentiel, et c’était plus que suffisant. Si vous vous approchez, ils vous balaieront ! Qu’espérez-vous atteindre ?

Une lueur d’espoir fendit Muznarie au moment où Dehol s’arrêta. Ses traits s’adoucirent, et les meurtrissures promettaient de se résorber. Toutefois déchanta-t-elle sitôt qu’il s’extirpa de son contact. Il inspira longuement avant de se balayer son environnement. Il s’attarda en particulier sur Sharialle. Enveloppant Parza d’une solide étreinte, la générale le fixa avec intensité, et termina d’un court acquiescement.

— Jamais je n’ai été autant conscient du danger, concéda Dehol. Une part de moi a envie de détaler, de m’abriter là où Vazelya ne pourra jamais me trouver. Mais ce que je viens de décrire, c’est une chimère.

Dehol contracta ses poings tout en plissant les yeux. N’eût été l’intervention de son amie, ses nerfs se seraient durcis, au lieu de quoi progressa-t-il d’une foulée déterminée.

— Elle s’est acharnée à nous imposer notre avenir, dit-il. Convaincue qu’elle est la mieux placée pour ça. J’en ai assez de vivre dans une peur constante. Je veux que cette torture cesse, d’une manière ou d’une autre. Rares ont été les instants de répit depuis cette nouvelle existence…

— Trop longtemps, ajouta Julari, nous avons été les instruments de Vazelya. Condamnés à subir plutôt que d’agir. Vous n’êtes pas d’accord avec nous, et vous avez peut-être raison. Mais je vais suivre Dehol… Quitte à vivre cette nouvelle vie, je veux être libre.

— Et voilà le seul point où nous nous accordions avec elle… C’est aujourd’hui que tout s’achève.

Côte à côte jusqu’au bout, armés de résolution, Julari et Dehol quittèrent le campement à vive allure. D’ici les témoins avisaient les tressaillements qui les secouaient de part en part. D’ici ils assistèrent impuissants à leur disparition. Deux silhouettes s’affadirent entre faille et désolation, vers l’horizon austral aux grondements toujours plus conséquents.

*****


Quelques rares filets de lumière perçaient encore à travers les nuages. Mais dans cette grisaille omniprésente, ils s’apparentaient à une goutte d’eau chutant dans un immense brasier. De ces masses sombres jaillissaient des jets de foudre d’une véhémence jamais vue. Dès que la foudre frappait, des cratères entiers se creusaient à leur point d’impact, autour desquels des incendies se propageaient. De gigantesques feux tourbillonnaient, consumaient la flore, embrasaient que l’enchantement millénaire ne protégeait pas suffisamment.

Pourtant se méprirent-ils à une flammèche, en comparaison avec les sorts déployés.

Vazelya se surprit de la propre puissance libérée de ses mains. Des vibrations compressèrent l’air avant de crevasser la vallée dans son intégralité. Nasparian eut beau invoquer sa plus résistante égide, une peur véritable le paralysa à l’instant où des brèches s’y répandirent.

Il avait déjà été propulsé à plusieurs reprises, mais jamais ce ne fut aussi rapide. Il racla le sol sur toute la longueur de l’île, et sur son passage créa une fissure profonde, une entaille sous laquelle les abysses se révélèrent. Voyant la terre se dérober à ses pieds, Vazelya se mit à léviter, et généra son propre rempart de flux. L’air alentour s’était cependant si comprimé que des ondes la cisaillaient à travers. Des sorts de soin, placés dans son élan, ne suffirent guère à calmer la douleur pour de bon.

La mécène n’en avait cure, tant que le tyran affrontait son destin.

Or celui-ci se fracassa sur l’île voisine, son corps étalé sur une cavité inscrite dans la falaise. Vazelya aurait esquissé un sourire si la terre ne se décomposait pas à ses pieds. Peu à peu, l’île s’enfonçait dans les profondeurs desquelles elle avait émergé encore récemment, sauf que cette fois-ci, elle n’en remontrait jamais. Fracturée, elle emmenait la vie qui avait fleuri sous un meilleur ciel. Morcelée, elle emportait les édifices à l’histoire inscrite jusque dans leurs fondations.

Hélas Vazelya ne put prononcer le moindre hommage. Elle rejoignit le littoral avoisinant, sur lequel elle atterrit non sans heurt. Des algues s’enroulaient autour de ses chevilles tandis que des vagues rugissantes mordaient sa tenue. Fermant les paupières, elle échoua à se préserver de la subtile agonie de l’engloutissement. Et se maudit sitôt qu’elle ouvrit les yeux : bien qu’entamé, Nasparian se dressait vivant devant elle. Il ne se targua en face de son adversaire, incapable de totalement résorber ses plaies, mais ce fut tout comme à ses yeux.

— Je n’attendais pas moins de ta part, dit-il. Tant d’années gaspillées, à chercher l’impossible vertu, alors que tu aurais pu embrasser ta nature destructrice.

Vazelya foudroya son ennemi d’un regard déjà teinté de haine.

— Je t’interdis ! tonna-t-elle. Tu me forces à déployer des moyens incommensurables… mais ce à quoi tu viens d’assister ne me ressemble guère.

— Une savoureuse justification, persiffla Nasparian. Il était fort probable que des terekas ou des explorateurs foulaient ce joyau. As-tu songé à compter ton nombre de victimes ?

— Ce joyau ? Depuis quand y es-tu tant attaché, considérant les ravages que tu y as perpétrés ?

— Il n’en demeure pas moins mon territoire, sur lequel j’ai exercé un contrôle durant un demi-siècle. L’inévitable rapprochement des civilisations a mis fin à ce cycle… mais j’ai les capacités d’en concevoir un nouveau.

— Voilà un champ lexical bien inquiétant… Toi qui aimes t’entendre parler, tu devrais peser tes propos. Terekas ou autre, ludrame ou humaine, tu n’attribues aucune valeur à la vie !

— Ce qui me rend moins hypocrite que toi.

Sur un rugissement s’entama la charge subséquente. Au départ, Nasparian entreprit d’éviter, mais Vazelya fondait si vivement sur lui qu’il préféra riposter Deux poings saturés de flux se rencontrèrent, après quoi retentit une terrible secousse. Plus les vagues d’énergie s’entrechoquèrent et plus la marée se déchaînait. Plus les ondes tailladaient le panorama et plus les éclairs impactaient.

Ébranlés, endurant envers et contre tout, les mages se jaugèrent hargneusement. Ils ne flancheraient sous aucune sollicitation, peu importait leur intensité.

— De quel nouveau cycle parles-tu ? demanda Vazelya.

— Les circonstances ne se prêtent peut-être pas au débat, répondit Nasparian. De toute manière, tu ne seras pas là pour y assister.

— Tu reconnaissais ma puissance, et maintenant tu me mésestimes ? Bientôt tu regretteras ces paroles !

Alors que des brèches s’ouvraient sur cette île, leur magie ne faiblissait pas d’un iota, absorbait le moindre rémanent qui imprégnait ce territoire.

Terres et cieux se déchirèrent à leur prochaine attaque.

*****


— Où allez-vous ? paniqua Varanes. Revenez !

Désemparé, le dresseur se consuma les poumons à force de sprinter. Des débris jonchèrent les bordures de la falaise où il poursuivait les krizacles. D’ordinaire, il aurait apprécié leur vol grâcieux. Il se serait pâmé face à leurs ailes déployées, d’une telle envergure qu’elles rivalisaient avec l’étendue de la voûte. Sauf que le grondement permanent secouait son corps poussé dans de douloureux retranchements. Il était conscient que jamais il ne réussirait à les rattraper, pourtant il s’acharna.

Persista jusqu’au moment où il atteignit les rebords de l’escarpement. Où d’insignifiantes pierres ripèrent de ses bottes avant de chuter vers la plage, par-delà laquelle les créatures plongèrent. Bientôt elles s’évanouirent dans les abysses comme de hautes colonnes d’eau jaillirent à l’immersion, abandonnant Varanes derrière elles. Lequel exsuda, s’arracha les cheveux, tira sur sa tunique. Des larmes montèrent même à ses yeux.

Mais il perçut la souffrance des siens. Cessa de s’attarder auprès du dôme disloqué. Alors qu’il appréhendait sa volte-face, regagnant sous peu l’orée de son village, ses sanglots trouvèrent justification.

— Fuyez ! tonitrua une voix méconnaissable. Très loin, n’importe où, sauf ici !

Tant pis s’il pantelait, le dresseur se hâta le long de la voix qui sinuait les hauteurs. Non qu’il désirât en avoir le cœur net, mais les cris ne s’estompèrent aucunement, et l’odeur de brûlé piquait ses narines. Des brûlures parcouraient ses jambes usées, proches de déchirer son pantalon. Il se précipitait à la cadence de ses battements. Trébucha à de maintes reprises, tant le sol se dérobait mais partout, mais se relevait systématiquement. Quelle que fût l’ampleur de ses contusions, elle ne justifiait pas de ralentir.

La première fois que Varanes avait assisté à un déplacement aussi massif, les circonstances différaient grandement. Toutes ces personnes qu’il avait côtoyées, aspirant à une paisible réunion des civilisations, s’étaient endormies plus longtemps que quiconque aurait pu anticiper. À leur réveil, même les plus pessimistes ne s’attendaient pas à cela.

À fuir la destruction de leur foyer, où des centaines d’âmes s’étaient déjà éteintes.

Perclus, le dresseur chercha qui il pouvait secourir au milieu des brèches et de la conflagration. Au milieu de ces dépouilles calcinées, ensanglantées, ou ensevelies. En contrebas, un père claudiquait en portant sa fille estropiée par un sort perdu. Au centre, plusieurs sillons vermeils traçaient la courte voie de deux amis, privés de leurs pieds depuis l’irruption des failles. Une pluie de cendres et d’escarbille s’abattait sur le récent refuge, étouffait quiconque se trouvait à proximité. Varanes lui-même n’était pas en sécurité.

Pourtant il ne bougea pas. Au lieu de quoi il récita prières après prières. Adjurant à chaque divinité du Mowa, suppliant pour que chaque vie fût épargnée. Implorant pour que Siraphron, dans sa miséricorde, guiderait ces sujets à l’abri, un lieu de paix que lui seul avait conquis.

Un instant durant, il crut percevoir des chuchotements mais, ouvrant les paupières, se heurta au silence dans toute sa froideur.

Près de lui se déployaient des cataclysmes dont il n’aurait redouté l’émergence qu’à la fin des temps. Des cyclones enflaient de part et d’autre de cette zone de l’archipel, rasait la floraison déjà déchiquetée. Des secousses fractionnaient des îles déjà séparées longtemps auparavant. Des raz de marée engloutissaient cette vie renaissante, pour un assourdissant retour aux abysses.

Un fragment d’espoir effleurait Varanes à chaque lamentation. Des soupçons de vie disséminés dans le marasme luttaient à leur échelle contre l’anéantissement. Même quand ses compatriotes s’éclipsaient à l’horizon, il craignait que cette nature souillée les rattrapa. Que la même magie, prometteuse des miracles, les inhumerait sans la moindre résipiscence.

Il n’avait qu’à baisser les yeux, et l’optimisme n’avait plus de raison d’être. Depuis longtemps le dresseur avait cessé de dénombrer combien des siens avaient succombé. Éclairs, rayons incandescents et piliers lumineux déviaient et les frappaient implacablement. Varanes n’en demeurait pas moins paralysé, rejeté sur ses genoux, assailli par les murmures d’agonie.

Il reconnut tant des victimes, et les pleura l’une après l’autre. En son absence, Bisaraj avait perdu Lygaran, sa meilleure sculptrice, fauchée par le flux surpuissant et omniprésent.

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