Chapitre 43 : Le geste altruiste (1/2)
Vazelya contempla son œuvre à contrecœur.
D’éternelles minutes durant lesquelles n’existait que le compagnon déchu aux yeux de Julari. Elle l’enlaçait comme jamais elle n’avait enlacé personne. Se ongles traçaient des sillons blancs sur sa veste en cuir. Ses sanglots retentissaient dans la vallée, échos mortifères qui bientôt s’évanouirent dans le vide. Restait une fermière meurtrie de façon irréversible, demeurait une tueuse aux larmes intarissables.
Par-dessus laquelle la mécène était pétrifiée.
Rien ne se distinguait sur son visage parcheminé de plis. Du moins était-ce sa réaction initiale, car le tableau s’assombrissait à force de se maintenir. Un rideau de pleurs tamisait sa vision désormais exempte de toute magie. L’on ne percevait plus qu’une macabre mélodie, certes dépourvue de paroles, mais s’ancrant avec tout autant d’efficacité.
Des murmures s’estompaient avant d’avoir pu se concrétiser. C’était une brise subséquente au cyclone, qui gifla assez Julari pour la faire lever les yeux.
Ses inspirations se hachèrent comme ses iris s’injectèrent de rouge. Ses muscles se durcirent comme elle tressaillait intensément. Sur une impulsion inédite, Julari décocha un coup de poing face auquel Vazelya ne se mut pas d’un centimètre. Quoique cette dernière chavirât, elle resta digne sous l’assaut, endura la fureur de son adversaire.
— Tu es fière de toi ? fulmina Julari. Voilà comment tes grandes ambitions sont appliquées ? La mort, la destruction, partout ! Tout ça pour que Nasparian s’enfuie !
— Je le rattraperai ! insista la mage. Justice sera rendue pour chaque victime d’aujourd’hui.
— C’est plus probable que tu empires la situation, comme toujours. Sauveuse des peuples de ce monde ? J’ai envie de rire, Vazelya, mais je ne peux pas. J’ai envie que ce cauchemar s’arrête, mais tant que tu interviens, il se prolongera jusqu’à ce que ma conscience se déchire.
— Non, non ! Il doit bien y avoir une solution !
— S’il y en a une, elle ne viendra pas de toi.
Incapable de répondre, Vazelya songea à renoncer. À se laisser transporter par les vagues de la quiétude, là où aucune âme ne la jugerait. Mais toute échappatoire devenait illusion face à la colère de Julari. Rien que l’écarter, fût-ce avec déraisonnable précaution, relevait du risque.
Et son cœur acheva de se fendre dès qu’elle aperçut Dehol dans sa totalité. Il était figé dans une mine horrifiée, et surtout confuse. Malgré la douleur qui l’étreignait, malgré la forte poigne de la fermière, Vazelya commença à se pencher vers lui.
— Il ne peut pas être mort, souffla-t-elle. Pas maintenant. Pas après tous mes efforts.
— Je refus d’y croire aussi, lâcha Julari. Mais il va falloir affronter cette réalité. Admettre que tes discours n’ont jamais signifié quoi que ce soit. Tout ce qu’il voulait, c’était que cette violence cesse pour de bon !
— Il n’y aurait plus rien à faire ? Toutes ces années à maîtriser mes pouvoirs exceptionnels… elles ne se sont pas volatilisées. Elles n’auront pas été futiles !
— Même maintenant, tu cherches toujours un prétexte pour te vanter ? Tu n’as aucun respect, malgré ce que tu prétends.
Les mots la blessèrent intérieurement, mais elle préféra les ignorer. D’une main délicate, d’où émanaient de fines particules bleutées, Vazelya effleura le torse de Dehol, se mordilla les lèvres inférieures devant cette âpre vue. Face à cette plaie mortelle, face à l’irréversible.
Un éclair d’ambition fendit pourtant ses traits.
— Je cherchais juste à souligner que rien n’était perdu, affirma-t-elle. Pourquoi assumer mes erreurs, quand je peux les corriger ?
— Assez ! tonna Julari. Va-t’en, tout de suite ! Tu n’as jamais réussi à les corriger !
— Parce que je n’ai pas tenté chaque approche, dont une que j’ai volontairement évité. La source de nos problèmes provient de la résurrection de Nasparian… Et si cette magie était employée à des fins bénéfiques ? Il m’a astreinte à imiter sa magie ignoble, mais je peux apprendre de lui. De ses rares actions bienveillantes.
Des frissons tordirent l’échine de Julari. Dès qu’une lueur semblable à nulle autre fut déployée, ses yeux s’écarquillèrent à l’extrême. Cet éclat éblouissant perça sa rétine et l’exhorta à reculer, même si cela revenait à abandonner Dehol.
Vazelya, quant à elle, balaya ce dénouement d’un suprême revers de la main.
Une salve d’énergie enveloppa le corps du défunt. Des spirales nacrées se multiplièrent et tournoyèrent sur d’agréables sifflements. À chacune des leurs rotations, la déchirure se refermait davantage, et des convulsions secouaient Dehol. Bientôt ne resta qu’une noirâtre cicatrice, mais alors que la mécène s’ébaudissait déjà, une lueur émergea dans les iris de la victime. Ainsi scintillait la trace indubitable du processus : une lumière éternelle, une porte s’ouvrant au retour dans ce monde ébranlé.
À sa première inspiration, Vazelya se perdit en un cri de joie qui jura avec celui de Julari.
— Je l’ai fait ! se réjouit la mécène, la figure inondée de larmes. Héliandri a pu être réuni avec sa meilleure amie et maintenant, cette chance t’est aussi offerte, Julari.
Du baume emplit son cœur à l’anticipation de l’inévitable étreinte. Dans son soupir se marquerait la réunion, et enfin la culpabilité renoncerait à l’enserrer. Ces sombres nuages, marques de l’affrontement, cèderait à la nitescence accompagnée d’un vent nouveau.
Au lieu de quoi triompha le silence absolu.
Préoccupée par ses halètements, Vazelya diffusa un nouveau sort de soin, grâce auquel Dehol se ressaisit. Il se redressa progressivement, parcourut son environnement avec une lenteur inhabituelle, suite à quoi il regarda ses mains, contrit et confus. Plus sa vision s’y confinait et plus les tremblements s’accentuaient.
Jamais Vazelya n’aurait prédit que son protégé exsuderait autant. Ni que des sillons aussi profonds creuseraient son faciès. Encore moins qu’il se tournerait vers elle, figé dans une expression d’effroi.
— Que m’est-il arrivé ? demanda-t-il, trimant à articuler.
— Je t’ai ramené à la vie, expliqua Vazelya d’une voix affable. Tes souffrances sont terminées, Dehol.
— Mais alors… Je suis mort ? Comment est-ce arrivé ? Je…
Lorsqu’il réalisa, ce fut au tour de la mécène de frémir.
— Tu m’as tué, dénonça Dehol.
— Un malheureux incident, que je me suis aussitôt efforcée de compenser ! se défendit Vazelya. Que te faut-il de plus ?
— Au moins, si j’étais resté mort, mon calvaire aurait été terminé.
Dehol se remit debout face à deux témoins pétrifiés. Alors que ses larmes avaient déjà séché, Julari voulut se rapprocher de lui. Pourtant elle n’en fit rien. Dans un moment d’espoir, cherchant à réconforter de lui, Vazelya ne reçut que son dédain.
— Tu n’y pensais pas ? s’enquit-elle. Tu dois être ébranlée après un tel miracle, donc s’il est nécessaire de t’accorder un peu de temps pour te remettre…
— Non, trancha Dehol. Tu sais pourquoi suis intervenu, ce qui m’a coûté la vie ? Pour que tout se finisse aujourd’hui. Mais tu m’en as empêché. Quelle décision m’appartient encore ?
— Tu estimes sérieusement que le trépas aurait été préférable ? Que dois-je faire, m’agenouiller pour que tu me montres ta gratitude ?
— Soit tu voulais étaler ta bonté aux yeux de tout le monde, soit tu t’es attachée à moi de façon maladive. Dans les deux cas, je ne suis plus une personne… Seulement un objet que tu emploies à ta guise. Une marionnette dont tu tires les ficelles pour mieux la brandir !
Faute de trouver comment se justifier, Vazelya réduisit la distance avec son protégé, mais ce dernier ne cessait de reculer. Il la repoussa d’un geste sec, la fureur tirant ses traits fatigués. Avec lui, l’éclat de ses yeux perdait d’autant du naturel, surtout quand il toisa la mage.
— Je ne veux plus jamais te voir, lança-t-il. Je veux juste être tranquille. Maintenant, et pour toujours !
Même le coup d’œil de Julari, teinté de soutien, n’empêcha guère Dehol de faire volte-face. De s’élancer au-delà de la vallée malgré les appels de son amie. De travailler son corps à peine remis de son ultime épreuve, rejoignant la déclivité à preste allure.
Julari entreprit de se lancer à sa poursuite. Mais à peine eut-elle bondi que des sanglots atteignirent ses oreilles, ce qu’elle s’empressa de vérifier. Et se heurta à la mécène recroquevillée, privée de l’impulsion nécessaire à rattraper Dehol.
— Comprendra-t-il ? soupira-t-elle. J’ai eu tort de le traiter ainsi, mais il ne peut nier ma présente générosité…
— Et s’il avait raison ? attaqua Julari. Réfléchis à comment tu utilises notre magie. Tu joues avec nos vies, et nous n’en pouvons plus. Ressusciter n’effacera pas tes crimes.
— Mes… crimes ? Non, justement ! J’efface les crimes. Ceux des autres… et les miens.
— Quel cadeau tu nous fais ! Une existence de peur sans issue, une vie sans libre-arbitre. Regarde comment tu l’as brisé.
— Je l’ai sauvé !
— Non, Vazelya. Si tu tiens réellement à nous, alors arrête d’interagir avec nous. Laisse-nous tranquilles.
Ces ultimes paroles s’ancrèrent dans son esprit. Quoi qu’elle tentât, la mécène comprit que ce serait en vain, car les accusations se répèteraient et les mots la lancineraient.
Julari s’échappa aussi de son emprise sans qu’elle ne pût agir.
Esseulée, Vazelya succomba à ses larmes. Abandonnée, elle se pelotonna au cœur des ruines. Faune et flore périclitaient dans un gémissement tandis que la responsable endurait ses souffrances, comblant un mutisme de sa propre création.
Jusqu’au moment où la sempiternelle voix la tarauda. Plantant ses ongles telles des griffes sur la terre stérile, Vazelya n’accorda que sa rogne au guerrier. Sueur et pleurs se confondaient sur sa figure lustrée. Son sang s’asséchait sur son arcade sourcilière et la commissure de ses lèvres, décuplant son sentiment.
— Pas toi, grogna-t-elle. Tout sauf toi !
— Tu aspires à la paix sans la mériter, assena Adelris sur un ton outrecuidant. Tu n’as toujours pas compris ? Tant que tu poursuis ainsi, je continuerai de te tourmenter.
— Mais je ne cherche que la repentance… un moyen de me rattraper. N’étais-tu pas un brave combattant ? Un individu plein de bonté ? Quelqu’un comme toi devrait pardonner à son ennemie, non ?
— Même si je m’y abaissais, à quel point ta conscience sera soulagée ? À cette envergure, il ne s’agit plus d’un simple dommage collatéral ou d’un incident isolé. Tes victimes pourraient peupler un village entier… une ville entière.
À la cinglante réplique s’ajouta un sourire d’un sadisme hors norme. Telle une lance l’embrochant par l’épigastre, tel un cylindre incandescent la consumant toute entière. Mais le coup frappait au-delà du dédain avec lequel Adelris la dévisageait. Au-delà de sa fierté ostensible qui contrastait avec son corps tassé. Chaque frisson lui rappelait ses méfaits, chaque tressaillement semblable à un éclair impitoyable. Si Vazelya fermait les yeux, elle s’accrocherait à Dehol et Julari, et s’épargnerait la rudesse incarnée. Plus aucun mort ne peuplerait sa vision déjà ternie.
Soudain une illumination la conquit. Un éclat habita ses iris, certes plus éphémère que pour son protégé, et néanmoins persistant.
— La magie reviendra dans ces lieux, affirma-t-elle avec conviction. Une terre aussi sacrée, même altérée par ma faute, renaîtra de ses cendres. Il n’appartient qu’à moi de corriger le tir.
— Et comment comptes-tu t’y prendre ? questionna Adelris, incapable de dissimuler son scepticisme.
— Où que tu te sois terré, tu as dû témoigner de cet exploit. Je suis à même de le reproduire !
— Ta carrière prend un tournant inattendu, Vazelya. Tu deviens nécromancienne, maintenant ?
— Nécromancienne ? Non ! Dehol et Julari se fourvoyaient. Je vais leur offrir une nouvelle existence, mais sans les contrôler !
La mage n’attendit pas que le guerrier ripostât. Bien qu’Adelris la talonnât encore et toujours, Vazelya refusa de lui consacrer le moindre coup d’œil. Tout ce qui lui importait se situait droit devant elle. Plusieurs kilomètres qu’elle s’obligea à parcourir dans une véloce lévitation, son organe vital palpitant à chacune de ses impulsions.
Et se serrant quand elle vit sa débâcle.
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