Chapitre 43 : Le geste altruiste (2/2)

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Une âcre odeur remonta dans ses narines, mais elle n’y prêta pas attention. Une profonde opacité emplissait ses alentours, mais elle n’en eut cure. Vazelya cheminait entre brèches et escarbilles, marchait parmi la géhenne. Ni le vônli, ni le fezura n’avaient aidé ces habitations à résister. Des pans de mur s’étaient disloqués, sous lesquels s’entassaient de nombreux corps. Des demeures avaient été incendiées, desquels beaucoup n’avaient pu s’enfuir. Partout, où qu’elle regardât, la mort avait triomphé, et les éparses interventions sur les agonisants affectaient peu ce constat. Même des enfants et vieillards comptaient gisaient parfois au creux des cavités. Que ce fût au centre du hameau ou à ses abords, que ce fût sur la plage ou à l’escarpement, d’innombrables terekas avaient péri. Et leurs stigmates ne laissaient aucun doute quant à la cause.

Il lui était si ardu de rester placide. De progresser dans cette hécatombe, inspirant et expirant au rythme de ses foulées. Vazelya s’injectait des pensées positives. Résister, elle devait résister le temps d’absorber les résidus de flux. Même si les geignements alentour tailladaient son âme, même si l’ombre de ses précédentes victimes la suivaient en permanence. C’était tout juste si les survivants l’avaient remarquée, la gratifiant de la sinistre opportunité de marcher parmi eux.

Quand toutes ses lames l’eurent quitté, Vazelya parvint face à un dôme, auprès duquel un dresseur se lamentait.

— Voilà d’où ces krizacles ont jailli, devina-t-il. L’emplacement idéal pour entamer ma réhabilitation.

Varanes ne remarqua la mage qu’au moment où elle l’obombrait. Longtemps immergée en décalage avec sa réalité, Vazelya fut enveloppée d’une énergie dantesque. Une mélodie éthérée s’entonnait à mesure qu’elle se penchait vers la dépouille, qu’elle ôta délicatement des mains du dresseur. Celui-ci eut beau être pantois, inapte à s’exprimer, il ne s’ingéra pas.

Un flot énergétique submergea son amie. Sous ce pilier opalin, où chantait une kyrielle de particules, Varanes assista à la résurrection de Lygaran. Elle-même mit du temps à se redresser, haletant davantage qu’elle ne respirait. Pas un mot de gratitude ne sortait de sa bouche tandis que sa sauveuse exultait.

Les voix ne se turent qu’une poignée de secondes. Sitôt qu’elles s’amplifièrent, Vazelya se fendit d’un rire nerveux avant de s’y mesurer.

— Elle n’était que la première d’une longue liste ! s’époumona-t-elle. Devez-vous voir chacun de mes miracles pour que je sois enfin libérée de vos tourments ?

— Qui êtes-vous ? demanda Varanes. À qui vous adressez-vous ?

— Quelle puissance…, souffla Lygaran. Mais je ne comprends pas ce qu’il s’est passé.

— Tu es morte, Lygaran. Et elle t’a ramenée. Sauf que c’est elle aussi qui…

Une onde oppressante l’assaillit et l’interrompit. Même avec son amie arrachée à la fatalité, peu de place était laissée aux réjouissantes, tant Vazelya l’intimidait par sa simple présence. Cette dernière se tordait davantage à chaque minute, s’élançant sans relâche au mépris de sa douleur.

Elle canaliserait tant que perdurerait le moindre reliquat de flux environnant. Réceptacle d’une puissance infinie, persuadée qu’aucune objurgation ne la limiterait. Devant elle s’amoncelait une myriade d’occasion de s’illustrer. Chaque sourire se dissipait sous les martèlements incessants, guère sa magie.

— Je vais vous sauver ! hurla-t-elle. Je vais tous vous sauver !

Le procédé se répéta sans issue à l’horizon. Vazelya identifiait un cadavre adossé à une caldera ou jonchant auprès d’un entassement. Libérait un déluge de flux qui inondait la victime, bientôt ramenée parmi les vivants. Bien que cela lui puisât dans ses forces, bien que l’affliction la frappât encore, la mécène générait ces colonnes iridescentes avec résolution.

Chaque allègement ne durait qu’un battement de cil.

Pourtant un nombre grandissant de victimes goûtait de nouveau aux bienfaits de la vie. Ils revenaient certes désorbités, mais Vazelya se persuada que ce serait temporaire. Certains sanglotaient par-dessus les dépouilles de leurs camarades, d’autres se précipitaient vers les agonisants. Un temps durant, la mage s’en servit comme guide, grâce auxquelles elle trouverait les malheureux ayant échappé à son inspection initiale.

Sauf que, souvent, les corps étaient trop endommagés. Tantôt une noirceur implacable les recouvrait, tantôt ils avaient été dilacérés sous l’effet de la magie. Vazelya s’obligea à s’en détourner, proche de dégobiller. Un chagrin inextinguible entravait sa progression d’une lenteur déjà considérable. Une résurrection après l’autre, se convainquit-elle, quitte à y vouer un temps énorme, quitte à se consumer à force de vider son flux. Des râles entrecoupaient ses pas, des gémissements la tarabusta d’abondance.

Elle chuta alors, déchirée par les flots de sa conception, et sa vision diminua en netteté. Face à elle se montrait une pléthore de terekas, mais bien peu se révélèrent tangibles. Et dès qu’elle aperçut Adelris à leurs côtés, un frisson immense la parcourut. Même s’ils ne s’étaient jamais dissipés, les martèlements la cernèrent pour de bon, prémices d’une souffrance inarrêtable.

Vazelya plaqua ses mains contre ses tempes lustrées. De son corps saturé de magie s’évacuèrent des orbes desquelles elle perdit le contrôle. Il lui était devenu impossible d’échapper au jugement des défunts. Inconcevable de discerner une échappatoire. Si ses interventions étaient une brise, une bourrasque l’attendait encore.

— Il en reste tellement…, geignit-elle. Combien ? Des centaines ? Des milliers ?

Elle ne manqua pas l’acquiescement des terekas, synchrone et sans équivoque.

— Assez ! cria-t-elle. Je n’exige nulle gratitude, juste… de la patience. Vous ne retirerez pas cette occasion, n’est-ce pas ? Celle de devenir la légende que j’ai toujours aspiré à devenir ? Si le prix à payer est un sacrifice héroïque, qu’il en soit ainsi.

Toutefois ses ambitions ne se concrétisèrent qu’en esquisses. Des brûlures traversèrent ses bras quand elle s’échinait à les dresser. Cette énergie si précieuse, si ubiquiste, s’envolait sans qu’elle ne pût la rattraper. Des crissements la déchiquetèrent par surcroît, malgré les rares ondes smaragdines émanant de ses paumes.

— Silence ! hurla-t-elle. Ayez pitié de moi !

Vazelya était paralysée au milieu du hameau, entourée de la seule poignée de terekas qu’elle était parvenue à ressusciter. L’immense majorité émergeait de son esprit, incarnée en une foule entière, destinée à la condamner.

Alors que le désespoir la guettait, plusieurs vudihos se joignirent peut-être. Quelques dizaines ne seraient pas distinguées face à une telle multitude, mais quand ses yeux s’arrêtèrent sur leurs traits, les veines de la mage se glacèrent. Leurs intenses yeux violets, combinés à leur silhouette longiligne et à la délicatesse de leurs mèches dorées et tressées, donnaient l’impression à Vazelya de contempler un miroir.

Un miroir de son passé.

Sa mère, drapée d’une longue robe ourlée au bout de ses épaisses manches, joignait les mains à hauteur de sa taille. Lui réserva un coup d’œil attendrissant, mais non dénué de mépris.

Son père, engoncé dans un lourd manteau orné de franges, croisait les bras en la toisant sévèrement.

Son frère, vêtu d’une simple tunique à boutons argentés, se contentait de l’observer. Une indubitable froideur ressortait de son visage serré tandis qu’il se positionnait en tête de cette myriade.

— Ilyamon ? fit Vazelya. Si tu savais combien je suis navrée…

— Le plus bel euphémisme qui soit, condamna-t-il. Imagine combien l’histoire aurait dévié si tu n’avais pas été aveuglée par ta fierté, ce jour-là. Crois-tu que j’aurais perpétré… ceci ?

— Père et mère nous ont montés contre l’autre, et j’étais jalouse. Tout ce que je souhaitais, c’était prouver ma valeur. Que plus personne ne doute de moi.

— Et ce faisant, tu es devenue une criminelle, Vazelya. Pour une fois dans ta vie, vas-tu arrêter de blâmer autrui ? Beaucoup ont vécu des pires jeunesses que la tienne, et pourtant ils n’ont pas commis le quart de tes atrocités.

— Ilyamon, je…

— Non. Tu as assez parlé. Tu t’es assez écoutée. Ensemble, nous aurions pu discuter, forger une alliance, privilégier la collaboration plutôt que la compétition. Ensemble, nous nous serions réellement battus pour un monde meilleur. Tu déblatères sur la repentance, t’agrippant à cette chimère. Si ce message s’adresse à nous, sache qu’il est trop tard. Car nous ne reviendrons plus jamais.

Il n’y eut aucune esquisse pour nuancer ce tableau. Vazelya était immobile, tout comme sa famille, tout comme cette foule. S’opiniâtrer était inutile : elle resterait figée au milieu des morts. Fendait l’éclair de douleur malgré la présence clairsemée de survivants et de ressuscités. Anhélant, transpirant, Vazelya fondit en larmes comme jamais auparavant. Continuait de se courber à mesure qu’Ilyamon la jugeait.

Cette vision l’accaparait tant qu’elle n’entendit pas Tarqla se poser sur la plage, ce malgré le raffut que produisit son atterrissage. Elle ne perçut guère non plus Nasrik se ruer à s’en déchirer les muscles, pleurer à s’en déchirer la gorge.

En revanche, elle remarqua bien Kavel se placer droit devant elle, glacial. Réel.

— Oh Kavel…, sanglota Vazelya. Tout va s’arranger. Tu n’as qu’à me le demander, et je ressusciterai ton frère. Le bon Adelris Frayam foulera de nouveau cette terre.

— Hors de question, trancha l’historien. Tu ne souilleras pas davantage sa mémoire.

Vazelya eut la sensation que des cordes tranchantes l’enserraient, si bien qu’elle s’agrippa à Kavel. Ce dernier la toisa sans relâche bien qu’il ne se dérobât pas de la vigoureuse emprise.

— Que me reste-t-il ? se dolenta-t-elle. Personne ne va plus accepter mes excuses. Et quoi que j’entreprenne, cela se solde toujours par un échec cuisant.

Une pâle lueur persistait dans les yeux de la mécène, contrastait avec ses traits déformés par sa morosité.

— Mais toi, interpella-t-elle. Tu n’as jamais failli, Kavel Frayam. Tu es une âme si pure que ton aîné, puisse la Créatrice le consoler, était prêt à se sacrifier. Toi seul peux me secourir.

— Et pourquoi le ferais-je ? répliqua le jeune homme en fronçant les sourcils. Pourquoi tes souffrances seraient plus importantes que celles des trop nombreuses victimes d’aujourd’hui ? Et pourquoi la Créatrice accueillerait Adelris, puisqu’il priait Zinhéra ?

Quoi que Vazelya voulût répondre, ses paroles s’étouffèrent dans le néant. Des attaques supplémentaires la cernèrent, comme si des dizaines de lames pénétraient dans son cerveau. Derrière Kavel persévérait cette masse forcenée. Derrière Kavel s’amplifiait le jugement ultime. La douleur devenait interminable, le châtiment incoercible.

— Aide-moi…, supplia-t-elle. Je t’en conjure !

Injures et critiques s’alternèrent, s’ajoutèrent, la lacérèrent. Plus Vazelya hurlait et plus Kavel peinait à garder son visage de marbre.

— Taisez-vous ! s’époumona la mage. Pitié !

Un éclat inopiné surgit au cœur de la désolation. Non une main tendue, mais ce fut à cela que s’apparenta l’approche de l’historien. Un air empathique adoucit son visage et éclipsa sa fureur.

— Vazelya…, souffla-t-il. Peut-être qu’il existe une solution. Un moyen pour que ses voix arrêtent de te tourmenter. Un moyen pour que plus personne ne souffre à cause de tes actions.

— Vraiment ? espéra la mécène. Comment ?

— Je n’ai pas à l’expliquer. Tu le sais au fond de toi-même. Il est malheureux d’en arriver là, mais c’est pour le bien de tout un chacun. Que te dicte ton cœur, Vazelya ?

Cogiter dans de telles circonstances revenait à intensifier sa douleur. Elle s’y évertuerait, grincerait des dents pour aider l’idée à se matérialiser. Dans cette désolation, la surpuissante mage réfrénait les cris face à l’intarissable courroux. Dans cette dévastation, l’invincible héroïne perdait la force de résister, prisonnière de sa conscience.

Ainsi en était-elle à réduite à l’essentiel. Entre les déchirements subsistait un chant enfoui : le doux écoulement de son flux intérieur. Ces flots ne la trahiraient plus jamais. Galvanisée, Vazelya puisa dans cette énergie afin de faire apparaître un rayon iridescent entre ses mains.

— Pardonne-moi, dit-elle. J’aurai essayé.

Chaque seconde à contempler sa destinée la contraignait à l’hésitation. Suite à un dernier regard vers Kavel, en direction de sa famille, adressé à ses victimes, Vazelya généra le sort qui la transperça.

Étendue sur la terre stérile, couchée entre cendres et ruines, Vazelya se riva vers la voûte. Autour d’elle s’exhalaient peut-être des volutes de fumée, mais elle laissa tout de même couler des larmes de joie face à la clarté du ciel. Quelques spasmes la secouaient, mais elle se stabilisa bientôt. Elle embrassa cette accalmie de tout son être, se ferma à cette quête inaccomplie.

Plus jamais ces voix ne la tenailleraient.

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