Chapitre 44 : Nécessité de protéger (1/2)

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Aux abords de la forêt de Sinze, et même en son sein, la nature portait encore les stigmates du duel. De la fumée s’élevait de part et d’autre de la terre fracturée et incendiée, des résidus de flux crépitaient encore par endroits, et des cratères jalonnaient à même les troncs déracinés.

Ce fut là que Tarqla opta pour atterrir, non sans réserve. Sur son dos s’accrochaient quatre âmes muettes : elles mirent du temps à abandonner la gardienne une fois posée. Quelques bruissements et pépiements épars ne modifièrent en rien le glaçant constat. Ils marchèrent à une allure modérée, la poussière s’agglomérant sous leur semelle, les rafales du nord fouettant leur visage plissé par l’affliction. Déplorer la débâcle ne fit qu’amplifier ce sentiment.

Peu avant, des hurlements d’agonie avaient empli le campement. Désormais ils se réduisaient à des murmures issus des tentes restantes. Lits et couchettes de secours avaient été placés, et des guérisseurs y administraient des soins à ces hommes et femmes mutilés, mais de macabres notes sifflaient toujours.

Ils croyaient s’y être préparés, pourtant des larmes irritèrent leurs joues. Ils avaient dressé des murailles internes, pourtant cette vue les frappa implacablement. Quatre figures marchèrent dans leur abri d’antan, manquèrent de flancher chaque fois qu’un gémissement parvenait à leurs oreilles, se retinrent de sangloter à chacune des nouvelles dépouilles. Peu de survivants leur prêtèrent attention de prime abord, puis plusieurs avisèrent que Kavel et Yazden portaient le corps de Vazelya.

— Elle a… échoué ? balbutia Muznarie, toujours livide.

— Hélas, répondit Yazden en se rembrunissant davantage.

Rasséréné jusqu’alors, consolant Sharialle et Parza, Daref s’érigea de plus belle. Ses muscles se contractèrent sous la tension, et son visage vira au rouge pendant que Kavel déposait Vazelya.

— Elle était notre seul espoir ! s’emporta-t-il. Quel sombre avenir nous attend si la plus puissante mage de notre génération ne peut même pas le vaincre ?

— Nous n’avons pas assisté au combat, précisa Kavel. Si nous étions arrivés plus tôt… ce désastre aurait pu être évité.

— Si quelqu’un doit endosser cette responsabilité, dit Sharialle, ce n’est pas vous. Muznarie nous a tout raconté. Il faudra beaucoup, beaucoup de temps pour panser nos plaies.

— Nous vous aiderons. J’ai déjà agi de mon côté. Vazelya constituait le danger le plus imminent, elle avait juste besoin de quelqu’un pour le réaliser. Quant à…

Nasrik repéra Bisaraj.

Pas un fragment de conversation lui importait encore. Elle se précipita, ignora la générale malgré son soutien, et s’effondra auprès de sa mère. De lourdes et douloureuses lamentations se propagèrent alors que des larmes submergèrent la meneuse déchue. Claquemurée dans un intense moment de chagrin, Nasrik serra Bisaraj en récitant des mots à voix basse, telle une promesse de ne jamais se dérober de ce contact.

Un pincement au cœur, la figure striée de sillons et de pleurs, Kavel entreprit de la rejoindre. S’intercala alors Daref, qui le bloqua de toutes ses forces.

— Attends un peu, somma-t-il sèchement. Comment ça, tu as agi ?

Kavel se cantonna à hausser les épaules, mais Daref insista tant qu’une onde d’intimidation l’enserra.

— Se reposer sur Vazelya était une mauvaise idée, déclara-t-il en réprimant ses frissons. Aveuglée par sa soif de pouvoir, persuadée d’être dans le juste, elle s’est rendue coupable d’irréparables destructions. Elle a pris plus de vies qu’elle n’en a secourues.

— Tu es diplômé en histoire ou en droit ? tança Daref.

— Nos yeux ont suffi. Aventurez-vous sur ces terres, commandant, et constatez par vous-mêmes le cataclysme qui…

Daref renversa le jeune homme d’un puissant coup de poing sur sa mâchoire.

Dans sa chute, Kavel perçut des cris, toutefois ses perspectives se limitèrent au soldat. D’une main ce dernier l’agrippa, de l’autre il lui assena une droite qui lui arracha une dent.

— J’aurais honte, à ta place ! beugla-t-il. Profiter de sa vulnérabilité après une bataille épuisante. Qui est celui paré de fausse vertu, maintenant ? Tu as eu ta vengeance au prix de notre paix !

— Daref, arrête ! supplia Sharialle. Il n’y a eu que trop de violence aujourd’hui.

— Combien de fois l’a-t-on répété ? En plus, sache que je t’aimerai toujours, mais tu es mal placée pour me critiquer.

Pétrifiée, la générale peina à arrêter son propre subordonné. D’autres militaires se chargèrent de séparer le commandant de l’historien, entre lesquels s’adjoignirent Yazden, Guvinor et Nasrik. Plusieurs fantassins durent maintenir Daref tant il s’opiniâtrait à foudroyer sa cible du regard, grognant au passage.

— Tout ce temps perdu pour revenir au point de départ ! rugit-il. Partage donc ta sagesse, jeune homme. Quelles découvertes valaient la peine de risquer la vie de notre générale et de perdre nos soldats ?

— Qu’en est-il des terekas ? riposta Kavel. N’avez-vous pas le moindre remords ? Il semblerait que non, vu comment la mort de Vazelya vous affecte plus que ses victimes.

— C’est bien malheureux, mais ces sacrifices étaient nécessaires pour la paix.

À son tour, Daref récolta un coup qui le projeta sa terre, tout juste amorti par son équipement. Une ombre pernicieuse se profilait, le fit tressaillir malgré son impavidité apparente. Nasrik se dressait de toute sa stature, ses phalanges rougies par le fluide vital de son adversaire.

— Vous ! s’exclama-t-elle d’une voix glaciale. Sa marque sur son dos… Vous avez tué ma mère.

— Je salue tes progrès dans notre langue, dit Daref. Dans d’autres circonstances…

— Cette désinvolture est un affront ! Comment osez-vous ?

— C’était la guerre, gamine ! J’ai défendu mon épouse, et Bisaraj aurait agi comme moi à ma place ! Je suis désolé pour ce…

— Malentendu ? Incident ? Vous avez l’air déterminé à rejeter votre colère sur des innocents. Je suis d’humeur exécrable aujourd’hui, donc j’ai bien envie de vous imiter.

Avant que quiconque pût défourailler, avant que crochets et estocades ne répandissent le sang, Guvinor stoppa Nasrik dans son élan. Cette dernière manqua de le frapper, mais elle aperçut Kavel d’un coup d’œil latéral, lequel lui implora de renoncer. Elle s’exécuta, non sans ruminer quelques injures entre ses dents.

Une brise d’accalmie circula au cœur de la forêt de Sinze. En son centre se tenait le parlementaire, mains jointes derrière le dos, encourageant silencieusement à l’entente. Guvinor laissa échapper de nombreux soupirs avant de s’exprimer.

— Rien ! déclama-t-il. Absolument rien ne sera réglé si nous cédons à nos pires impulsions. Nous avons été dupés et nous n’avons pas su intervenir à temps. Je ne demande pas de sécher vos larmes aujourd’hui. Je ne prétends pas non plus qu’aller de l’avant sera aisé. On se souviendra de ce jour comme l’une des pires tragédies de notre histoire. Pas seulement au Ruldin, pas seulement à Menistas, mais dans le monde entier. La seule manière d’honorer nos morts est de nous assurer qu’il n’y en ait pas davantage. Faisons une trêve inconditionnelle.

Moult approbations se dessinèrent entre les sanglots. Militaires ou combattants terekas, même les jhorats, tous se suspendirent aux paroles du parlementaire, et déposèrent leur arme si cela n’avait pas déjà été effectué. Sur ses traits déformés par l’amertume, une chiche clarté émergea finalement, et aida Guvinor à se redresser.

— Cette armistice devra être signée par les pays frontaliers en premier lieu, continua-t-il. L’ère des divisions est terminée, et doit être suivie par celle de l’alliance. Nous rassemblerons ensuite les meilleurs mages. Qu’ils viennent de Hurisdas ou de Menistas, ils traqueront Nasparian jusqu’au bout du monde si cela s’avère nécessaire. Puis nous…

Deux lames le transpercèrent au milieu de son discours.

De sa poitrine jaillirent des dagues courbes, argentées, émaillées de rubis. Leur pointe scintilla, garnies de gouttes vermeilles, durant de critiques secondes. Des instants lors desquels les témoins restaient sous le choc, incapables d’intervenir alors que Guvinor était figé, bouche et yeux grand ouverts.

L’assassin eut le temps de le poignarder à une douzaine de reprises.

Aussitôt les mains de Yazden volèrent à sa ceinture. Armes au poing, elle s’élança à grande vitesse, seulement pour se heurter à l’invisible. Une magie méphitique empoisonnait les alentours, mais elle n’en apercevait que des bribes.

— Où te caches-tu, scélérat ? hurla-t-elle.

La garde enserra ses pommeaux à s’en rompre les poings. Partout se diffusait un insupportable odeur de défaite. Prise au dépourvu, son cœur tambourinant contre sa cage thoracique, Yazden sonda ses alentours avec une vivacité hors norme. Elle avait beau prêter une oreille circonspecte, il régnait un tel tintamarre qu’aucune foulée ne lui parvint. Aussi devait-elle mobiliser tous ses sens pour repérer l’intrus.

Quand l’opportunité se présenta, elle se matérialisa sous un trait bleuté, sinuant à l’ouest de la sylve. Yazden fusa à brûle-pourpoint sans regarder derrière elle, traqua l’assassin même si les borborygmes de Guvinor lui nouèrent les entrailles. Malgré les larmes lui piquant la cornée, elle tint ses lames de pleine résolution, et abandonna ses alliés derrière elle.

Tous devinrent désemparés sitôt que le politicien chuta devant eux, ébranlé de convulsions.

— Quand ce cauchemar va prendre fin ? désespéra Muznarie, couvrant les yeux de Parza.

— Un guérisseur, vite ! s’époumona Sharialle.

Médecins et mages se hâtèrent vers le parlementaire à l’agonie. Kavel et Nasrik durent s’écarter pour leur accorder de l’espace, quoiqu’ils gardaient un œil permanent vers Guvinor. Et s’obscurcirent davantage à chaque spasme de leur ami, son pourpoint souillé d’épaisses taches écarlates. Peu à peu la vie le quittait et guère sereinement puisque les cris tonitruaient sans cesse autour de lui.

Guvinor retint son souffle à l’apparition de Zargian, que bientôt tous imitèrent.. Placide, le gardien ne s’en déplaçait pas moins avec hâte. Il évita initialement de s’attarder sur Muznarie, qui se courba de plus belle, et de croiser le regard de Kavel. Mais ce dernier, maussade, le toisa avec insistance.

— Où étiez-vous pendant que tous ces innocents périssaient ? attaqua-t-il.

— Pas de cela maintenant ! fit Zargian. Guvinor s’est retrouvé dans cet état précisément à cause de ces querelles divisives. Laissez-moi agir, et de toute urgence.

Ce disant, outrepassant les guérisseurs, Zargian souleva le politicien qui se stabilisa quelque peu à son contact.

— Que faites-vous ? s’emporta Nasrik.

— Le nécessaire, affirma le gardien. Soyons réalistes : ses plaies sont si profondes qu’aucune magie, aussi virtuose soit-elle, ne pourra le sauver.

— Et nous sommes supposés nous fier à vous ? Par le passé, vous ne nous avez donné aucune raison ! Admettez-le, Zargian : ce n’est pas un geste désintéressé, pas vrai ? Vous êtes un opportunist.

— Peut-être. Mes raisons sont les miennes. Mais c’est toujours préférable à l’alternative. Maintenant, si tu permets, chaque seconde compte. Guvinor sera essentiel à l’avenir… Je peux vous garantir sa survie, mais je ne peux promettre que vous le reverrez de sitôt.

L’opposition s’étouffa au flux dominant. Des particules ambrées et céruléennes s’assemblèrent en filaments avant de tournoyer autour de Zargian et de son protégé. Ils se téléportèrent en un clignement, quittèrent la dévastation sur une ultime, persistante rafale.

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