Chapitre 44 : Nécessité de protéger (2/2)
Nonobstant sa course effrénée, Yazden eut le temps de se maudire. De se blâmer pour ses lents réflexes, de se condamner de ne pas avoir repéré l’ennemi à temps, de s’abhorrer pour son échec. Larmes et remords devaient toutefois être contenus, car ses priorités se situaient ailleurs.
Paupières plissées, mains calleuses à force de se serrer sur ses lames, la garde pourchassa la menace sans relâche. La nitescence revenue irradiait la clairière lézardée de failles, où de trop nombreuses dépouilles étaient étendues sur ses anfractuosités. Si seulement Yazden ne tirait pas autant sur ses muscles, elle se serait davantage attardée sur cette débâcle. Si seulement Yazden ne consumait pas autant ses poumons, elle aurait accordé un hommage pour ses vies cruellement emportées.
Sa cible se situait à proximité immédiate. Elle ne pouvait céder à l’hésitation.
Yazden plongea sur l’assassin et le plaqua à terre. Sous les orbes scintillants, interrompant le sort d’invisibilité, le coupable se dévoila. Velk Dysmidan étalait un grand sourire, même si son assaillante braquait ses lames vers lui, même si elle canalisait sa rage.
— Je me repais de ta défaite, se vanta-t-il.
Aussi vives fussent ses armes, elles ne se plantèrent que vers le sol. L’assassin s’était dérobé d’une roulade, paré à détaler de plus belle. Yazden se redressa sur un grognement, ses iris injectés de rouge, ses lames tournoyant autour de ses doigts. Désormais qu’il était à portée, et qu’il avait perdu l’élément de surprise, elle s’estimait capable de l’égorger en un rien de temps.
Velk évita chacun de ses coups.
Succéda une série d’attaques entrecoupées de grognements frustrés. Quand la garde portait une attaque à dextre, l’assassin se mouvait à sénestre en une fraction de secondes. Quand Yazden jaillissait, Velk reculait promptement. Il pivotait, pirouettait, bondissait avec une aisance déconcertante, s’amusait de l’intarissable rage de son opposante. Il y eut beau de rapides mouvements, les lames avaient beau cisailler l’air avec fluidité, Yazden se contenta de le frôler.
Alors Velk croisa ses bras derrière le dos et s’immobilisa à quelques mètres de son adversaire. Cette dernière, entre deux invectives, restait en positions offensive. L’idée qu’il pût échapper à son regard faisait bouillir son sang.
— Une furie vengeresse ? se gaussa Velk. Voilà qui est indigne d’une garde de corps.
— Tu as l’audace de me juger ? s’écria Yazden. Qui es-tu, d’abord ?
— Je pensais que c’était évident. Velk Dysmidan, maître de la guilde des assassins de Parmow Dil.
— Vous vous acharnez sur Guvinor… Couards tapis dans l’ombre, convaincus que vos dagues vont influer le cours des choses.
— Il est vrai que ce parlementaire fut ma cible favorite, ces derniers mois. Sois toutefois rassurée que j’ai agi de mon propre chef. Après tout, quelqu’un comme lui méritait de mourir d’une main aussi habile que la mienne.
Yazden rugit et s’élança derechef, seulement pour taillader le vide une fois de plus. Autour d’elle dansait un assassin outrecuidant, glissant des rires entre ses répliques.
— Quelle agressivité ! commenta-t-il. Injustifiée, en plus, à moins qu’une vendetta puérile soit ta première motivation.
— Votre ordre sera démantelé et vos membres incarcérés ! déclara Yazden en grinçant des dents. S’ils sont chanceux.
— Tu ne m’ôteras pas la liberté, garde.
— Et pourquoi pas ? J’ai rencontré ta mère en prison, Nospha Dysmidan. Une personne exécrable, qui estimait que j’avais la carrure pour rejoindre votre guilde. Tôt ou tard, il était inévitable que je rencontre son fils.
— Qu’elle croupisse dans une cellule jusqu’à la fin de ses jours est une preuve de sa faiblesse. Elle m’a bien formée, mais je l’ai depuis longtemps surpassée.
À la charge subséquente résulta la même issue. Les armes moulinèrent sans ne fût-ce qu’effleurer la manche de l’assassin, et il persistait à lui faire face, à narguer son assaillante.
— Tu parles beaucoup, pour un assassin ! provoqua Yazden.
— Le silence est essentiel quand je frappe, expliqua Velk. En quoi aurais-je besoin de riposter, maintenant ? Je n’occis les gardes que s’ils se dressent sur mon chemin. Il est plus amusant de les laisser vivre avec leur échec.
— Je finirai par enfoncer mes lames dans ton cœur, quitte à ce que cela me prenne toute la journée !
— Oh, cet acharnement me toucherait presque. Mais derrière tes discours éloquents, Yazden, tu n’es qu’une arme ayant perdu son utilité. Peut-être serait-il temps de prendre une retraite bien méritée. D’être finalement réunie auprès de ta femme et de ta fille.
À la contraction de ses muscles, au durcissement de ses nerfs, Yazden était proche de l’attaquer de nouveau. Mais elle n’obéit plus à ses pulsions, au lieu de quoi elle étudia son adversaire. Plissait davantage les yeux à chaque seconde supplémentaire que l’assassin gangrénait sa vision.
— Elles sont en sécurité, rassura Velk. Pourquoi ciblerais-je des individus aussi insignifiants ? Menez votre paisible existence comme cela vous enchante, mais ne prétendez pas avoir une quelconque importance face aux changements à venir.
— Un piètre assassin ne doit pas dicter ma conduite, marmonna Yazden.
— Piètre ? J’ai tué la plus importante figure politique de notre époque ! Ma profession exige la discrétion, mais j’ai de quoi me targuer. Admets-le, Yazden Gurig : être mère te réussit mieux que ton rôle actuel.
Velk se fendait d’un sourire si narquois que Yazden se retint de se jeter sur lui. Ses traits devenaient méconnaissables, déformés par sa fureur, mais elle s’imposa la patience. Un exercice ardu face à un ennemi la toisant en permanence. Si elle tressaillait, son dédain se renforcerait en conséquence.
Face à elle survivait une proie qu’elle rêvait de taillader. Jamais n’allègerait-elle son emprise sur ses lames, quitte à creuser des sillons sur ses paumes. Tout en restant attentive à ses propos, elle cherche une faille chez lui, sans déceler la moindre faiblesse.
— Je te suggère d’abandonner, dit Velk. Mais avant de te laisser, j’ai bien l’intention de tirer profit de situation. Tu es une témoin clé de mes ambitions, que tu pourras dès lors communiquer.
— Me prendrais-tu pour une messagère ? s’irrita Yazden.
— Vraisemblablement, tu es plus virtuose avec les mots qu’avec les armes. Révèle-leur donc mon identité : même si je suis connu, ils ne me trouveront jamais. Sais-tu que j’ai rencontré Nasparian et Vazelya séparément ? Leur affrontement était inévitable, mais je me suis assuré qu’ils ne dévient pas de cette voie.
— Ainsi tu as ta part de responsabilité dans l’hécatombe d’aujourd’hui.
— Et je n’ai pas à m’en cacher. Après tout, je suis un agent du chaos. Une force imprévisible contre laquelle nul ne peut rivaliser. Un…
Tout à coup Yazden perdit le contrôle de son corps.
Noire et opaque, la fumée jaillit d’une crevasse à proximité. Des spirales rougeâtres s’enroulèrent autour des jambes de Yazden, après quoi elles remontèrent jusqu’à ses bras. La garde exsudait d’abondance, mais toute résistance s’avérait futile. Une magie étrangère la conquit rapidement sous l’abasourdissement de l’assassin. Même ses yeux furent habitées d’étincelles écarlates, chatoyant et grésillant en un contraste saisissant avec la clarté alentour.
Instinct et anticipation étaient supposés se côtoyer, et lui faillirent à ce moment-là. Yazden fusa avec une telle célérité qu’elle parut se téléporter sur lui, qu’elle sembla ne plus être tangible. Dans un ultime réflexe, Velk tenta de se dérober, mais la lame pénétra entre ses côtes.
Un déluge s’ensuivit, et le sang gicla, tapissant le sol d’une mare vermeille. Deux lames gorgées de fluide vitale réclamaient davantage après chaque coup, criblaient sa poitrine d’une kyrielle de trous. Jusqu’au moment où il y en eût le triple de ce qu’il avait infligé à Guvinor. Déjà à genoux, pas même capable de crier, l’assassin se rendit à son destin. Rarement avait-il tremblé au cours de son existence, mais devant cette silhouette investie d’un flux monstrueux, il reconnut ses propres imperfections.
— Sois maudit, Nevaleir ! lâcha Velk.
Une fois les armes extraites, il tomba lentement, contemplant son échec. D’ultimes spasmes l’agitèrent au moment où sa vision s’obscurcit de présages. Mais ce ne fut qu’une question de secondes avant d’entendre le glas carillonner. Jusqu’à son dernier souffle, Velk se mit en quête de murmures, d’une voix l’ayant assaillie uniquement durant ses rêves. Puis ferma les yeux sur un soupir frustré.
La magie se dissipa aussi vite qu’elle avait envahi Yazden.
Horrifiée devant la dépouille, ses lames ripèrent de ses mains, chutèrent sur un cliquetis. Sa respiration se hacha, soulagée que la justice prévalût, moins de la manière dont elle fut exécutée. Encore moins d’être devenue l’avatar d’une énergie inconnue, aussi brève fût cette expérience.
Yazden plaqua sa main sur son cœur et pria la Créatrice. Implora pour que la mort cessât de frapper aujourd’hui.
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