Chapitre 45 : Briser les entraves (2/2)

7 minutes de lecture

Les vagues rejetaient mâts, coques et rampes disloqués par la bataille.

Au-delà des destructions matérielles, de nombreux corps gisaient le long de la grève. Noyés, brûlés ou déchiquetés, les uns avaient été emportés instantanément, les autres avaient agonisé longtemps. Pourtant c’était bien les survivants à qui le plus de souffrances étaient promises.

Du crépuscule à l’aube, Ghester avait pleuré sans interruption, ses yeux irrités incapables de se clore. Non qu’elle se dolentait sur le naufrage intégral de sa flotte, puisque la majorité de leur équipage respirait encore, enchaînés comme elle au milieu de la plage. Mais ses larmes chutaient sur deux dépouilles en particulier.

Tharada et Valkaris Sounereta, fille et fils prodige étaient étendus aux pieds de l’amirale. Ni les lamentations de leurs frères et sœurs, ni ceux de leur mère n’allègeraient cet âpre constat.

Il s’empira lorsqu’un rire moqueur retentit depuis un galion.

Derrière les vaincus triomphait une armada hétéroclite, tout juste endommagée par leur riposte, bringuebalant au rythme du flux et reflux. Toute individualité peinait à se manifester parmi cette multitude, aussi les prisonniers s’attardaient d’abord vers leurs propres pertes. Rejetés à genoux à l’instar des marins, Amathane et Phiren se rembrunissaient à la vue de la caravelle d’Ijanes et Pernia, ou plutôt de ce qu’il en restait. Leur équipage avait beau s’être rendu sitôt cerné par l’adversité, des projectiles physiques et magiques s’étaient abattus après une brève sommation, les contraignant à abandonner le navire.

Aucune clarté ne se manifestait sinon sur la voûte azurée. Face aux sanglots incessants, les collectionneurs se soutinrent l’un l’autre, mais ils se courbaient sous le poids des chaînes.

— Nous ne sommes pas les plus à plaindre, commenta Phiren à voix basse. Si autant de victimes ne nous entouraient pas, j’aurais pu ironiser. Comme si nous étions condamnés à être captifs.

— Au moins nous sommes ensemble, chuchota Amathane. Quoi qu’il arrive, j’œuvrerai pour que les choses demeurent ainsi.

Étant donné les circonstances, Phiren ne s’autorisa qu’un timide sourire, mais ses traits s’adoucissaient sous l’assurance de sa bien-aimée. Tous deux ignoraient quelle sentence serait prononcée, ni ce que leur avenir leur réserverait, collectionneurs perdus parmi une myriade de matelotes et matelots. Ils se réfugièrent dans leur monde, aussi bref fût cet interlude.

Les railleries impactèrent encore.

Cette fois-ci, néanmoins, la coupable se distingua d’elle-même. Des multiples tresses argentées oscillaient à chacune de ses foulées comme ses guêtres en acier s’enfonçaient dans le sable. Plus ses fredonnements s’intensifiaient et plus les prisonniers découvraient son armure de plates miroiter sous la lueur de l’astre diurne. Nulle arme ne battait son flanc, nul emblème n’ornait son plastron. Entre quolibets et dédain, elle s’amusa de la confusion qu’elle répandait, se mouvait avec légèreté malgré son équipement.

Seulement devant Ghester se dévoila-t-elle. Haut quoique chétive, elle était engoncée dans son armure qu’elle exhibait toutefois avec fierté, surtout face à l’amirale. Plusieurs anneaux en métal perçaient ses larges oreilles qui contrastaient avec ses petits yeux aux iris jaunes et avec l’intense bleu de sa complexion. Deux tatouages longilignes striaient ses joues et se croisaient en spiral sur son front. Ce fut en avisant ce signe que l’amirale la reconnut, même avant qu’elle lui tapota l’épaule.

— Spardina ? s’écria-t-elle. Qu’est-ce que tu fabriques ici ? Je croyais que tu avais renoncé à la vie de matelote !

— Vous faites erreur, amirale ! se moqua la concernée. Je me nomme Abares Botakor. Cette Spardina Darano, je ne l’ai plus vue depuis belle lurette.

— Tu te fous de moi ? Tu as exactement la même tronche. Donc à moins qu’elle ait une jumelle cachée, ou que tu t’es cognée la tête, tu es bien Spardina.

— Ne me compare pas à elle ! Cette lâche a préféré vivre recluse pour… expérimenter. J’ai hérité de ses talents de navigation, donc il était naturel que je reprenne sa vocation. Moyennant un changement d’allégeance, bien sûr.

— Je suis paumée, là. Tu m’avais dit que la mer ne t’intéressait plus. De quelle allégeance tu causes ?

Un courroux à peine voilé se répandait déjà parmi l’équipage de Ghester. Mais quand Abares piétina les cadavres de Valkaris et Tharada, des cris indignés retentirent de part et d’autre. L’amirale elle-même bandait ses muscles, du sang montant à son visage, hélas ses forces déployées échouèrent à rompre ses chaînes. Elle en était réduite à foudroyer son ancienne membre d’équipage du regard, son visage déparé par la haine.

Face auquel Abares haussa des épaules, insouciante.

— Voilà qui t’enseignera l’humilité, dit-elle.

— L’humilité ? rugit Ghester. Nous ne sommes plus dans le même camp, mais ça n’excuse pas d’être sans cœur ! Tu as peut-être raison, en fin de compte. Spardina avait ses défauts, pas au point de narguer un parent qui vient de perdre deux de ses enfants.

— Malgré ta réputation, amirale, tu manques cruellement de pragmatisme. Tu imposes à tes filles et à tes fils la rude existence de marins, et tu t’étonnes quand les risques retombent sur eux ?

— Assez ! Qu’est-ce qu’on a fait pour mériter cette cruauté ? Je savais bien qu’emmener les terekas au Ryusdal ne serait pas sans danger, mais de là à être attaqués deux fois… Le pire, c’est que votre intervention a donné raison à Cluneï. Vous ne seriez pas de mèche avec elle, par hasard ?

La suggestion outra Abares, dont l’expression jura avec l’inépuisable rage de ses familles. Elle frôla la figure de Ghester de ses doigts, mais les retira aussitôt au risque d’être mordue.

— Je ne suis pas uniquement venue pour te tourmenter, précisa-t-elle. Mais tu es une déception pour notre peuple, Ghester.

— Quoi ? s’irrita l’amirale.

— Tu ne te reposes que sur ta robustesse. Tu as voulu contribuer aux changements de notre ère en oubliant l’essentiel : notre affinité avec la magie, que tu utilises à peine.

Inopinément, Ghester se fendit d’un éclat de rire, effaçant le sourire de son interlocutrice.

— J’aurais presque pitié pour toi, dit-elle. Tu me fais la leçon alors que tu t’es enfermée dans une armure trop grande pour toi ?

— Car je n’ai pas eu le privilège de naître avec un corps aussi solide que le tien, rétorqua Abares.

— Forger et maintenir une carrure pareille demande des décennies d’entraînement. Tu n’as jamais été une battante, Spa… Abares.

— Merci de me donner raison. Il n’y en a toujours eu que pour toi. Si arrogante et égocentrique que tu as forcé tes enfants à suivre ta voie pour construire ta dynastie ! Eh bien, peut-être qu’elle est fragile, finalement.

Déjà que Ghester fulminait, elle résista contre l’assujettissement des entraves. Biceps et quadriceps s’exposèrent sous les chaînes, mais elle ne parvint toujours pas à les rompre. Il n’en fallut toutefois pas davantage à Abares pour reculer, son cœur battant la chamade, de la sueur lustrant de ses tatouages.

— Tu as intérêt à me garder bien enchaînée, menaça-t-elle. Sinon je te couperai en deux. Et si tu crois que ton armure de plates te protègera, tu te fourres le doigt de l’œil.

Sa sueur glissa jusqu’à son menton. Ses poils se hérissèrent. Ses veines se refroidirent. D’instinct Abares héla ses alliés, mais ceux-ci gardaient une distance de sécurité, depuis laquelle ils assistaient à la conversation. Elle s’obligea donc à se ressaisir, à se mesurer à la mine hargneuse de l’amirale.

— Je ne suis pas seule ! bredouilla-t-elle. Cette flotte surpassait la tienne avant même que nous la coulions ! Et si nous vous avons gardés en vie, enfin, la plupart d’entre vous, c’est pour une raison.

— Vous allez tout nous expliquer ? demanda un matelot. Pourquoi vous nous avez attaqués ? Pourquoi vous avez des proues en têtes de krizacles ?

— C’est là où je convergeais. Pensiez-vous être les seuls à vous intéresser à ce passé lointain ? À lorgner Kazgorat de la sorte ?

— Kazgorat ? fit Phiren. C’est le nom de ce lieu ?

Un sourire regagna le visage d’Abares, qui se nourrit ostensiblement de l’incompréhension des captifs.

— Contrairement à ce que nous pourrions laisser paraître, expliqua-t-elle, nous n’avons pas fait irruption à l’aveuglette. Nous avons formé une importante alliance. Hurisdas et Menistas, continental ou insulaire, notre coalition transcende les peuples et les frontières ! Dommage qu’elle soit officieuse.

— J’ai reconnu le drapeau du Nimiyu, dit Amathane. Et celui du Poghref. Combien de pays vous ont rejoints ?

— Ha, ils auront tout le temps de vous détailler durant le voyage. Considérez-moi comme… une émissaire. Le Ryusdal, tourné vers le sud, n’a pas assez élargi ses perspectives.

— Le voyage ? Où avez-vous l’intention de nous emmener ?

Abares ne les gratifia pas d’une réponse directe, au lieu de quoi se riva-t-elle vers la relique. Des scintillations parcouraient encore ce monument, une invitation à la contemplation qu’elle rejeta. Plaquant ses mains contre ses hanches, tournant le dos à ses prisonniers, elle s’orienta résolument vers l’ouest.

— S’ils survivent, éclaircit-elle, vos amis se confronteront sûrement à des révélations cruciales… Malchance, ils seront coincés ici ! La fin d’un périple pour certains, le début pour d’autres. Comme d’aucuns l’ont affirmé, les parlementaires corrompus de Menistas se fourvoyaient : nous devons impérativement nous connecter à notre passé pour bâtir un avenir serein.

— Et votre vision de ce beau futur commence par une agression en mer ? ironisa Phiren.

Sans daigner le regarder, Arabes contempla plutôt son armada. Elle s’érigeait au mépris de la lourdeur de son équipement, les rafales maritimes s’abattant sur elle, la chaleur du soleil caressant sa peau.

— Vous comprendrez mieux nos motivations une fois arrivés à notre destination, se justifia-t-elle. Sachez juste ceci : malgré les circonstances, vous devrez vibrer d’excitation. Car nous nous rendrons là où nul n’a jamais posé les pieds… ou tout comme.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0