Chapitre 46 : Au nom de l'amour (1/2)
Dans les profondeurs de Kazgorat, le temps perdait de sa valeur.
Les bardes se sentaient désorientés depuis qu’ils avaient été séparés de l’aventurière, et les marins ne s’en sortaient guère mieux. Salles et couloirs s’enchevêtraient en un complexe réseau réparti sur une kyrielle d’étages. Non contente d’influer sur l’aspect des lieux, la magie imprégnant chaque interstice en modifiait jusqu’à la forme, si bien qu’identifier des repères devenait caduque. Leurs espoirs reposaient en Elheof, lequel occupait la tête du group en permanence.
Et gardait silence lorsqu’il n’appelait pas son père.
Zekan insistait même quand il savait que c’était peine perdue. Face à ces visions sibyllines, seul Elheof pouvait lui prodiguer un brin d’éclaircissement, mais ce dernier refusait systématiquement. Zekan en était limité à conjecturer, mais il ne daignait partager ses hypothèses à ses compagnons seulement durant les pauses. Ces projections d’un passé indéterminé, où magie et nature prévalaient en concordance, avaient de quoi lui donner le vertige. Des dizaines de panoramas avaient défilé : montagnes, vallées, déserts et jungles indomptés, tous à même de l’ébranler. Même en s’épongeant le front, même en s’épanchant, Zekan s’en remettait difficilement.
Car Makrine tressaillait autant que lui. Elle était consciente que diffuser des sorts de soin était vain, inapte à distendre les nœuds de son esprit. Souvent, quand ces paysages la submergeaient, elle s’en rapportait à ces fondations en fezura. Insignifiantes en comparaison et pourtant constantes à travers les lieux et les âges. Des ouvrages de multiples envergues face auxquels la mage se pâmait, des constructions de moult styles devant lesquelles la musicienne était pantoise d’admiration. Toute réjouissance s’avérait toutefois éphémère tant les frissons la suivaient partout. Il lui était inconcevable de dormir sur ses deux oreilles sans savoir qui en furent leurs bâtisseurs. Qui foulait ce globe à une époque intraçable, que seule une magie atavique avait préservé. Makrine aussi finissait frustrée de se heurter au mutisme d’Elheof.
Mais Mélude s’évertuait à le compenser. Son luth à portée, elle en jouait sitôt que l’occasion se présentait. Même si elle faisait régulièrement la moue face au refus de ses amis de compléter ses notes, elle interprétait des chaleureuses mélodies, chantait sur les mystères de Kazgorat. Chaque recoin était prétexte à une nouvelle interprétation, chaque édification justifiait des rimes supplémentaires. Les paroles étaient inépuisables quand l’abstrait s’opiniâtrait, et aux yeux de Mélude, c’était une façon de communiquer avec ses laconiques compagnons.
Même Pernia dodelinait et fredonnait parfois à la cadence de la musique. Elle qui était si peu familière avec l’exploration souterraine, elle éludait ses angoisses pour profiter du moment. La légèreté de ses pas, tout comme sa propension à contempler les linéaments d’antan, surprenait jusqu’à Ijanes. Lui qui obliquait toujours avec circonspection, savoir sa partenaire à l’aise avait de quoi l’alléger. Pour sûr que le clapotis des vagues lui manquait, tout comme l’effervescence de son équipage, mais quand les doutes le submergeaient, il lui suffisait de se fier au sourire de sa bien-aimée.
Restait Elheof, dont la taciturnité frappait par sa constance.
Quand il consentait à leur répondre, Elheof leur assurait qu’ils cheminaient vers la bonne voie. Qu’ils seraient bientôt réunis avec leurs camarades, et lui avec son père. Les inquiétudes s’amplifiaient à la succession des jours sans la moindre trace de Havaden, Héliandri et Wixa. Elheof, pour sa part, demeurait d’une sérénité légendaire. Seulement en le détaillant à directe proximité apercevait-on quelques tressaillements parcourir ses bras.
Tous se figèrent néanmoins au moment où des arches familières se déployèrent, derrière lesquelles tanguaient leurs bateaux. La rivière flamboyait face à eux.
— Impossible ! s’exclama Zekan. Aussi labyrinthique soit ce complexe, nous n’aurions pas pu revenir au point de départ !
Quand le musicien sollicita ses compagnons, quand il fit un brusque demi-tour, un éclat inopiné impacta sa rétine.
Elheof leur bloquait la voie, bras levé. Quelques larmes ruisselaient sous ses yeux illuminés tandis que ses doigts se courbaient sous l’effet du flux. Des orbes lumineuses et incandescents voletaient autour de ses poignets, pulsaient au rythme des fondations. Il ne pouvait dissimuler ses tremblements plus longtemps, ciblant cinq explorateurs piégés dans leur confusion.
D’un côté comme de l’autre, un silence complet s’était abattu.
Dans cette instable perspective s’établissait une figure menaçante, et pourtant hésitante. Elheof était paralysé à l’instar de ses adversaires. Même Makrine, après s’être érigée devant ses camarades, n’invoquait qu’une modeste quantité de magie. Vert jurant avec le rouge, filaments complémentaires circulant entre vastitude et exiguïtés, les sorts restaient à proximité de leurs lanceurs. C’était un instant de suspension, où tous s’efforçaient de démêler les intentions de l’enfant, mais n’y décelaient que leur propre reflet.
— Nous méritons une explication, lâcha Pernia.
— T’es-tu décidé dès que tu nous as rencontrés ? demanda Ijanes. Ou bien notre destin a été scellé à cause de notre attitude ?
— S’il a été quasiment muet jusqu’à maintenant, ça ne risque pas de changer maintenant. Le petit obéit à son père, fait sa fierté. Le père utilise son fils pour éviter de se salir les mains. Tout est bien pour eux.
Même s’il trémulait, au mépris des risques, malgré les protestations de ses homologues, Zekan tenta une approche. Des étincelles grésillaient dangereusement autour de lui, l’incitaient à progresser par foulées mesurées. Il plongea son regard dans celui d’Elheof, et s’évertua tant à en lire la détresse qu’il succomba aussi à ses larmes. Sa main tendue frôla l’embrasement, pourtant il ne la retira pas.
— Écoute-moi, murmura-t-il. Personne n’est heureux en tuant.
— Je ne veux pas faire ça…, dit Elheof.
— Alors tu peux encore renoncer. Nul ne t’y oblige.
Elheof eut beau baisser la tête, il maintenait son sort avec la même puissance. Si bien que Makrine et Mélude se consultèrent, leur cœur palpitant, avant de réduire la distance avec leur ami.
Elles sentirent la magie picoter leur peau. Appréhendèrent cette lumière menaçant de les inonder, cette flamme proche de les consumer. De cet enfant irradiait une énergie incomparable, de laquelle n’existait aucune échappatoire. L’aubaine ne se présentait que sous de chiches fluctuations.
— Papa m’a dit…, balbutia Elheof. Il m’a dit que tout irait mieux. Restons gardiens, protégeons ces secrets enfouis, et plus rien ne m’arrivera.
— Tu lui es redevable, concéda Makrine. Mais la façon dont il s’exprime… Il t’utilise, petit.
— Non, vous ne comprenez pas ! Quand il m’a ramené, maman était horrifiée, et elle nous a abandonnés. Il n’y a plus que nous deux. Nous devons nous soutenir…
— Écoute, souffla Zekan d’une voix douce. Quoi qu’il t’ait raconté, nous ne sommes pas tes ennemis. Au pire, nous sommes des explorateurs un brin trop curieux. Admettons que vous protégiez quelque chose de sacré… Cela mérite-t-il la fatalité ?
Il s’avança d’un autre pas, presque ébloui, et néanmoins déterminé.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? s’alarma Pernia. Recule, il va te tuer !
— Si le pire nous attend, avança Zekan, je dois être fixé. Que la magie m’annihile si elle ne me dévoile plus rien sur notre passé.
— Arrête de dire des choses pareilles ! s’écria Makrine.
— Elheof, tu n’as rien à me craindre. Révèle-nous les intentions de ton père. Il n’avait jamais l’intention de nous laisser sortir d’ici vivant, pas vrai ? Et tous les malheureux qui se sont aventurés à Kazgorat avant nous, où se terrent-ils ? Où… gisent-ils ?
Une lippe morose assombrit les traits d’Elheof, dont le flux faiblissait pour la première fois. Mélude et Makrine se gardèrent quand même de s’exposer à sa lumière, au contraire de leur partenaire.
— Je ne les ai pas tués, dit Elheof. Papa l’a fait. Et il disait… que c’est mon tour.
— Il n’a pas à dicter tes choix, insista Zekan. Surtout les plus sombres. Depuis que nous avons rejoint l’expédition, la violence nous a accompagné. Je veux croire qu’elle peut être évitée.
— Mais le cycle continuera. Nous ne pouvons pas aller autre part. Nous sommes piégés.
— Piégés ? À Kazgorat ? Nous trouverons la voie.
— Pas à Kazgorat, mais peu importe, je… Je ne peux pas.
La magie s’éteignit subitement.
Bientôt n’en demeura plus que de subtiles traces, un sillon ondulant derrière Elheof. Les explorateurs, encore paralysés, le laissèrent disparaître hors de leur vision. Elheof détala dans le dédale duquel il était revenu, tel un spectre.
— Tu nous as sauvés, dit Makrine à Zekan. Oh, merci ! Que ferions-nous sans toi ?
— Pas grand-chose, renchérit Mélude. Quoique… Il ne nous aurait pas tués.
— Je n’en suis pas certaine, mais nous ne le saurons jamais.
Soudain les yeux de la chanteuse se dilatèrent. À brûle-pourpoint, elle agrippa les avant-bras de ses homologues, à qui elle coula un regard affolé.
— Héliandri et Wixa ! s’exclama-t-elle. Elles sont en danger !
— Elles n’ont rien à craindre, rassura Ijanes. Nous avons tous vus combien Wixa est versée dans des arts que nous ne comprenons même pas.
— Et Havaden ? Il cache une puissance incommensurable, j’en suis persuadée.
Un frisson parcourut le capitaine et se transmit à sa compagne, qui ne put dissimuler ses affres en le fixant.
— Nous resterons ici, décida Ijanes. Au moins, nous serons sûrs d’avoir un moyen de retour. Revenez sains et saufs. Nous n’avons plus beaucoup de provisions, nous devons vite rentrer à la surface.
Mélude décocha un sourire affable à l’intention d’Ijanes. Un sourire face auquel Pernia répondit par un hochement résolu. Après quoi la barde interpella ses compagnons, et tous trois retournèrent dans ces allées enchevêtrées. Parés à rejoindre les aventurières immergées dans un autre type d’inconnu.
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