Chapitre 46 : Au nom de l'amour (2/2)
Dans les profondeurs de Kazgorat, l’espace était dérobé de sa signification.
Immensité et exiguïté s’alternaient sur de courtes transitions. Tantôt Héliandri se sentait écrasée par ces étendues en dépit de leur caractère illusoire. Tantôt elle se sentait comprimé, comme si l’air unique de ces souterrains ne circulait pas en abondance. Bien que l’impression se diluât au rythme de leur progression, elle devait souvent chercher le soutien auprès de Wixa, laquelle accourrait alors à son secours.
Du moins quand elle s’en sentait capable.
La guide se prenait à voguer hors de cette réalité, à l’instar d’une silhouette éthérée, expérimentant d’autres mondes. Parfois elle s’y rendait de son propre chef, parfois c’était la magie imprégnait ces lieux qui l’y conduisait, avant de la ramener tout aussi rapidement. Wixa n’en revenait jamais indemne, mais félicité et plénitude l’habitaient à la stupéfaction même de sa partenaire. Un échange placide d’énergie se déroulait continuellement, et cette dernière ne pouvait l’entrevoir.
Havaden en bénéficiait tout autant.
Chacune de ses réponses impactait par leur concision identique. Il leur avait promis qu’ils seraient bientôt réunis avec leurs compagnons, or les jours passaient sans que les notes de Mélude n’apaisassent leur esprit. Il leur assurait que le chemin lui était familier, mais n’eussent été les fondations en évolution perpétuelle, les aventurières auraient ressenti l’impression de tourner en rond. Aussi décidèrent-elles de conserver une distance de sécurité avec Havaden, de rester sous l’aura de Wixa et éloignées de la sienne. Des éclairs de méfiance jaillissaient au déroulement de l’édifice.
La salle où ils aboutirent se distingua aussitôt des précédentes.
Par-delà une série de colonnes en pierre brute se dressait une gigantesque porte incurvée. À mesure qu’elles s’en approchèrent, leurs chaussures ripant sur le lisse dallage, les exploratrices se sentirent comme happées par le flux qui en émanait. Outre les battants veinés d’arabesques, une énergie ancestrale imprégnait cette structure, joignant sa base avec le plafond voûté. Nulle poignée ne parait toutefois la porte : Wixa eut beau la pousser, augmentant sa force par sa magie, elle échouait à la sortir de ses gonds.
Une douleur fulgurante sur ses bras la décourages. Réfugiée auprès de son amie, laquelle s’enquit d’elle, Wixa exhala un long soupir. Même sans un contact direct avec cet ouvrage, elle s’échinait à établir une connexion directe. Ses espoirs se symbolisèrent sous la forme de chiche étincelles piquetant ses paumes, mais ne purent aboutir, tant la voix restait confinée à d’inaccessibles tréfonds.
Havaden, quant à lui, ne déploya aucun sort que ce fût. Il se plaça entre Wixa et Héliandri, animé d’un faible sourire, joignant ses mains derrière le dos. Pas une bribe d’enchantement ne ruisselait de ses doigts, pourtant il s’était rivé vers la porte avec ferveur. Il se montrait placide, voire apaisé.
— Tôt ou tard nous y serions parvenus, affirma-t-il. Je suis quelqu’un qui tient ses engagements.
— Peut-être, fit Héliandri en haussant les sourcils. Mais qu’en est-il de nos compagnons ? Nous étions censés les retrouver.
Ce fut une figure mutique qui palpa les battants. Une sensation grisante le conquit, le transporta ailleurs durant quelques instants, après lesquels il jaugea les aventurières, doté d’une vigueur nouvelle.
— Quand tout se confond, déclara-t-il, la stabilité est d’autant plus bienvenue. Derrière cette porte, tout sera tangible et invariable. Considérez ce chemin comme… une protection pour ce savoir.
— Vous vous y êtes donc déjà rendu, conclut Wixa. Pourquoi est-ce verrouillé, dans ce cas ?
Plus la discussion se prolongeait et plus s’étendaient les lèvres du gardien. Par-devers une telle présence, Héliandri perdait ses aises, et ne put feindre la sérénité plus longtemps.
— Vous avez la capacité d’ouvrir cette porte, dit-elle. Qu’attendez-vous ?
— Tu es d’un certain âge pour une humaine, répondit Havaden, pourtant tu brûles d’impétuosité. Ta soif de connaissance ne connait-elle donc aucune limite ? Quelle saveur possède une récompense si elle n’est pas précédée de difficiles obstacles ?
— Généralement, les obstacles ne sont pas nos prétendus alliés.
Havaden ne s’était pas encore retourné qu’une nuée de frissons ankylosa Héliandri. Bien que Wixa fût juste en face d’elle, un large gouffre paraissait les séparer, au milieu duquel s’imposait le gardien. Un air grave parcheminait désormais ses traits.
— Pour être mon allié, répliqua-t-il, il faut le mériter.
— Votre subtilité ne fonctionnera pas avec moi, riposta Héliandri. Vos intentions étaient nébuleuses dès le départ, mais maintenant, je vois clair dans votre jeu.
— Pourquoi le provoques-tu ainsi ? s’inquiéta Wixa. Kazgorat est un lieu unique. Peut-être devons-nous combiner notre puissance pour…
Du flux émergea depuis le gardien. Pas juste un éclat issu de ses mains, mais une coruscation l’enveloppant dans son intégralité, s’accordant avec la sévérité inscrite jusque dans son âme.
— Vous formez une paire idéale, commenta-t-il. L’une a acquis une magie démentielle, l’autre, envahie par son complexe d’infériorité, tente vainement de compenser par ses mots. Le pire, c’est que Wixa était venue seule… peut-être aurais-je considéré lui ouvrir cette porte.
Aussi réactive fût Wixa, de célères particules convergeant vers ses paumes, elle n’eut pas le temps de déployer une égide complète.
D’une main Havaden la plaqua contre la porte. Suspendue, une énergie méphitique l’immobilisait au mépris de sa résistance. Cette coercition s’apparenta à un tel supplice qu’elle en hurla de géhenne.
De l’autre Havaden enroula ses doigts étincelants autour du cou de Héliandri, qu’il projeta et maintint sur le pavé. L’aventurière se débattait de tout sa véhémence, ses injures étouffées sous l’emprise de son agresseur, alors qu’elle réclamait l’air nécessaire à emplir ses poumons. Mais sa vision s’était étrécie, centrée sur le gardien courroucé.
— Tu m’as jugé tout du long, rugit-il. Sans même avoir la moindre idée de ce qu’il était advenu à Elheof. Mon petiot… Comme tous les autres enfants, il aimait s’aventurer dans des endroits risqués. Qui pourrait blâmer l’incarnation même de l’innocence ?
— Lâchez-la ! s’égosilla Wixa, incapable de se libérer.
Héliandri anticipait sa fin survenir, quoiqu’à une lenteur extrême. Havaden se consumait à vue d’œil, dédiant la majorité de son énergie à immobiliser Wixa, qui s’acharnait corps et âme à rompre le sort.
— Elheof est tombé d’une falaise ! tempêta Havaden. Une malheureuse glissade, un malencontreux accident, et c’était fini de lui ! Et j’aurais dû accepter sous prétexte que la vie peut être injuste ? Alors que despotes et génocidaires meurent de vieillesse ?
— Nous tuer ne changera rien à votre affliction ! cria Wixa. Par pitié… relâchez Héliandri !
— Ma femme m’a quitté. J’ai tout fait pour la persuader, mais elle qualifiait la nécromancie de « monstrueuse ». Hélas pour elle, rien n’aurait pu me séparer d’Elheof. Vous comprenez, maintenant ? Pourquoi toi, aux cheveux déjà grisonnants, aurait le privilège de la résurrection, et pas mon petiot ?
D’abord elle s’était agitée, désormais ses mouvements se limitaient à des contorsions. Coincée dans cette position, où le gardien lui déversait toute sa haine, Héliandri ne pouvait même pas trouver refuge auprès de Wixa. Ses perspectives déjà étroites se réduisaient à cette douloureuse salve de magie. À Havaden qui, dans sa fureur, dans son acharnement, ne cessait de se vider de son énergie.
— Il n’y a que lui et moi, murmura-t-il. Nous protègerons Kazgorat, quoi qu’il en coûte. Les intrus comme vous, vous vous estimez au-dessus de toute considération, de tout jugement. Je ne souhaite que donner une chance à chaque nouvel explorateur entrant ici. Mais consumés par votre soif de découverte, vous songez à peine aux répercussions. Nous retarderons l’inévitable aussi longtemps que nécessaire ! Ce monde n’est pas…
Une épée jaillit de son torse.
Lentement, pendant qu’il chutait, Havaden s’orienta vers la coupable. Jamais n’avait-il paru aussi tangible, amas de chair et d’os abandonnée par sa magie constitutive. Toute force jusqu’alors déployée l’abandonnait. Ce fut à son tour de convulser, étendu sur le dallage, ses yeux vitreux rivés vers le plafond.
— Pourquoi…, souffla-t-il. Pourquoi ne t’ai-je pas repéré ?
Une abondance de magie exsudait de chaque colonne, de chacun des pavés. Quelques fragments effleuraient ses membres sans qu’il ne pût les exploiter davantage. Havaden rendit son ultime souffle, son visage figé dans une expression de confusion, égarés dans des murmures incohérents.
Sa meurtrière s’était effondrée en même temps que les aventurières. Tandis qu’une pâleur cadavérique avait gagné sa figure, et qu’elle tressaillait à l’excès, elle s’éloigna du corps autant que possible.
— Qu’ai-je fait ? s’écria Mélude en claquant des dents.
Héliandri restait couchée sur le froid dallage, inspirant de grandes goulées d’air, son cœur battant encore à tout rompre. Il lui était difficile d’atteindre l’équilibre tant elle trémulait Secondes après secondes s’enchaînaient à travers ses restreintes perceptions. Ébranlée, pupilles dilatées, elle planta ses ongles sur les interstices, puis se tourna vers son amie adossée à la porte. Un sourire d’accalmie la conquit enfin. Peu à peu, elle se riva vers Mélude et la détailla avec toute la profondeur de son regard, son faciès illuminé.
— Tu nous as sauvé la vie, dit-elle. Je ne saurais jamais assez te remercier.
Wixa se redressa une fois entièrement libérée de ses entraves. Lors d’un court moment, elle s’assura de ne souffrir d’aucune séquelle, suite à quoi elle se hâta vers sa partenaire. De ses doigts se dispersait une magie de restauration dont cette dernière bénéficia, alors déjà relevée.
L’étreinte qui s’ensuivit, aussi brusque fût-elle, enveloppa Héliandri dans une incomparable sensation de bien-être.
À la détente de ses membres apparurent les pleurs de sa camarade. Wixa sanglota en découvrant les marques sur le cou de Héliandri. Posa ses mains sur ses épaules avec une sensibilité extrême, avant de les remonter jusqu’à ses joues, qu’elle caressa du dos de sa main.
— Je pensais que j’allais te perdre ! geignit-il. Je…
Toutes deux s’arrêtèrent, comme bloquées dans cette position, une flamme inextinguible jaillissant de leurs iris.
Toutes deux se fixèrent, se contemplèrent. Tant qu’elle continuait de s’enlacer, leurs souffrances se réduiraient au minimum. Mais soudain Wixa chercha à se rapprocher davantage. Peut-être était-ce dû à la détresse qu’elle distinguait dans les traits minés de son amie. Peut-être était-ce cette proximité dont elles n’avaient plus joui depuis des lustres. Quoi qu’il en fût, quand sa partenaire ferma les paupières, Héliandri ne recula pas.
Et accueillit pleinement ses lèvres contre les siennes.
Ses yeux se dilatèrent lors des premiers instants de ce baiser. Petit à petit, elle se priva de sa vue afin de mieux le savourer, d’amplifier les sensations. Une myriade de frissons emplit Héliandri pendant que Wixa l’embrassait. Deux mains étaient plaquées sur son visage, un toucher intensifiant ce moment. Là où les incertitudes régnaient jusqu’alors, l’aventurière se fia à cette lueur transperçant l’obscurité. À cette âme se connectant avec la sienne. À ces souvenirs partagés, jaillissant de plus belle, un amalgame de nuances défiant l’opacité.
Wixa se déroba une minute plus tard, laissant son amie bégayante, le souffle coupé. Elle se retira d’un pas empressé pour mieux se confronter à son fatras d’émotions, impulsée par les vifs battements de son organe vital.
— Ne dis rien, murmura-t-elle. Nous n’avons pas à en discuter pour le moment. Prends le temps d’y réfléchir.
— Mais je croyais que…, bredouilla Héliandri. Je croyais que nous étions…
— Je ne voulais pas avoir de regrets. Si jamais nous venions à être séparées de nouveau…
Des doléances les interrompirent.
Tout ce temps elles avaient ignoré les bardes, lesquels avaient pourtant assisté à leur enlacement. Désormais Makrine et Zekan s’étaient accroupis auprès de Mélude. Blafarde, recroquevillée, cette dernière n’avait toujours pas récupéré son épée, incapable de se détacher de la dépouille de Havaden. Chaque fois qu’elle regardait la flaque de fluide vermeil se répandre sur le dallage, des plis supplémentaires la ternissaient, et ses iris perdaient de leur substance.
— J’ai tué quelqu’un…, répéta-t-elle. Je suis une meurtrière.
Ravagée par l’inquiétude, Héliandri la rejoignit à toute vitesse, talonnée par Wixa. C’était à peine si la chanteuse lui accordait un coup d’œil.
— De la légitime défense, rassura l’aventurière. Tu nous as secourues.
— Écoute-la, supplia Zekan. Tu n’as pas à te morfondre ainsi !
— Ce n’étaient pas les péripéties dont je rêvais, se lamenta Mélude. Des jhorats, d’accord, mais une personne bien consciente, bien vivante ? Mon âme est souillée, mes mains teintées de sang.
— Tu n’avais pas le choix, dit Makrine. Pour notre survie, il fallait éliminer cette menace !
Ni les paroles, ni les gestes n’adoucissaient la musicienne. Elle qui cherchait l’apaisement dans les bras de ses compagnons, elle s’en extirpa sitôt rongée par la culpabilité. Une main se promena le long de son bras et examina ses muscles, tandis que l’autre effleurait son cache-œil. De sa joue coula un sillon qui s’égoutta de son menton et aspergea le pavé sous ses jambes pelotonnées.
— Tout est ma faute, chuchota-t-elle. Je me suis imposée ses souffrances. J’ai prétendu être forte. Une belle farce que ces façades…
— Avec nous, insista Zekan, tu peux te montrer vulnérable.
— C’est ce que j’étais. Zekan, Makrine, je n’en peux plus. Je veux récupérer mon œil. Je veux chanter sur les merveilles de ce monde. Je suis faible… Trop faible.
Des propos de réconfort s’étouffèrent avant d’être exprimés. Face à cette silhouette ratatinée, Héliandri s’avisa que toute tentative se solderait par un échec, aussi céda-t-elle cet âpre rôle à Makrine et Zekan. Mélude pleura sur leurs épaules des minutes entières, durant lesquelles les aventurières se rembrunirent. Elles s’imposèrent un silence de respect, et s’en remirent aux musiciens pour le briser.
— Nous resterons ici, déclara Zekan. Mélude a besoin de nous.
— Allez-y, proposa Makrine. La fin du chemin est vôtre.
Héliandri tergiversa un long moment avant d’acquiescer. Même de retour vers la porte, elle se retourna de temps à autre, dédia des coups d’œil empathiques à son amie succombant à ses larmes. En résulta une lente progression : lorsqu’elle rejoignit Wixa, celle-ci appliquait déjà ses mains sur les arabesques, desquelles fusa un flux véloce.
Chatoyantes, irradiantes, surpuissantes. Mille couleurs scintillèrent face à deux exploratrices estomaquées, miroitèrent sur leurs yeux dilatés. Wixa ne faisait qu’un avec la structure : des spirales luminescentes s’enroulèrent autour de ses bras jusqu’à en éclipser ses manches. Malgré sa stabilité, elle se mit à chanceler, ce qui exhorta Héliandri à intervenir. Cette énergie, si elle se pérennisait, risquait de consumer sa partenaire.
À peine perçut-elle le soupir occulté par le grondement.
Derrière le seuil s’étendit un large escalier s’enfonçant dans la pénombre. Même les orbes azurés qui flottaient au-dessus des torches, régulièrement espacés sur les murs en fezura, n’en triomphaient guère.
Wixa admira son œuvre suite à une longue inspiration. Quelques étincelles grésillaient encore sur ses poignets, mais nulle brûlure ne noircissait sa peau, au soulagement de son amie.
— J’ai puisé mon inspiration de Havaden, admira-t-elle. Je regrette, mais je n’ai pas trouvé d’autre solution.
Son cœur se serrait en l’attente d’une réponse. Puis se pinça lorsque Héliandri enroula son bras autour du sien, son sourire complétant son hochement résolu. Calées l’une sur l’autre, tout juste séparées de l’obscurité, les deux amies se lorgnèrent.
— J’ai vu d’autres mondes, révéla Wixa. D’autres réalités, d’infinies possibilités. J’ai paniqué quand j’ai cru ma fin survenir. Mais ici, malgré ce qu’il vient d’arriver… j’ai ressenti quelque chose que je n’avais ressenti. J’ai assisté à tant de commencements avec une multitude de variations. Où que nous allions, Héli… ce sera un autre début.
Héliandri s’épanouit de ce contact. Tout ses craintes se volatilisaient à sa contemplation, même en méditant sur les propos de sa camarade. Elle mit du temps avant de se détacher de son regard, avant de détailler l’objectif tapis derrière ces ténébreuses abysses.
— Et je suis prête à l’affronter avec toi, déclara-t-elle. Jusqu’au bout.
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