Chapitre 47 : Voix passées et présentes

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— La matinée touche à sa fin. J’espère que tu auras pris tout le temps de te reposer. Si davantage est nécessaire, j’espère que le devoir ne te réclamera pas.

D’ordinaire, elle aurait sursauté face à cette présence non annoncée. Pas une goutte sueur ne lustrait pourtant le front de Muznarie, et son cœur pulsait à une cadence normale. Sa coiffure déformée à force d’appuyer sa nuque sur le coussin, baillant à s’en décrocher la mâchoire, Muznarie chérissait la caresse des draps. Dans cette nuit sans rêve, l’angoisse avait momentanément cessé de la tarauder. Dans ce sommeil profond, le sang ne giclait plus sous l’implacabilité des armes, et la magie avait arrêté de semer la destruction.

Or le réveil annonçait les prémices d’une journée sereine. La soldate n’avait qu’à s’étirer pour mieux se préparer à ses obligations. Penchant la tête en arrière, elle baignait dans le filet de lumière s’insinuant à travers le trou de la tente. Militaires et guérisseurs s’empressaient à l’extérieur, mais la cacophonie résultante s’apparentait à un lointain murmure.

Mais lorsque de lourdes bottes retentirent à proximité, Muznarie dut l’associer à cette voix. Et elle eut beau se frotter les paupières, se malaxer les tempes, ses yeux ne la dupèrent pas. À côté d’elle s’érigeait la reine-impératrice, flamboyante dans son plastron doré.

— Inutile de te tracasser, rassura-t-elle. Tu es à l’abri ici, couverte par le bruit. Personne ne t’entendra converser avec moi.

Peu importait qu’elle eût fait ainsi irruption, la jeune femme s’apaisa en présence de son alter ego. Quand était l’ultime fois que ses muscles et membres s’étaient autant détendus ? Elle ne s’en remémorait pas. Triomphait la divine figure, prompte à chasser les âpres souvenirs, ce même si ses traits se plissaient de confusion.

— Comment mon esprit fonctionne ? se demanda Muznarie. Tu es dans mes songes, d’habitude, pas dans… cette vie.

— Sois sans crainte, souffla la reine-impératrice en s’inclinant auprès d’elle. Parfois, il vaut mieux chercher à ressentir avant de comprendre.

Ce disant, elle effleura le poignet de Muznarie, un geste appuyé d’un chaleureux sourire.

— Respire lentement, suggéra-t-elle. Profite du moment.

— Pourquoi m’as-tu été envoyée ici ? insista la soldate. Pour que la réalité soit moins rude à supporter ?

La reine-impératrice posa son index sur les lèvres de la jeune femme. De ses mouvements ressortait une grande spontanéité que Muznarie envia. Face à cette radiante compagnie, celle-ci venait à étendre ses membres, parée à se relaxer des minutes durant.

Derrière sa sauveuse dansèrent de timides ténèbres. Muznarie plaqua sa main contre sa poitrine, expirant et inspirant par saccades, puis sa frayeur s’estompa sitôt qu’elle reconnut l’intruse. Drapée d’une longue robe noire, Ternecia sifflotait avec entrain, inoffensive. Elle tressailla sous le féroce dédain de la reine-impératrice, dorénavant inapte à canaliser le moindre flux.

— Qui t’a autorisée à entrer ici ? lâcha la reine-impératrice.

— Moi-même ! lança Ternecia, enjouée. Je suis au beau milieu de ma repentance, parfaitement placée pour prodiguer des conseils à notre amie ici présente.

Un élan relatif l’approcha de la jeune femme, qui la dévisagea avec perplexité. Non qu’elle tremblât face à elle : après tout, Ternecia évitait soigneusement le regard de la reine-impératrice. Laquelle grogna en sa présence, sa main enserrée sur la poignée de son épée.

— Le monde a été si injuste avec toi, dit Ternecia d’une voix serpentine. Ne ressens-tu une profonde colère dilater tes veines, Muznarie ?

— Que chantes-tu là, sorcière ? s’irrita la reine-impératrice.

— L’idéalisme forcené ne marche quand on a été victime toute sa vie. Une vengeance éclatante, voilà qui tranquillise une âme tourmentée.

— Es-tu consciente de ce que Muznarie vient de traverser ?

— Une véritable combattante en ressortirait endurcie !

— Non. Ce que tu proposes est aux antipodes de la justice à laquelle j’aspire.

— Un petit génocide n’a jamais fait de mal à personne !

Dès que la reine-impératrice dégaina sa lame, toisant sa rivale, Ternecia se planqua sous un guéridon. Entre tressaillements et sanglots, elle bredouilla quelques excuses qui amusèrent son assaillante. Même Muznarie se fendit d’un rire.

— Tu as raison, fit la reine-impératrice. Que la table te préserve de ma fureur. Vais-je regretter de ne pas t’avoir passée sous le fil de mon épée ?

— Pardon, pardon ! se lamenta Ternecia. Je ne le referais plus !

— Voilà ce que je préfère entendre.

La reine-impératrice releva la tête, illuminée par un air de fierté. Elle posa la pointe de sa lame sur le sol, qu’elle brandit verticalement. Bientôt s’apparenta-t-elle à une statue que Muznarie admira de la tête aux pieds. Des larmes irritèrent même ses joues bien qu’elle s’efforçât de les sécher. Une telle vue encouragea la jeune femme à se redresser. À se maintenir ainsi malgré l’engourdissement de ses muscles.

Son alter ego s’approcha, tout sourire, avant d’agripper son épaule avec une fermeté teintée de douceur.

— Tu sais…, songea Muznarie. Je ne déteste pas Ternecia. Parce qu’elle n’est pas réelle, et ses victimes non plus. Si seulement j’étais comme toi… Mais j’ai échoué. Lamentablement, en plus.

— Non, réconforta la reine-impératrice. J’espère pouvoir t’inspirer de bien des manières. En tant que dirigeante, j’œuvre de mon côté à la paix entre les peuples. Tu en as aussi la capacité.

— Même après cette tragédie ?

— Tu n’en es pas responsable, quoi que tu en penses. Les survivants devront bâtir l’avenir sur ces cendres… Tu peux le faire, Muznarie. Et même si j’étais la seule, je continuerais de croire en toi.

Muznarie s’abandonna alors au soutien de sa protectrice. De ce contact se diffusa une palpable légèreté, une connexion qui transcendait les sens. Il lui suffisait de la fixer et les pensées moroses se dissipaient. Il lui suffisait de suivre ses gestes pour y puiser de l’impulsion.

Sharialle entra d’un pas nonchalant.

Seules elles deux peuplaient désormais la tente habitée d’un silence pesant. Chaque pas s’effectuait avec hésitation, comme si la générale retardait un moment fatidique. De multiples cernes assombrissaient son faciès à l’instar de ses profonds plis. Vêtue d’une chemise en coton étriquée, jamais n’avait-elle paru aussi ordinaire aux yeux de sa subordonnée. Sharialle progressait tête baissée, ses foulées entrecoupées de soupirs, comme si elle contemplait sa propre avancée.

Quand Muznarie l’emprisonna son étreinte, son organe vital manqua un bond, et elle se crispa davantage. Impossible de fuir ce persistant regard, surtout issu d’une personne s’agitant à sa simple présence.

— Je te dois la vérité, dit Sharialle. Toi plus qu’à quiconque.

La soldate accompagna sa supérieure. La guida jusqu’à son lit, où Sharialle put étendre ses jambes, adossée contre l’oreiller. Tout ce temps, un voile de honte la drapa, s’épaissit à force de fixer sa protégée. De longues secondes s’égrenèrent avant que les mots ne sortissent :

— J’ai entendu ta conversation depuis l’extérieur, révéla-t-elle.

Aussitôt Muznarie s’empourpra, ses doigts se serrant sur la couverture.

— Vous pouvez me juger, se résigna-t-elle. Vous devez penser que j’ai perdu l’esprit.

— Absolument pas, clarifia Sharialle. Muznarie, je t’en supplie, arrête de t’apitoyer. Tu n’as pas à t’excuser de quoi que ce soit, et surtout pas d’exister.

Du baume emplit le cœur de la jeune femme tandis qu’elle frottait ses paupières. Pour peu qu’elle s’y appliquât, son sourire s’accorderait avec celui de sa générale. Sauf que le visage de cette dernière s’obscurcit derechef.

— Quitte à entendre des voix, dit-elle, il vaut mieux qu’elles soient positives.

Muznarie sentit sa gorge se nouer. À son tour, elle trimait à soutenir le regard de Sharialle, mais trouva le courage au mépris de ses frayeurs.

— Alors Nasparian racontait la vérité ? demanda-t-elle. Vous étiez membre de la guilde des assassins de Parmow Dil ?

Sharialle se tut, n’esquissa pas le moindre geste. Ce fut face à ce mutisme prolongé que Muznarie réalisa, et un frisson courba son échine.

— Comment ? insista-t-elle. Pas de votre plein gré, je suppose… ou je l’espère, du moins.

Une expression énigmatique peignait les traits de la générale, persistant dans son silence. Bouche et yeux grand ouverts, sa subordonnée faillit s’accrocher à ses chevilles, le faciès livide.

— Mais…, songea-t-elle. Vous n’avez même pas encore quarante ans, et la guilde a été démantelée il y a une vingtaine d’années. Ce qui signifie que…

— Oui, confirma Sharialle. J’ai été recrutée de force lors de mon adolescence. Peu après mon quinzième anniversaire, pour être précise.

Proche d’incliner la tête, elle trouva réconfort chez sa protégée. Des centaines de questions martelaient le crâne de Muznarie, mais nulle ne se concrétisa. À la place, elle caressa le genou de sa supérieure et lui dédia un coup d’œil compatissant.

— Si j’avais été plus vigilante…, reprit Sharialle avec difficulté. Je savais déjà me défendre, mes parents s’en étaient assurés. Voilà pourquoi il m’a pris pour cible.

— Qui ? fit Muznarie suite à un instant d’hésitation.

— Liosdas Enur. Un homme auquel Nospha Dysmidan se fiait… tant qu’il s’éloignait des affaires principales de la guilde. Quelque chose dont il a profité.

— En vous kidnappant ?

— Sous le nez de mes parents. Ils étaient des gardes respectés de Parmow Dil, à l’époque. Sans que Liosdas l’ait énoncé directement, le but était d’exposer la fragilité de leur serment. Ils avaient juré de protéger leur cité, et pourtant ils n’étaient même pas capables de protéger leur propre fille.

De nombreuses larmes se déversaient sur le lit, et au rythme auquel Sharialle racontait son passé, le flot ne risquait guère de faiblir. Elle marqua tout de même une pause.

— J’ai entendu quelques beaux discours de la part des assassins, poursuivit-elle. De la maîtresse et de ses enfants, persuadés de lutter pour la justice, aussi déformée soit leur vision. Pas Liosdas. Il n’était motivé que par la cruauté. Si tu préfères que je m’arrête là…

— Non, décida Muznarie au mépris de ses tressaillements. Je dois tout entendre.

— Ce que je m’apprête à décrire… Il n’y a pas de mots. Liosdas m’emmenait régulièrement dans une salle secrète, d’où je ne pouvais sortir tant que je n’avais assez lacéré la personne captive à son goût.

— Il vous forçait à torturer… à tuer.

— J’aimerais tellement, tellement te dire que c’était le pire. Mais Liosdas avait une approche bien à lui. Il s’installait sur un fauteuil, étendait ses jambes, et sa main glissait dans son pantalon. À ce moment-là, je lui tournais déjà le dos… Ses gémissements, en revanche, je n’aurais pas pu m’en défaire à moins de me boucher les oreilles.

L’imagination de Muznarie s’occupa du reste. Peu importaient ses efforts pour l’en empêcher.

Envahie par la nausée, la bile remontant son estomac, elle dut se retenir de dégobiller. Sur sa figure verdâtre s’étirèrent des plis de dégoût. Sitôt détachée de sa générale que la jeune femme anhéla, et elle mit beaucoup de temps avant de recouvrir son calme. Rien de ce qu’entreprît Sharialle ne contribua pas à l’apaiser, alors elle patienta aussi longtemps que nécessaire.

Muznarie revint d’elle-même auprès de sa supérieure.

— Et ensuite ? demanda-t-elle, encore blafarde.

— Ce cycle a duré des années, confessa Sharialle. Étouffantes, interminables, de loin les pires de ma vie. J’aurais voulu te dire que le démantèlement de la guilde était ma libération. Hélas, Liosdas l’avait anticipé… et m’a entraînée jusqu’au Ruldin, où il espérait continuer ses méfaits.

— Combien de temps a-t-il sévi ?

— Jusqu’à mes dix-neuf ans. Liosdas ne m’a jamais dévoilé son âge véritable, se vantant de transcender ces limitations, mais quand il s’est approché, j’ai compris que je n’étais pas sa première victime. Qu’il fallait que cela cesse, même si la terreur me paralysait.

Sharialle s’arrêta de nouveau afin de contempler les nervures de ses mains. De légères contorsions apparurent sur ses doigts, de sanglantes visions la taraudèrent, et elle haleta jusqu’à l’intervention de Muznarie. Dans sa mine rembrunie ne se distinguait aucun signe d’apaisement.

— Il me susurrait à l’oreille, murmura-t-elle sur un débit de croissante lenteur. Il prétendait que notre lien était profond. Qu’à présent, il n’existait qu’un seul moyen de le renforcer.

— Pitié…, chuchota Muznarie. Ne me dites pas que…

— C’était terminé avant qu’il ne me touche. Liosdas n’avait jamais anticipé mon geste. Ma dague s’est infiltrée entre ses côtes, puis je lui arraché le cœur d’un coup net. Et alors qu’il convulsait, je me suis plongé dans ses yeux vitreux… De la confusion. Il n’y avait que de la confusion. Liosdas n’a jamais imaginé que je le tuerais. Pas un seul instant.

— Mais vous avez bien fait. Même pour un assassin, il était… inqualifiable. Qu’est-ce que vous avez ressenti à votre libération ?

— Libération ? Ce souvenir me hante encore aujourd’hui, Muznarie. Je n’étais que l’extension d’une lame gorgée de rouge en permanence. L’objet de pulsions atroces. Et je me haïssais. Mais au lieu d’en finir, j’ai libéré son prisonnier. Daref Telunn. Si j’étais incapable de porter le coup fatal, peut-être qu’il le pourrait. Il a fait tout le contraire. Il a exigé que je raconte mon histoire… et a eu si pitié de moi qu’il m’a pardonnée.

Une esquisse de sourire germa finalement sur la figure de Muznarie, et il s’avéra contagieux.

— Il remonte dans mon estime, dit-elle.

— Malgré son comportement récent, souligna Sharialle, je lui serai redevable pour le restant de mes jours. Sûrement, si un soldat que je venais à peine de rencontrer croyait en mon humanité, mes propres parents auraient dû aussi…

Soudain elle s’interrompit, et des sillons se creusèrent sur ses joues. Lentement, délicatement, Muznarie essaya de les sécher, mais le flot était à peine endigué.

— Ils n’ont pas pu…, murmura la militaire, plongée dans le déni. C’est comme ça qu’ils vous ont accueillie ? Leur fille disparue depuis des années ?

— Malheureusement, déplora Sharialle. Je m’étais assise comme aujourd’hui, narrant tout jusque dans les plus sordides détails. Je n’avais pas espéré leur pardon, ni leur pitié, juste… leur compréhension. Mais même là, c’était trop exigé.

— Qu’est-ce qu’ils ont dit ?

— Que j’aurais trouvé un moyen de ne pas tuer si je le souhaitais vraiment. Que la réalité était complexe, et donc, que je n’étais pas une victime innocente.

— Balivernes ! Peut-être qu’ils cherchaient juste à protéger leur réputation.

— Une part de moi pense qu’ils avaient raison.

Estomaquée, Muznarie se figea alors que des nœuds se formèrent dans son estomac. Un instant durant, elle entama un mouvement de recul, puis se stoppa net en avisant la figure ravinée cde sa supérieure.

— Daref m’a tant couverte, reprit Sharialle. Avec lui, Allarie n’existait plus. Je suis devenue Sharialle, puis ai pris son nom de famille une fois que nous nous sommes mariés. Je me suis épanouie dans l’armée en temps de paix, et nous avons monté la hiérarchie ensemble. La naissance de Parza était une promesse. Une promesse d’un lendemain meilleur. Une promesse que le passé cesserait de me tourmenter.

— Et Nasparian a tout gâché, marmonna Muznarie, en plus du reste.

— Est-il le seul à blâmer ? Dans sa bonté, Daref s’est même rendu dans la prison de Parmow Dil, car il voulait m’aider à rationaliser mon traumatisme. Nospha a avoué que Liosdas a longtemps recruté des adolescentes pour assouvir ses… « fantasmes ». Il en a tué certaines dès qu’elles étaient devenues majeures, d’autres se sont enfuies et n’ont jamais été revues, mais je suis la seule qui a pu mettre un terme définitif à sa cruauté.

— En cherchant comment il procédait, vous espériez pouvoir comprendre ? Rien ne justifie ce qu’il a fait.

— Je suis d’accord, mais Liosdas a laissé son empreinte indéniable sur chacune d’entre vous. Sans mon engagement dans l’armée, je me serais peut-être lancée sur les traces des autres survivantes. Comprendre si elles avaient été transformées de la même façon.

Non qu’elle eût cessé de larmoyer, mais les sanglots la ravagèrent davantage à chaque seconde. Tremblements et frissons s’accumulèrent, se confondirent. Même pansée de ses plaies, Sharialle voyait au-delà, où l’écoulement du fluide vital brûlait sa rétine. S’enracinait dans sa tête pour ne jamais s’en extraire. De cette vision naquit la répulsion : Sharialle jeta son oreiller, et se serait arrachée des mèches si Muznarie n’était pas intervenue.

— Allarie survit en moi, dit-elle. Cette Allarie altérée après des années parmi les assassins. J’ai fini par prendre du plaisir à tuer. Et pas seulement Liosdas… Qu’est-ce que cela fait de moi ? Je ne suis qu’une engeance engoncée dans une belle armure.

— Vous avez besoin d’aide ! affirma sa protégée. Et je suis là. Quoi qu’il arrive, je suis à vos côtés.

— À quoi bon ? Je ne veux pas t’entraîner dans ma chute. Le pouvoir ruldinais avait du mal à digérer ce qu’il s’est produit avec la générale Twéji Huderes et son fils Meenos. Ils estimaient que j’étais la meilleure placée pour défendre la frontière… Une humaine pour apaiser les tensions probables avec les terekas. Et j’y ai cru, bornée par un idéalisme nouveau, sans savoir que le passé me rattraperait. J’ai échoué. Il y a eu encore plus de victimes.

— Ce n’est pas de votre faute ! Vous avez tout fait pour éviter ce massacre.

— Le résultat était le même. Quoi qu’il survienne par la suite… ce ne sera que justice.

— Non, générale ! Je vous en supplie, ne renoncez pas !

Sharialle voulut enfouir son visage dans ses mains, s’extirper de cette âpre réalité, ce que Muznarie lui refusa. Au lieu de cela, elle l’enlaça avec tendresse, afin que sa générale pût se dolenter dans ses bras. Tant pis si des larmes ruisselaient sur ses manches, elle la gardait dans son étreinte aussi longtemps qu’elle le désirait. Un temps dont Sharialle profita jusqu’à ses ultimes secondes. Même si ses remerciements se transmettaient en indistincts murmures, même si des images macabres la lancinaient encore.

Toutes deux restèrent assises durant des dizaines des minutes, laconiques. Les pleurs finirent par se tarir, toutefois la douleur les étreignait toujours. Elles restèrent immobiles, sans que rien ne les perturbât.

Rien, sinon cette voix autoritaire qui réclama la générale.

Sharialle s’y rendit, non sans tâtonner, d’une démarche presque funèbre. Dans son ombre marchait Muznarie, dont les palpitations rivalisaient avec les siennes. Elles aboutirent vers cette éclaircie, d’ordinaire bienvenue, mais annonçant en ce jour de sombres présages. Avant même d’atteindre l’extérieur, le cliquetis des menottes leur vrilla les tympans. Tout comme les lamentations de Parza, qu’elles devinèrent s’accrocher aux genoux de son père.

Ce tableau les heurta davantage qu’anticipé.

Au centre d’un cercle formé par ses subordonnés, Sharialle remarque une silhouette familière avançant implacablement. Pas un rictus n’allégeait son ferme et glabre visage balafré. Des mèches argentées dépassaient de son heaume auréolé d’une pointe, aussi noir que son plastron strié de lignes carminées. Il n’était pas équipé selon la tradition ruldinaise, pourtant ce ludram à la complexion ivoirine exprimait résolument son appartenance. Robuste malgré son âge, il s’imposait dans cet environnement qu’il inspecta d’un œil circonspect, sa main tâtant ses courtes lances de temps à autre. Il était flanqué par deux commandantes jumelles, ludrames à la peau smaragdine, d’une tête plus haute que lui, et attifée de la cuirasse indigo réglementaire.

Sharialle esquissa une révérence face à lui bien qu’il fût du même grade. D’un coup d’œil de biais, ses lèvres se replièrent à la vue de son mari et de sa fille.

— Général Kalfarad Risan, prononça-elle à voix basse. Pourquoi êtes-vous…

— Épargnez-nous les civilités, trancha son confrère. Circonstances atténuantes ou non, les faits sont là : vous êtes une traîtresse doublée d’une assassin. La justice peut être tendre, mais elle n’est pas aveugle.

— Où allez-vous les emmener ? s’enquit Muznarie.

— En quoi ça intéresse une soldate ? Mais si tu tiens tant à savoir, la générale Sharialle Telunn et la commandant Daref Telunn vont être transférés à Shonres-Varoth, où ils seront jugés. Le parlement a décrété que je suis désormais en charge de la frontière. Ils espèrent que mon rôle sera surtout symbolique, puisque maintenant la diplomatie et la paix sont censées prévaloir.

Kalfarad se pinça l’arête du nez de ses six doigts. Ignorant les murmures inquiets, il exhala un long soupir.

— D’abord Twéji, râla-t-il, maintenant vous. La réputation de notre armée vient d’en prendre un coup !

— Il y a plus urgent ! s’indigna Daref. Concentrez plutôt vos forces pour pourchasser Nasparian !

— L’un n’empêche pas l’autre, parjure. D’une certaine manière, nos troupes en sortiront meilleures. Expurgées des éléments ayant couvertes une criminelle pendant autant d’années.

— Un procès les attend ? fit Muznarie. Malgré le contexte ?

— Oui, soldate. Surtout au vu du contexte. Si tout se passe bien, Sharialle et Daref seront limogés. Si tout se passe bien, ils ne reverront jamais la lumière du jour. Oh, et il faudra confier la petite à des parents plus responsables. Moins hypocrites, moins sanguinaires.

D’un claquement de doigts s’infligea la sentence. Une commandante mit les menottes sur les poignets de Sharialle, l’autre entraîna Daref par le coude au mépris des gémissements de Parza. Ovations et protestations emplirent un campement cicatrisant encore. Les deux prisonniers obéirent sans sourciller, quoiqu’une ombre morose planait en eux. Incapables d’affronter le regard des leurs, ils s’orientèrent vers leur enfant, laquelle s’était abritée auprès de Muznarie.

— Bien ! fit Kalfarad. Je préfère quand les choses sont exécutées sans heurt. Sharialle, Daref, sachez que ma haine envers vous est purement professionnelle. Partons sans plus tarder pendant que mes commandantes gèreront les répercussions ici.

La générale et commandant n’offrirent aucune résistance nonobstant les sollicitations. Une escorte inflexible s’était composée autour d’eux, en son centre un Kalfarad partagé entre sourires et grondement. Ce fut avec promptitude qu’il guida les militaires déchus hors du campement, tourna le dos aux ruines d’une bataille toujours fraîche dans les mémoires.

En l’absence de Sharialle et Daref, le campement semblait encore plus désert. À peine s’étaient-ils évanouis dans l’épaisseur de la sylve que Parza les appela. Et se dolenta des minutes entières sous l’étreinte de Muznarie, dont les larmes n’étaient jamais parties.

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