Chapitre 48 : Pour les disparus

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Un feu primait encore sur la falaise. Il ne s’agissait guère d’un brasier, menaçant de consumer ce qu’il restait du hameau. Plutôt d’un bûcher sur lequel les milliers de victimes entamaient leur ultime voyage, par-devers les sanglots des dizaines de milliers de survivants.

Sur les hauteurs dansaient de puissantes flammes. Teintes jaunâtres et rougeâtres se complétaient, se reflétaient sur les yeux mouillés des hommes et femmes présents. Des rafales s’abattirent sur eux avant de soulever les cendres, qui bientôt tourbillonnèrent avant de se dissiper dans les cieux. Au centre de leurs croyances, par-delà leurs perspectives.

En tête de ce funérailles, Nasrik s’exposa à la chaleur, désormais à quelques pas d’Aznorad et Bisaraj Harana.

— Plus jamais la terre ne vous emprisonnera, psalmodia-t-elle. Puissent les cieux vous accueillir, et Siraphron vous guider dans la vastitude de l’univers.

Familles, amis et connaissances reçurent de similaires hommages de la part de leurs proches. Des mots énoncés contre le vent avant de se murer dans un mutisme. D’aucuns fondirent en larmes, se retiraient avant d’avoir pu terminer, dépouillés même de la force de s’épancher. La cérémonie dura des dizaines des minutes, lors desquelles les témoins s’alignèrent et contemplèrent les flammes malgré eux. Lors desquelles beaucoup s’effondrèrent sous les cris muets des trépassés.

De nombreuses larmes restaient encore à verser alors que les funérailles se concluaient. Un à un les terekas partirent : certains s’octroieraient une journée de détail, d’autres s’attèleraient à d’urgentes réparations. Une poignée salua leur meneuse avec mélancolie, mais cette dernière les avisa à peine, plongée dans sa propre affliction.

Plus les siens abandonnaient l’escarpement et plus elle en succombait. Jusqu’à l’inévitable rupture. Chutant à genoux, ses mèches démêlées retombant comme ses bras, Nasrik sanglota face à ses parents. Et si l’étreinte de Kavel n’en diminua pas leur intensité, elles l’aidèrent à mieux supporter ce moment, dusse-t-il s’éterniser.

Alliés et camarades patientèrent le temps requis, après quoi ils l’éloignèrent de cette vue. Ce fut Varanes qui mena, et l’entraîna auprès d’un bosquet épargné par la bataille. Il installa Nasrik sur un banc en pierre, où elle tremblait encore en dépit du soutien d’autrui. Kavel, en particulier, partagea son air morne au moment d’enrouler son bras autour de son épaule.

— Que faire, maintenant ? désespéra Nasrik.

— Reconstruire, déclara Varanes. Cette épreuve nous marquera à jamais, mais nous devons nous relever. Pour toutes ces personnes qui ne connaîtront pas de meilleurs lendemains.

— De belles paroles, mais comment les appliquer ? J’ai été élevée pour diriger notre peuple, et pourtant, je ne me sens toujours pas être prête. Si seulement j’étais revenue plus tôt… Ils n’avaient pas à mourir. Pas ainsi.

Nasrik lutta corps et âme contre l’affaissement. Dans sa vision brouillée, peu à peu occultée par les ténèbres, le sourire de Varanes étincelait alors de plus belle. Il posa un genou à terre, offrit une main résolue à sa cheffe.

— Vous n’êtes pas seule, dit-il. Vous nous guiderez avec sagesse, et nous vous apporterons toute l’aide nécessaire. Nous récupèrerons le contrôle des krizacles comme nous l’avons fait pour les jhorats. Nous superviserons chaque échange avec les peuples de Menistas. Nous percevrons la vérité finale, pour que plus jamais nous ne soyons séparés.

— J’aimerais te croire. Vraiment.

— Il n’y a pas besoin de croire. Juste d’œuvrer pour cet avenir.

Une onde d’inspiration emplit la meneuse. Incapable de sécher ses pleurs, elle se redressa toutefois sur le banc, remercia le dresseur en opinant. Non qu’elle se refusât d’exhiber ses émotions, mais Nasrik se focalisa sur ses amis, balayant une dizaine d’entre eux.

Et s’arrêta sur Lygaran, dont les yeux luisants lui glacèrent le sang, tant elle devait encore s’y accoutumer. Lèvres retroussées, mains jointes, la sculptrice s’était davantage retirée que ses camarades. Sur sa figure parcheminée de rictus se discernait une mélancolie inéquivoque.

— Chaque jour je me pose la même question, murmura-t-elle. Pourquoi moi ? Pourquoi est-ce que je compte parmi les rares à avoir été ressuscités ?

— Tu n’as pas à t’excuser d’être en vie, rassura Nasrik. Ne rajoutons encore plus de douleur.

— Mais vous vous souvenez de ce que nous nous étions dits ? « Nous nous retrouverons à l’autre bout du chemin ». Soixante-sept mille ans de rien, quelques mois d’espoir, une journée de carnage. Je m’étais jurée de me tenir aux côtés de Bisaraj.

— Tu es une artiste, pas à une guerrière. Je t’en supplie… Comprends que l’auto-apitoiement nous desservira.

— Peut-être. Pendant que nos camarades tombés rejoignent ce tableau cosmique, je vais languir sur ces terres. La simple pensée de ne plus vieillir me terrifie.

Des frissons se propagèrent aussitôt, auxquels Nasrik s’avéra la plus sensible. Elle ne put néanmoins rétorquer quoi que ce fût, car Lygaran s’avança, animée d’une impulsion nouvelle.

— S’il n’y a plus de fin pour moi à l’horizon, décida-t-elle, autant profiter de ce temps supplémentaire. Je vous servirai, Nasrik, comme j’ai servi votre mère.

— Alors mon premier ordre sera que tu me considères comme égale, déclara Nasrik. Si elle subsiste, la hiérarchie sera surtout symbolique.

Leur sourire se synchronisa juste avant que Lygaran ne pût se prosterner. Freinée dans son mouvement, la sculptrice s’autorisa un rire allégeant quelque peu l’atmosphère. Des éclairs de douleur les fendaient encore, leur cœur pulsait toujours à vive allure, mais voir Nasrik endosser ainsi son rôle avait de quoi dénouer des fils d’anxiété.

Kavel lança un regard à Nasrik, laquelle chérissait encore son contact.

— J’ai pris une décision, affirma-t-il. Je vais écrire une lettre à Ferenji. Lui annoncer que mes recherches se poursuivront ici.

— Tu es sûr ? demanda Nasrik. Parmow Dil est ton foyer…

— À vrai dire, depuis que je me suis installé à Menistas, j’ai dû passer autant de temps ici qu’à Parmow Dil. Si tu m’autorises à rester…

Non contente d’accueillir l’étreinte de son ami, Nasrik posa sa main sur son poignet avec tendresse, suite à quoi germa un rictus égayé.

— Tu es bienvenu ici aussi longtemps que tu le souhaites, dit-elle.

Entraîné par cet enthousiasme, Kavel chercha à imiter son expression, mais il se trahit alors. Des plis constellèrent son faciès, exhortèrent la cheffe à s’enquérir.

— Ferenji saura se débrouiller sans moi, songea-t-il. Et elle me comprendra. Je pense à Guvinor, que nous n’avons plus revu depuis sa tentative d’assassinat. Même s’il a survécu, Zargian le retiendrait-il contre son gré ?

— C’est fort possible, déplora Nasrik. Et sans nouvelle de Tarqla, il nous sera difficile de revenir à Thusred.

— Ce lieu nous aura fourni tant de réponses. Mais je crains que même là se trouve une impasse. Que la réponse à l’ultime mystère se situe ailleurs.

Lorsque Kavel serra les poings, le vent s’engouffra dans le bosquet et s’abattit sur lui. Il frémit au coup de froid, et échangea alors un coup d’œil déterminé à Nasrik.

— Il n’y aura pas qu’une lettre à écrire, décréta-t-il. Qu’est-il advenu de Héliandri, Makrine, Zekan et Mélude ? Nous n’avons pas revu Dehol et Julari non plus, et Yazden est partie dans la précipitation.

— Et mes autres parents, ajouta Nasrik. Je prierais chaque divinité du Mowa pour savoir si eux au moins, ont atteint le bonheur qu’ils sont partis chercher.

— C’est tout ce que j’espère. Et pendant ce temps, nous devrons peut-être nous river plus loin, beaucoup plus loin.

Un frémissement supplémentaire les traversa.

— Pour savoir ce qui a motivé vos ancêtres à fracturer Menistas, termina Kavel.


*****


— Introuvable. Elle est introuvable…

Marex s’affaissa sur son siège en se malaxant le front. Des larmes naissantes déparaient son visage, et malgré ses efforts, Therog ne pouvait que se rembrunir aussi.

Réconforts et solutions manquaient, et le bureau baignait dans un lugubre silence. Des rayons de lumière tamisée s’infiltraient à travers la vitre, créaient un jeu d’ombre et de lumière sur le bureau où s’amoncelait une pléthore d’ouvrages. Trônaient également deux tasses de thé fumantes, que les académiciens amenaient avec hésitation à leurs lèvres. Ils devaient les manier de leurs deux mains, au risque qu’un spasme de trop renversât le breuvage sur leurs travaux.

Après avoir avalé une gorgée, Marex avisa les cernes maculant le visage de son partenaire, et s’avachit davantage ce faisant. Therog lui écarta ses mèches noires sur un sourire naissant, unique éclat de sa façade morose.

— Ferenji n’aurait pas souhaité que nous nous morfondions des jours entiers, rappela-t-il.

— Ne parle pas d’elle comme si elle était morte ! s’écria son collègue. Rectrice respectée tant qu’elle était là, mais maintenant, on envisage déjà de la remplacer. Je vois déjà les affiches électorales se répandre sur le campus…

— Qu’elle soit vivante ou non, peut-être qu’elle aurait préféré que l’université qu’elle a servie si longtemps continue de fonctionner en son absence. Et pour beaucoup des gardes… Ce cas est déjà à moitié résolu.

Une vague d’angoisse paralysa Marex. Haletant, il s’ajusta sur son dossier, ses mains moites crispées à son accoudoir.

— Tu es allé à la caserne sans moi ? questionna-t-il.

— Parce que je m’inquiétais ! se justifia Therog. Selon eux, Vazelya Milocer ne représente plus une menace pour quiconque, et elle est la principale suspecte de la disparition de Ferenji Yaren.

— Ils en concluent donc que notre rectrice est morte… mais pas toi.

— Vazelya avait sombré, mais aurait-elle pu assassiner son amie de longue date ?

— Elle restera tristement célèbre maintenant que ses victimes se dénombrent par milliers. Indirectes ou pas, accidentelles ou non, le verdict est identique. Une de plus ou de moins…

— Elle aurait tué Ferenji dans sa fureur, tout comme Adelris ? Tout comme… ses pauvres âmes dont nous ne connaîtrons jamais le nom, alors que leur vie revêtait autant de valeur ?

Ce fut au tour de Therog de s’abandonner à son affliction. Sanglots après sanglots se répétèrent en une funeste mélodie, et le cœur de son confrère s’effritait à force de le voir ainsi. À brûle-pourpoint, Marex s’approcha de lui, sa chaise crissant contre le dallage tandis qu’il enroulait ses doigts autour de son poignet.

— Gardons espoir, murmura-t-il. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir.

— Pas exactement, objecta Therog. Mais je me persuade que la meilleure manière de lui rendre hommage consiste à poursuivre son travail. Une alliance solide avec les terekas ouvre la voie à des recherches plus approfondies.

— Les dignes apprentis de Ferenji… Cloîtrés dans notre campus car incapables de nous aventurer dans le monde extérieur !

Tout à coup la salle s’emplit de leurs rires. Longs, éclatants, si intenses qu’ils s’en courbèrent et durent se tenir mutuellement. Un moment d’allègement bienvenu et toutefois éphémère, car leurs traits s’obscurcirent sitôt que leurs regards se croisèrent. Jamais ils ne se lâchèrent.

— Informons au moins Kavel, proposa Therog. Il doit savoir ce qui est arrivé à notre rectrice. Quand je pense que Vazelya s’en est pris à deux être qui lui étaient chers… J’ai pitié d’elle, mais je comprends la décision de Kavel. La solution radicale pour mettre fin à tout ceci. Si ce qu’on nous a rapporté est vrai.

— Bonne idée, approuva Marex. Il est l’explorateur que nous ne serons jamais. Si quelqu’un peut retrouver Ferenji, c’est lui. Bien qu’il n’y ait aucun indice…

Sur ces mots, il saisit l’anse d’un geste vif, et acheva son thé avec la même promptitude. Il avait masqué les plis de sa figure, mais son confrère les devina, aussi il effleura son avant-bras.

Inopinément, Marex lâcha un soupir soulagé.

— Au moins, songea-t-il, Vazelya n’est plus. Aussi égoïste cette réflexion puisse paraître… Il a fallu en arriver là.

Therog opina, son sourire préservé alors qu’il tenait la main de son collègue.

— Oui, souffla-t-il. À partir de maintenant, nous pourrons travailler sans angoisse et dormir sereinement. Alors, quand reprenons-nous ? Notre contribution doit bien compter pour quelque chose.

*****


Une marée agitée sous un ciel grisâtre. Basgui eut beau l’avoir anticipé, sa canne à pêche était encore enfoncée sous les vagues mousseuses, et des algues s’agglutinaient sur ses guêtres déjà couvertes de sable. D’un coup d’œil latéral, elle avisa son seau où s’entassaient des poissons frétillants. Et quand un jet d’eau froide s’abattit sur ses chevilles, elle se précipita à l’intérieur de sa demeure, non sans éructer d’un juron.

Comme de juste, Basgui s’épanouit dans la chaleur de son foyer. Des flammes crépitaient sous l’âtre, un rythme régulier auquel elle se fia au moment de plaquer sa planche sur la table octogonale. Entre fredonnements et sifflotements s’entamait sa propre danse, et ses nattes argentées virevoltaient à la précision de ses mouvements. Son large couteau tranchait vif ses victimes, les découpait en de fins morceaux verdâtres, desquels se répandit une odeur qui lui ravit les narines. Très vite, sa tâche achevée, elle les immergea dans le bouillon. Par-dessus le pourpre chaudron s’exhalait un fumet face auquel ses gargouillements se multipliaient. Basgui mélangea cependant la préparation des dizaines des minutes durant, ses pupilles s’élargissant à force d’admirer ses prouesses culinaires.

Une fois attablée, une serviette anthracite surplombant sa blouse de teinte flavescente, elle savourait chaque cuillérée jusqu’au bout. Et se resservit un second bol sans tergiverser.

Repue, Basgui se complimenta plutôt deux fois qu’une. Rassasiée, elle entreprit de s’allonger. Un livre d’aventure calé contre son abdomen constituerait indubitablement la meilleure manière de conclure sa journée. Mais alors qu’elle alluma une chandelle, et qu’elle saisit l’œuvre trônant sur son guéridon, un grondement inhabituel atteignit ses oreilles. Elle s’orienta vers ses fenêtres exigües avec perplexité, au travers desquelles perçait une éclaircie opportune. Plus aucun roulement ne se faisait entendre, aussi inclina-t-elle la tête, sa main volant à son menton.

Et jaillit à l’extérieur dès qu’une voix familière l’appela. Rarement s’était-elle chaussée avec autant de rapidité.

La clarté vespérale avait de toujours de quoi l’éblouir. Sur la grève avait atterri un ghusne : ses cris s’arrêtèrent lorsqu’il replia ses ailes sous les yeux estomaqués de la pêcheuse. Dehol et Julari caressèrent sa tête, mais Basgui ne distingua guère ce qu’ils lui murmurèrent pour le calmer.

De toute manière, elle ne s’intéressa qu’à l’ancien naufragé, vers qui elle se précipita. Quitte à glisser sur l’humide volée d’escaliers. Quitte à se vautrer sur la plage, rejoignant si vite son ami que ses foulées se méprirent à des bonds.

Son étreinte, au contraire, s’étala plus d’une minute. Larmes et rires s’emmêlèrent sans grâce ni transition face à un Dehol immobile et désemparé. Tout ce qu’il prononça se réduisit à des murmures indistincts tant il se déridait en la présence de Basgui. Il lui rendit alors son enlacement, effleura le haut de son dos d’une vigueur doublée de douceur.

Mais la pêcheuse finit par tressauter. Elle venait de remarquer cette éclat permanent jaillissant de ses iris. Elle venait d’aviser la détresse enracinée en Dehol.

— Oh, j’ai tant de questions ! s’exclama-t-elle. Où étais-tu ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Et qui est-ce ?

Dehol consulta Julari, et des sillons plus profonds encore l’envahirent.

— J’ai découvert la vérité, annonça-t-il. Je n’aurais pas dû.

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