Chapitre 50 : Le successeur
Un manteau blanc recouvrait le hameau d’Osdarow. Une épaisse couche que les contadins peinèrent à déblayer, bien que libérer les sentiers ne les importunât aucunement. Parfois de la neige chutait depuis les toits en chaume et s’amoncelaient par-delà les façades lambrissées.
C’était à l’écart que leur foyer se situait. Là où un bosquet d’helendars les ceignait, dont la frondaison tamisait l’éclat diurne et l’empêchait de se refléter sur la neige. Partout tourbillonnèrent des flocons, portés par des frisquettes rafales, qui impactaient et fondaient sur les vitres carrées et teintées.
Au-delà ronflait le feu sous l’âtre incurvée. Il diffusait une chaleur propice dans toute la pièce, ses crépitements tels une mélodie aux oreilles des occupantes. Yazden était couchée sur le fauteuil, vêtue d’une chemise de nuit et emmitouflée dans une couverture mordorée. Sa tête reposait sur les genoux de Venior, laquelle fredonnait au rythme des grésillements, prodiguant du baume au cœur de son épouse. D’une main elle lui caressait les cheveux, de l’autre elle sirotait son thé infusé d’herbes carminées.
Réduites au silence et à la contemplation. À lorgner les flammes de l’intérieur comme les flocons de dehors. La journée avait beau être bien entamée, rien ne les motivait à s’extirper de leur confort. Un sourire les embellissait dans ce moment de repos, mais à force de se fixer, leurs traits finirent par s’assombrir.
— J’ai échoué, murmura Yazden.
— Tu es revenue auprès de nous, contredit Venior. Tu as tenu ta promesse de revenir vivante.
Alliant le geste à la parole, elle déposa un tendre baiser sur le front de sa compagne avant de goûter à ses lèvres, aussi agréable que lors du premier jour. Des larmes humidifièrent leurs yeux sous lesquels renaissait leur sourire comme des frémissements les conquirent.
— Et parlant d’engagement, rappela Venior, tu as appris la vérité sur mon grand-père. Savoir qu’il a œuvré jusqu’au trépas pour mettre fin à la stase des terekas… j’en suis soulagée. Ta quête n’a pas été vaine, mon amour.
— Alors voilà tout ce qui importe, conclut Yazden.
Derrière son soupir se dissimulait autre chose. Laissant sa tasse sur le guéridon, posant ses chaudes mains sur ses joues, Venior continua de siffloter, et étudia l’expression de sa partenaire en malaxant ses tempes. À son rictus et lèvres retroussées s’ajoutait cette lueur inhabituelle, jaillissant de ses iris.
— La Créatrice serait un mensonge ? interrogea-t-elle. Après tout, le Mowa s’est révélé bien plus ancien que nos connaissances laissaient supposer. Une manifestation de Nevaleir ne serait donc guère surprenante.
— Ou bien cette magie était issue d’un mortel, proposa Venior. Les dernières paroles de cet assassin n’étaient peut-être pas fiables.
— Il est normal de remettre en question nos croyances compte tenu des circonstances. Et je ne te serai jamais assez reconnaissante de respecter les miennes même si tu n’es pas d’accord avec elles.
— Allons, c’est normal ! Nous sommes au trente-cinquième siècle ! Enfin, d’après notre calendrier actuel…
Malgré ses efforts, le rire ne trouva pas écho, et Venior avisa encore combien Yazden s’était rembrunie. Impuissante, elle fit elle-même une moue, ses consolations étouffées dans sa gorge.
— Magie divine ou pas, souffla la garde, Guvinor a disparu car je n’ai pas su le protéger. Maintenant serait le moment opportun pour questionner mes choix de carrière.
Soudain sévit la mine de sa femme, qui se détacha alors de son contact.
— Je ne te laisserais pas t’apitoyer ainsi ! gronda-t-elle.
— Mais tu insistais pour que je retourne à ce foyer, dit Yazden. Si tout le monde se bernait à le répéter, peut-être y’avait-il un fond de vérité.
— Je veux vivre avec toi. Je veux que tu voies grandir notre fille. Voilà pourquoi je pense à un compromis.
Yazden écarquilla des yeux. Intriguée, son cœur tambourinant contre ses côtes, elle s’assit sur le fauteuil, le dos bien droit.
— Le siège de Guvinor est vacant, expliqua Venior. Hors de question de laisser Prax triompher. Je vais écrire une lettre au parlement nirelais, où je vais annoncer mon intention de le remplacer.
— Quoi ? fit Yazden. Depuis quand t’intéresses-tu à la politique ?
— Crois-moi, mon amour, je ne me lasserai jamais de la vie à la campagne. Mais à force de te voir partir, et parcourir la moitié du globe, je commençais à culpabiliser. Je souhaite endosser un rôle plus actif dans la société. Je suis persuadée qu’Onjuril et Guvinor auraient respecté ce choix… mais il s’agit de ma volonté avant tout.
De ses iris saphir brûla une flamme comparable à celles de la cheminée. Un coup d’œil vers sa jambe en bois, et Venior se redressait, non sans effleurer la cuisse de sa bien-aimée. Toutes deux s’admirèrent de longues secondes dans un mutisme complet. Ni les rafales se fracassant sur leur façade, ni le feu dévorant le bois ne les déconcentrèrent.
— M’accompagneras-tu ? proposa Venior. Pas que les intrigues de la capitale m’effraient, mais si Guvinor a opté pour avoir une protection, il me semble naturel de suivre cette même voie. Surtout que tes talents pourront être utilisés adéquatement. De plus, Nardui pourra y poursuivre sa scolarité.
— Je…, bredouilla Yazden. Est-ce la meilleure décision ? Pour nous toutes ?
— J’en suis persuadée, mais ton avis m’est précieux aussi.
Adossée, presque guindée, la garde se riva vers le feu et dodelina à la cadence de ses crépitations. Des sillons parcheminaient sa figure tandis qu’un éclair d’hésitation la fendait. Mais quand elle aperçut l’enthousiasme de sa compagne, fût-ce d’un coup d’œil latéral, Yazden ne put qu’opiner.
— Même s’il a survécu, songea-t-elle, Guvinor est maintenant aux mains de Zargian. J’espère que t’avoir convaincue que ce gardien est indigne de confiance. Mais aussi fondées soient mes inquiétudes, le sort de Guvinor ne repose plus entre mes mains. Kavel et Nasrik sont plus appropriés pour cette tâche.
Des plis moroses constellaient encore son faciès, mais il se dérida à mesure qu’elle se rapprochait de sa partenaire. Yazden enlaça Venior de tout son être, l’embrassa avec intensité, puis la fixa armée de détermination, son sourire désormais inébranlable.
— Mère, épouse et garde du corps ! lança-t-elle. J’assumerai ce rôle avec plaisir.
*****
Guvinor émergea de son coma sur un violent sursaut. Il était submergé de lumière artificielle, pourtant contenues dans une opaque obscurité.
— Où suis-je ? demanda-t-il, exsudant.
Il lui suffisait de balayer les alentours, alors il reconnaîtrait les profondeurs de Thusred. Toutefois n’avait-il jamais aperçu ces colonnes veinées d’une magie éblouissante, ni les anneaux métalliques tournant autour d’une sphère géante. Guvinor était si happé par ce dispositif qu’il fut pris de vertiges.
Et alors qu’il entreprit de se redresser, une douleur foudroya sa poitrine et le maintint sur le socle où il était allongé. Une grimace distordit son faciès, et il lâcha un râle.
— Doucement, chuchota Zargian. Bien que tu sois stabilisé, tout mouvement brusque est à déconseillé.
D’abord le parlementaire chercha la provenance de la voix, puis s’arrêta sur son torse nu. Ses anciennes plaies étaient criblées de scintillations, pulsant telles des étoiles dans la sorgue, identiques à celles du gardien.
Des convulsions ébranlèrent Guvinor sitôt qu’il les remarqua. Sueur et tremblements le déchirèrent, forcèrent Zargian à le stabiliser. Mais même enveloppé de cette égide smaragdine, le politicien respirait encore par saccades, ses ongles ripant sur le fezura, un voile iridescent planant juste au-dessus de lui.
— Qu’avez-vous fait ? questionna Guvinor sur un ton réprobateur.
— Tu me dois la vie, déclara Zargian. Une once de gratitude serait franchement bienvenue.
— Tout dépend. Vous n’avez pas agi par pure bonté, je me trompe ?
— Les résultats importent davantage que les intentions. Ravale ta fierté et apprécie ce que l’existence a à t’offrir. Aujourd’hui débute une étape cruciale.
— Vous parlez en énigmes pendant que je suis cloîtré dans ces ruines. J’ai quitté un champ de ruines : comment pourrais-je dormir sur mes deux oreilles ? J’ignore si cette bataille était la dernière.
Lénifiante aux premiers instants, le flux continua d’entraver Guvinor. C’était comme si des cordes s’entortillaient autour de ses membres, comme si une force invisible compressait ses côtes. Au centre de ce pernicieux déploiement, Zargian joignait les bras derrière le dos, d’apparence impassible.
— Tu n’as nul besoin de t’y rendre, corrigea-t-il. Ta place est à Thusred. Même si, borné que tu es, il te faudra sans doute du temps pour le réaliser.
— Tant que Nasparian vivra…, commença Guvinor.
— Il n’est plus ton problème. Ni même celui de qui que ce soit, maintenant qu’il est exposé. S’il réapparaît, le monde entier se liguera contre lui.
— Vous le sous-estimez encore ?
— Non. J’estime juste que l’avenir ne dépend plus de lui. Vois-tu, Guvinor, j’ai consacré un temps immense à façonner Thusred à mon image. Rares sont les individus à posséder une vision globale et objective de notre planète, mais je me targue d’y appartenir.
Zargian plaqua ses mains sur le socle. Porteur de cette énergie souveraine, comme une part naturelle de cette salle, il fixa Guvinor d’un regard prompt à lui fendre son âme.
— Observe le plafond, ordonna-t-il. Que vois-tu ?
Un mal de crâne lancinait le parlementaire, si bien qu’il trima à s’y résoudre. Plus ses yeux se promenaient entre les fondations et plus il nota des détails occultés initialement. Tantôt la magie s’assemblait en amas et en orbes, tantôt elle se dispersait entre les interstices, comme fugitive. Parfois cliquetis et sibilations chantaient dans ses oreilles, parfois le silence le tenaillait.
Mais au prix de maints efforts, Guvinor détailla le firmament déroulé sur toute la courbure du plafond. Une myriade d’astres se répartissait sur cette voûte noire et profonde, le désorientait à force d’imprimer leur rotation subtile, constante et universelle.
— L’univers, dit Guvinor, sans voix.
— Une réponse correcte, jugea Zargian, quoique fort simpliste. Concentre-toi ! Comètes, planètes, étoiles et nébuleuses devraient te sauter aux yeux ! C’est un tableau remarquablement cohérent, pour peu qu’on s’y penche un minimum.
— Je suis déjà las de vos jeux, Zargian. À quoi bon se pencher autant vers le ciel ?
Un soupir las emplit les lieux. Bien que le gardian relâchât son emprise, sa magie régna toujours dans les environs, accélérant les anneaux d’une torsion du poignet.
— Malgré ta réticence, insista-t-il, tu es le candidat idéal pour devenir mon apprenti.
— Et si je refuse ? résista le politicien.
— Thusred est verrouillé. Et Tarqla ne me fera pas faux bond à deux reprises.
Un impitoyable frisson envahit Guvinor. Ses veines se rétractèrent. Pas même ne remua-t-il un doigt face à Zargian circulant autour de lui avec assurance. Toute fureur avait déserté le visage du gardien, mais elle avait été supplantée par une placidité qui glaçait tout autant le sang de Guvinor.
Zargian se positionna entre les pilastres et juste devant la sphère, tournant le dos à son interlocuteur.
— Ce que tu devrais voir, expliqua-t-il, est le cosmos dans toute son infinité. Impressionnant mais vertigineux, vide et pourtant saturé de vie. Si toutefois mes hypothèses s’avèrent fondées… Je n’ai aucune raison d’en douter.
Il marqua une pause seulement pour contempler son ouvrage, ces astres lointains miroitant dans ses iris.
— Ludrams et humains ont commis les mêmes erreurs, poursuivit-il. Nous progressons lentement. Trop lentement. Siècles et millénaires se succèdent, et notre monde demeure toujours notre unique limite. Ce que tu devrais voir, Guvinor, sont ces planètes indétectables avec nos techniques actuelles. La rencontre entre nos peuples constituait déjà une révolution… alors imagine ce qu’il se produira si nous interagissons avec ces civilisations. Pour cela, il nous faudra développer une magie unique, libérer son plein potentiel. Là résidera notre développement technologique. Ensemble, nous pouvons y parvenir.
Guvinor anticipa un flux dantesque jaillir, mais il n’en fut rien. Zargian se contenta de faire volte-face et de le fixer avec une ambition démesurée. Il prit une longue inspiration, épanoui, dérobé du moindre doute, tendant le bras vers cet espace confiné, fidèle représentation d’une vaste composition.
— Un jour, Guvinor, nous atteindrons les étoiles.
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