Chapitre 1
Dix ans ont passé depuis l’enlèvement de mon fils, douze depuis la mort de Manassé et la fin des Narques. La vie a repris son cours à Tornwalker, le train-train tranquille s’est installé à nouveau, et la neige continue à s’abattre froidement sur le petit village à peine reconstruit.
Je sors des Sources Chaudes en soupirant, laisse mes cheveux blonds être séchés par le vent froid, et m’habille en hâte. Heureusement, il n’y a personne à cette heure-ci, mis à part quelques gardes. Cependant ces derniers n’ont plus rien à craindre, sauf peut-être une attaque d’ours, ce qui n’est encore jamais arrivé dans toute l’histoire du village. Il n’y a plus de Narques à craindre.
Enfin, pas tout à fait. Bien sûr, tout le monde connaît l’histoire de Cassiopé et Gabriel qui ont à eux deux vaincus Manassé et son armée. Cependant, tous n’étaient pas présents à Khoujir ce jour-là, et ils traînent encore dans la nature, attendant leur heure. Mon frère était l’un d’eux.
Quant à moi, j’ai abandonné mon ancien poste de garde de la Caïna pour devenir un Chasseur de Narques. Lorsque je le peux, je les ramène ici pour qu’ils soient interrogés par les Myrmes, mais le plus souvent ils préfèrent mourir que de se rendre. Cela m’a d’ailleurs valu cette cicatrice sur la joue gauche. J’ai souvent espéré trouver mon frère un jour, mais en vain. Il s’est volatilisé dans la nature, et mon fils avec lui.
L’intérieur de ma maison ressemble plus à une cabane : une grande pièce qui sert à la fois de salon et de cuisine, chauffée par une large cheminée dans le mur du fond, et deux pièces plus petites, ma chambre et la salle de bain. C’est tout juste assez grand pour une seule personne, mais suffisant pour moi. Il faut dire que j’ai très peu d’affaires personnelles.
Le jour se lève pendant que je prépare mon petit-déjeuner, et j’entends de jeunes Kamkals sortir de chez eux en criant, se précipitant avec excitation vers le premier jour de leur Apprentissage. Et même si mon ouïe affinée me fait grimacer à cause de leurs hurlements, je ne peux m’empêcher de sourire légèrement. Ils me rappellent moi à leur âge, il y a bien longtemps.
J’entends des portes et des volets s’ouvrir peu à peu dans le village dans la matinée, les gens se saluent, les gardes se relaient, et pour faire passer le temps j’écoute depuis ma chaise un professeur raconter la fin des Narques à une classe suspendue à ses lèvres.
Mes nuits étant plutôt courtes, à cause de mes insomnies, je décide de m’allonger et d’essayer de faire une sieste. Je n’ai rien d’autre à faire de la journée, de toute façon. Mais au moment où je me lève de ma chaise, mon oreille perçoit des pas lourds qui se rapprochent. Enfin, qui se rapprochent… J’ai tout de même le temps de m’habiller en prenant mon temps avant que les pas s’arrêtent devant ma porte.
Je ne laisse pas le temps à mon visiteur de toquer et lui ouvre immédiatement. Je tombe nez à nez avec un grand Myrme aux ailes argentées – comme tout le monde – le visage carré et le nez droit évoquant une quelconque divinité grecque. Il me ressemble un peu. Ses cheveux d’un noir de jais sont ébouriffés par le vent et parsemés de flocons de neige. Le poing suspendu dans le vide, il me regarde avec un sourire.
— Peter ! lance-t-il. Est-ce que tu me laisseras le temps de frapper à la porte un jour ? — Ça ne risque pas d’arriver. Entre.
Je me pousse sur le côté pour laisser entrer Riley, autrefois mon collègue de garde. En passant à côté de moi, il me lance un de ses compliments dont il a le secret.
— Tu as une mine affreuse.
— Oh, la ferme, je lui réponds avec un sourire.
Riley est mon ami, le seul à Tornwalker, et le seul capable de me décrocher un sourire. Les autres préfèrent éviter d’avoir affaire à un traqueur de Narques. Ils racontent qu’on porte malheur à force d’être en contact avec ces traîtres.
Je ferme la porte derrière Riley et l’invite à s’asseoir. N’ayant pas grand-chose à lui offrir, je lui verse tout de même un verre d’alcool. Il n’est plus en service, autant en profiter !
— Que me vaut l’honneur de ta visite, Riley ? dis-je en m’installant en face de lui.
Il boit une gorgée, fait une grimace alors que l’alcool descend dans sa gorge et pose son verre avant de me répondre.
— Oh tu sais, je passais par là et je me demandais « Est-ce que mon ami l’ermite est toujours chez lui ? » Et devine quoi ? Il est toujours chez lui !
— Très drôle. Sois plus sympa avec ton hôte si tu veux pas qu’il te renverse son verre sur la tête, je rétorque avec un nouveau sourire.
Ma mâchoire est un peu crispée, c’est vrai que je n’ai plus l’habitude de rire. Je bois mon verre cul sec, l’alcool me brûle délicieusement la gorge et y laisse un arrière-goût légèrement désagréable. Riley, lui, éclate de rire.
— Tu as toujours été un fin blagueur, toi.
Je soupire avec une exaspération feinte. Enfin pas si feinte que ça, car au fond je commence à m’impatienter, et Riley doit bien le voir, car son sourire tombe rapidement et ses yeux se font sérieux. La capacité de ce type de passer du rire au sérieux en moins d’une seconde m’a toujours laissé abasourdi.
— Les éclaireurs d’Illiana ont repéré un Narque au nord, annonce-t-il d’une voix plus grave. On passe enfin aux choses sérieuses. Après le départ de Soraya douze ans plus tôt, c’est Illiana qui a prit sa place à la tête du village. Elle est jeune – pour une Myrme, s’entend – mais sérieuse et intelligente. C’est grâce à elle que Tornwalker a pu renaître de ses cendres.
— Où ? Quand ?
— Avant-hier, près de la cabane du vieil Elydir.
— Lui ? Comparé à lui, je suis le plus sociable des Myrmes. Pourquoi un Narque se risquerait-il à aller voir cet ermite ? Ce n’est pas si loin de Tornwalker en plus.
— À trois jours de marche environ. Elidyr devait venir aujourd’hui au village, comme il le fait tous les mois pour récupérer des provisions. Je te laisse deviner…
— Il n’est pas venu.
— Pas même l’ombre d’un poil de sa barbe.
L’œil sombre, je fixe mon verre en réfléchissant. Je ne comprends pas trop pourquoi un Narque viendrait voir ce vieux fou sans histoire, lui qui ne connaît personne ici à part Illiana et qui n’est au courant d’aucune affaire des Myrmes. Je doute qu’il sache pour la mort de Manassé, même douze ans après.
Mais surtout, pourquoi venir aussi près du village ? Pour un traître seul, c’est la mort ou la capture assurée. Pourquoi prendrait-il un tel risque ? Qu’est-ce qu’Elidyr pouvait bien avoir qui ait autant de valeur ?
— Je sais que tu as beaucoup de questions, reprend Riley. Mais je n’ai la réponse d’aucune d’entre elles.
— Ce n’est rien. Je n’ai pas besoin de réponse.
— Tu vas aller voir quand même ?
— Oui. Et mes ailes ont besoin d’être dégourdies.
Par-dessus la table, il me gratifie d’une tape sur l’épaule.
— Fais attention à toi, mon vieux. Une tempête se prépare, mais tu devrais tout juste avoir le temps d’atteindre la cabane de l’ermite.
— Ne m’appelle pas comme ça. Le temps de me préparer, et je pars à la chasse au Narque.
Nous discutons encore un peu, puis je raccompagne Riley jusqu’à la sortie. Il me souhaite bonne chance avant de me dire au revoir et retourner au village. Ensuite, je me dirige jusqu’à ma chambre et ouvre la malle qui contient tout mon équipement.
Tant pis pour la sieste.
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