Chapitre 3
Une douleur à l’arrière de mon crâne me ramène à moi. Une fine pellicule de neige me recouvre, j’ai donc dû passer quelques instants dans les vapes. Je me redresse en grimaçant et me passe une main derrière la tête avant de la porter devant mes yeux. Bonne nouvelle, il n’y a pas de sang.
Je regarde autour de moi en me relevant péniblement. La lumière, le vent et la neige tombent sur moi depuis un trou minuscule loin au-dessus de moi. J’ai vraiment fait une sacrée chute. Ce puits m’a conduit dans une petite grotte, et je n’aperçois qu’une seule sortie à ma droite : un tunnel sombre, tout juste assez grand pour que je puisse passer en étant accroupi. Le sol est recouvert de neige, mis à part un rocher qui dépasse.
Sérieusement, il n’y a qu’un seul rocher, et il fallait que je tombe en plein dessus ! Et il a un aspect sacrément meurtrier aussi. Dans mon malheur, j’ai eu de la chance de ne pas me fracasser le crâne. Je suis juste encore un peu étourdi par le choc.
Avant de m’enfoncer dans l’étroit tunnel, je prends le temps d’enlever mon manteau et, à l’aide de ma dague, je fais deux trous pour laisser passer mes ailes. Ça m’évitera ce genre de situation à l’avenir, je devrais juste penser à les replier lorsque la neige commence à tomber. Lorsque c’est fait, je le passe à nouveau sur mes épaules – non sans mal pour faire passer mes ailes – mais une fois que c’est fait, je me sens plus libre de mes mouvements. Elles semblent vibrer d’impatience.
Finalement, je me baisse, bascule mes yeux sur la Facette du Chat, et entre à l’intérieur du tunnel dans lequel je vois maintenant comme en plein jour. Oh, oui, je suis ce qu’on appelle un « Siléa » chez les Myrmes. C’est-à-dire un Kamkal doté d’au moins deux Sens Phares. L’ouïe et la vue dans mon cas. On les reconnaît en général grâce à leurs ailes qui ont des taches de couleur. Les miennes sont argentées avec des taches bleues cristal. Ceux dont les ailes sont entièrement colorées sont des Kamkals puissants, mais je n’en ai jamais vu de mon vivant.
Le tunnel est long et je manque plusieurs fois de trébucher ou de me couper sur ses parois. Par chance, je ne suis pas claustrophobe. Imaginez l’enfer.
Alors que je commence à me demander si je ne suis pas dans une boucle infinie, mes oreilles commencent à percevoir un bruit. Un bruit que je ne connais pas. Quelque chose entre la stridulation d’un criquet et le vent dans les arbres. Ma curiosité me fait avancer plus vite.
Je ne peux m’empêcher de retenir une exclamation de surprise devant le lieu où je viens de déboucher. Dans une large caverne de plusieurs dizaines de mètres de haut se trouve un gigantesque lac souterrain gelé.
Mais par-dessus tout, la source du bruit : au plafond, des centaines, voire des milliers de petits cristaux qui produisent des lumières bleues et blanches, qui scintillent et projettent leur douce lumière sur la glace. Et le bruit qu’elles produisent, qui devrait être infernal pour mon ouïe, est au contraire doux et apaisant.
Loin devant moi, je discerne une autre sortie taillée dans la roche, plus large que celle d’où je viens. Si ça se trouve, c’est un moyen de retourner à la surface ! Cette perspective produit un certain soulagement en moi, cependant un détail me ramène bien vite à la réalité : pour rejoindre cette sortie, je vais devoir traverser le lac.
Bien sûr, je pourrais utiliser mes ailes, sauf que :
1) Cela demande tellement d’énergie que je risque de m’évanouir en plein vol, d’autant que je ne me suis pas encore remis de ma chute.
2) Un seul battement d’ailes est suffisamment puissant pour m’envoyer contre le plafond. Ce qu’il vaudrait mieux éviter, vous en conviendrez.
Je n’ai donc pas d’autres choix. J’espère avoir le pied assez léger pour ne pas briser la glace. J’avance lentement vers la rive et, avec précaution, m’engage sur le lac.
Le bord est assez épais et je peux avancer sans crainte sur quelques mètres. C’est après que les choses se compliquent. La glace commence à craquer, sous mes bottes, mais rien d’inquiétant pour le moment. Je continue à avancer, mais je suis de plus en plus hésitant.
Peut-être qu’il y avait un autre chemin que je n’ai pas vu ? Non, que ce soit à ma droite ou à ma gauche, le lac prend toute la place. Soudain, je me fige. Un énorme « CRAC ! » vient de retentir sous mes pas. Je baisse lentement la tête pour découvrir une grande fissure sous mon pied, qui lézarde la glace sur un bon mètre. De l’eau commence même à en sortir.
Je me rends compte que je retiens mon souffle depuis trente longues secondes. Je tente de reprendre une respiration normale tandis que je soulève doucement mon pied pour le poser plus loin.
« CRAC ! » la glace se fissure une nouvelle fois, mais désormais elle se brise en plusieurs petits morceaux et ma jambe manque de passer à travers. Sans réfléchir, je bondis en avant pour éviter de tomber. Grave erreur ! Je saute à pieds joints – enfin façon de parler – sur un pan de glace aussi fin que du papier. Je sens l’eau s’insinuer dans mes bottes… Non, je ne peux pas tomber maintenant ! La sortie est si proche !
Alors que je commence à m’enfoncer de plus en plus dans l’eau, je parviens in extremis à sauter un peu plus loin. La glace se brise là aussi, et je dois poursuivre mon chemin en bondissant au dernier moment, m’enfonçant toujours plus dans l’eau glacée.
Au-dessus de ma tête, les bourdonnements des cristaux semblent se moquer de moi. Ils frémissent d’impatience, ils veulent me voir me noyer ! Eh bien, je ne vous donnerais pas ce plaisir !
Je saute à nouveau, mais la glace m’arrive à la taille désormais. Je suis plus en train de patauger, de me débattre en nageant, que de sauter. La sortie est à quelques mètres devant moi…
Mes jambes sont gelées, je ne les sens plus. J’essaie de bondir une nouvelle fois en avant, mais l’eau me retient, ses bras gelés enserrent ma taille, tentent de saisir mon manteau pour m’entraîner de plus en plus haut. Les pointes de mes ailes frôlent l’eau.
Soudain, sans que je leur ordonne quoi que ce soit, elles se mettent à battre et me propulsent loin en avant. Le poids de l’eau m’empêche de trop m’éloigner du sol, et je m’envole plutôt à l’horizontale. Je m’écrase lourdement sur la rive, face à la sortie, sain et sauf. Si on oublie que mes jambes sont complètement engourdies.
L’eau gelée a vraiment eu l’effet d’un électrochoc sur mes pauvres ailes. Elles détestent le froid, voilà pourquoi les Myrmes évitent de sortir pendant les tempêtes de neige, qui est semblable à de l’acide sur les membranes. Mais je suis vivant.
Le temps de me sécher, je dois bien compter une heure entière. Finalement, je retrouve à nouveau les sensations de mes jambes, mes vêtements sont à peu près secs, et je peux enfin sortir.
J’entre donc dans un nouveau tunnel taillé dans la roche. Le bourdonnement infernal des cristaux s’atténue jusqu’à disparaître complètement. Je mets quelques instants avant de remarquer que le couloir monte en pente douce et, après un long moment, j’aperçois de la lumière. Le soulagement envahit la moindre parcelle de mon corps. La fameuse lumière au bout du tunnel ! Un vent frais s’en échappe, mais il a quelque chose de différent. Une autre odeur se mêle à celle de la forêt et à la froideur de la neige.
En sortant, je comprends aussitôt de quoi il s’agit.
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