Chapitre 4
La brume blanche de la neige soulevée par le vent est désormais grisâtre. Au loin, la lumière orangée dansante d’un incendie me rappelle de cuisants souvenirs tout en projetant de la cendre sur mon visage. La cabane, déjà ? Pourtant il me restait encore deux jours de marche ! Je n’y comprends plus rien… Mais je suis trop absorbé par les flammes pour y réfléchir.
Je suis revenu dix ans en arrière. Ce qui brûle, c’est ma maison, et à l’intérieur, mon frère vient de tuer Anna et s’apprête à s’envoler avec Owen. Je peux même entendre à nouveau les hurlements de ma femme…
Je reviens à la réalité. Non, ces hurlements sont réels. Ce n’est pas ma maison, mais la cabane d’Elidyr, et quelqu’un est en danger ! Sans réfléchir, je dégaine mon épée (c’est bien connu qu’on éteint un feu à coup d’acier…) et me précipite vers la cabane.
Je freine en dérapant à quelques mètres de la maison. Je viens de voir deux silhouettes à l’entrée surgir des flammes. L’une est grande et, d’après ce que je vois dans son dos, il s’agit d’un Kamkal. Myrme ou Narque ? Aucun moyen de le savoir.
L’autre est minuscule, un enfant d’une douzaine d’années je dirais. Le Kamkal le tient fermement par le bras, mais le gamin se débat comme un diable. Il finit par être jeté au sol sans ménagement. Tous deux ne semblent pas m’avoir remarqué, j’en profite pour m’approcher sans faire de bruit. J’espère que le Sens Phare du Kamkal n’est pas son ouïe.
J’arrive enfin à les distinguer. Le grand Kamkal est une femme aux cheveux blonds et longs qui descendent jusqu’au milieu de son dos. Elle a la mine sombre et une mèche qui cache un de ses yeux, mais elle fixe avec colère l’enfant devant elle.
Le gosse est une petite fille aux cheveux bruns mi-longs. Elle est dos à moi, tout ce que je parviens à voir de son visage est sa forme ronde et son petit nez en trompette levé vers l’adulte devant elle.
— Sale gamine ! crie la blonde. Dis-moi où ils sont !
— Je ne sais pas !
Il n’y a aucune crainte dans la voix de la petite. Au contraire, j’ai l’impression d’y entendre… Du défi ? Elle doit avoir un sacré cran.
Cependant, l’autre n’a pas beaucoup de patience. Elle dégaine son épée qu’elle pointe vers la petite. J’imagine bien son visage se décomposer alors que la pointe en fer n’est qu’à quelques centimètres d’elle.
— Dis-le-moi ou je te tranche la gorge !
Ça, par contre, je ne peux pas la laisser faire. L’épée toujours en main, je m’approche lentement. La blonde finit par me remarquer et me regarder avec des yeux ronds.
— Thoriel ! Qu’est-ce que tu fais i… Tu n’es pas Thoriel ?
Non, en effet. C’est le nom de mon frère.
Cela confirme ce que je craignais : cette femme est une Narque. Sans doute celle que les éclaireurs d’Illiana avaient vu. Ses yeux sont fixés sur mes ailes. Outre nos visages ressemblants, Thoriel et moi avons les ailes semblables, seule la couleur des taches diffèrent. Lui aussi est un Siléa, qui possède la vue et l’odorat.
— Éloigne-toi de cette petite, sinon c’est toi qui auras la gorge tranchée.
Pour appuyer mes propos, je m’arrête à quelques pas d’elle et lève mon épée juste à côté de son cou. Elle semble réfléchir à toute vitesse puis, jugeant que la petite n’en valait pas la peine, abaisse son épée.
— Qui es-tu ? me lance-t-elle.
— Un chasseur de Narques. C’est tout ce que tu as besoin de savoir. Pourquoi t’en prendre à une gamine sans défense ?
— Hé ! s’exclame la concernée indignée, mais je n’y prête pas attention.
— Elle possède quelque chose qu’il me faut. C’est tout ce que tu as besoin de savoir.
Que peut bien posséder une gamine qui intéresse les Narques ? Remarque, cela ne me concerne pas. Mon boulot, c’est d’éliminer la menace.
— Donne-moi une seule bonne raison de ne pas te tuer.
— Je partagerais avec toi les secrets que détient cette gamine. Si elle consent à me les donner.
— Va te faire voir ! s’écrie la petite.
— Sinon, je vais la forcer à me les donner, répond la Narque en lançant un regard chargé d’éclairs à la petite fille.
— C’est étrange, mais je n’en crois pas un mot. Sauf ta dernière phrase. Les Narques sont donc cruels au point de faire du mal à un enfant ?
— Si tu savais ce qu’elle possède, tu comprendrais.
— Rien ne peut justifier ça !
Ma voix se répercute en écho alors que je lève mon épée. La blonde parvient à parer la lame, mais elle ne voit pas mon pied qui vient frapper ses côtes. Elle se penche de douleur. Je vais lui porter le coup fatal, mais elle esquive avec une facilité déconcertante. La Facette de la mouche ? Peut-être. Je donne un nouveau coup d’épée, la Narque empoigne la sienne des deux mains et, plutôt que de me viser, elle attaque directement mon arme.
Mon épée m’échappe des mains et tourbillonne dans les airs avant de se planter dans le sol, quelques mètres plus loin. La Narque se jette sur moi, nous tombons et roulons sur le sol. Elle prend le dessus, assise sur moi, et lève son épée. Je ferme les yeux alors qu’elle amorce son coup.
C’est la fin.
— Hé, la blondasse ! s’écrie une voix aiguë à ma droite.
J’ouvre les yeux juste à temps pour voir une pierre s’écraser sur le visage de mon adversaire. Elle est sonnée. Sans réfléchir plus longtemps, je plonge la main à ma ceinture, dégaine ma dague, et la plante dans son cœur.
Les yeux de la Narque s’arrondissent avant que la vie ne les quitte. Elle s’écroule sur le côté. Le souffle court, je nettoie ma dague dans la neige fondue à cause de l’incendie. La petite s’approche de moi, un autre caillou dans son poing levé.
— Merci, petite. Ne t’inquiète pas, je ne te ferais pas de mal.
— Je suis pas petite !
Elle laisse cependant tomber la pierre et me tend la main pour m’aider à me relever. Je saisis sa main, bien que son aide soit complètement inutile, et me relève en essuyant tant bien que mal la neige qui trempe mon manteau.
Je peux maintenant voir son visage : rond – comme je l’avais deviné – un nez en trompette, des yeux bleus un peu grands qui lui donnent constamment un air légèrement surpris. Mais dans ses pupilles brille une lueur de défi. Cette gamine a l’air d’être une sacrée teigneuse.
— Comment tu t’appelles, pet… euh, comment tu t’appelles ?
— Shirley ! Vous êtes vraiment un chasseur de Narques ?
— Oui. Je suis Peter, je viens de Tornwalker.
À ces mots, ses yeux semblent s’illuminer.
— Ça tombe bien, je dois aller là-bas ! Il faut que je donne quelque chose à Illiana !
— Laisse-moi deviner : les secrets que voulait la Narque ?
Je m’approche de mon épée et essaye de la sortir du sol. Elle est sacrément bien plantée, je dois la secouer un peu avant qu’elle daigne s’arracher à la terre. Shirley ne me répond pas, je prends donc ça pour un oui.
— En tout cas, bonne chance pour rentrer. Moi je dois inspecter les alentours, voir si cette femme n’a pas des amis dans le coin.
— Tu ne peux pas m’accompagner ? J’aurais bien besoin de l’aide d’un chasseur de Narques !
Je soupire. Moi, je n’ai pas besoin d’un fardeau. Encore moins d’une gamine qui ne sait pas se défendre. Elle est passée au tutoiement avec une rapidité déconcertante.
— Qu’est-ce que tu faisais ici, d’abord ?
— Je vivais là. Mon papa, elle l’a…
Je vois ses yeux se remplir de larmes. Elidyr avait donc une fille ? C’est étonnant. Surtout pour un ermite. Mais ce ne sont plus mes affaires, j’ai accompli ma mission.
Je la dépasse et me dirige vers la forêt.
— La Caïna ! s’écrie Shirley dans mon dos.
Je me retourne, interloqué.
— Les secrets que je possède… C’est une formule pour reproduire la Caïna.
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