Chapitre 5
Je me fige sur place et reste ainsi sans bouger pendant de longues secondes. Je tente d’assimiler ce qu’elle vient de dire. Lentement, je me retourne pour fixer cette gamine avec des yeux ronds. Je dois avoir l’air complètement stupide, mais comment pourrait-elle avoir connaissance de la Caïna ? Non, j’ai sûrement mal entendu…
— Répète-moi ça ?
— Mon père, reprend-elle d’une voix tremblante. Il a trouvé une formule pour reproduire la Caïna… C’est pour ça que cette Narque a brûlé notre maison, pour le forcer à tout lui révéler. Mais il n’a rien voulu dire, et elle l’a…
Cette Narque devait être sacrément stupide. Mettre le feu à la maison au risque de brûler les secrets qu’on y cherche… Au moins, il ne lui a rien dit, et apparemment Shirley non plus.
— Donc Elidyr, l’ermite qui vivait ici, c’était ton père ? Et il a trouvé le secret de la Caïna ?
— Oui, répond-elle en se frottant les yeux.
Je ne fais même pas attention aux larmes qui s’en échappent. Je m’approche de Shirley, m’accroupis devant elle, la prend par les épaules et la secoue un peu.
— Tu ne lui as rien dit ? Tu connais la formule ?
— Tu as vraiment cru que j’allais avouer quelque chose à une Narque ? lance-t-elle avec indignation.
Elle vient de retrouver toute son audace, ses larmes ont déjà disparu.
— J’ai la formule sur moi, mais je ne la montrerai qu’à Illiana. Maintenant arrête de me secouer où tu vas manger une pierre, comme cette blondasse.
Je m’arrête aussitôt et réfléchis. Cela ne faisait pas vraiment partie de ma mission… D’un côté, je peux traquer le reste des Narques qui accompagnaient sûrement la blonda – je veux dire la blonde – d’un autre côté, si cette gamine dit vrai, nous avons une chance de faire revivre la Caïna et de perpétuer l’espèce des Kamkals. À condition que je la ramène saine et sauve à Tornwalker.
— Tu as la formule sur toi, c’est-à-dire ? Dans ta tête ?
Je la vois rougir en entendant ma question. Malgré tout, elle affiche un nouveau sourire de défi.
— Non… Là où personne n’oserait fouiller une petite fille innocente.
Vraiment, cette petite a du cran. Et elle est plutôt futée. Si elle a vraiment cette formule… S’il y a une chance, même infime…
— Je peux voir la formule ?
— Non, je ne dois la montrer qu’à Illiana ! s’écrie-t-elle, catégorique.
Évidemment. En même temps, une information de cette importance ne devrait pas être montrée à n’importe qui. Après une courte réflexion, ma décision est prise. Je pourrais toujours trouver ces Narques plus tard.
— Bon. Shirley, c’est ça ? Je vais t’accompagner jusqu’à Tornwalker.
Ses yeux s’illuminent.
— Vraiment ?
— À une condition ! je m’exclame en levant un doigt inquisiteur. On ne chouine pas, on ne râle pas, et quand je te dis quelque chose, tu le fais sans discuter. Compris ?
— Tu me prends pour qui, s’offusque Shirley. Une gamine ?
— Exactement.
Elle croise les bras tout en poussant une réaction dédaigneuse à mi-chemin entre un « Pfeuh ! » et un soupir exaspéré. Elle me fixe tout en réfléchissant. Mes conditions sont si terribles que ça ? Finalement, elle me tend la main.
— D’accord, mais alors t’as intérêt à être plus sympa que ça.
— Aucun risque, je réponds en lui serrant la main.
Cela fait à peine une heure que nous marchons dans la forêt en direction de Tornwalker (la tempête de neige s’étant un peu calmée, je parviens à retrouver mes points cardinaux) et cette gamine m’ennuie déjà. Elle n’arrête pas de me bombarder de questions sur ma vie, le quotidien au village, mon âge, et d’autres choses qu’elle n’a pas besoin de savoir.
— Et toi, tu vis tout seul ? sort-elle parmi ses nombreuses interrogations.
Je me stoppe net. Pendant un moment, le souvenir d’un foyer en feu, d’un homme aux ailes tachées de violet tenant mon enfant, le corps de ma femme à ses pieds, tout cela me donne l’impression de brûler de l’intérieur. J’entends tout juste la petite voix de Shirley m’appeler. Elle n’a pas besoin de savoir ça, je ne lui dirais rien.
Un craquement dans mes oreilles me fait sursauter et ouvrir les yeux. Je regarde autour de moi, la main posée sur le pommeau de l’épée. De l’autre, j’intime à Shirley de se taire et de rester derrière moi. Étonnamment, elle m’obéit et cesse aussitôt son flot de paroles.
Nouveau craquement, à ma droite. Je tire doucement mon épée pour la sortir du fourreau – ce dernier est une spécialité Myrme, l’épée ne produit aucun son au contact du bois, rendant son porteur prêt au combat sans alerter les Auditifs proches. Cependant, si ces derniers sont efficaces, ils auront plutôt entendu les frottements des vêtements et le cœur accéléré par l’adrénaline. Les secondes passent, j’entends encore quelques craquements, mais ils restent éloignés et finissent par s’arrêter. Une minute plus tard, je me rends compte à quel point j’étais crispé et me force à me détendre, sans toutefois cesser de scruter entre les arbres.
Je pose les yeux sur Shirley dont le regard trahit une incompréhension la plus totale. En me voyant relâcher mes muscles, elle doit en conclure qu’il n’y a plus de danger, car elle me murmure :
— Tu veux bien m’expliquer ?
— Tu n’as rien entendu ? je m’étonne.
— Non !
Pourtant, les bruits me paraissaient suffisamment forts pour être perçus par une oreille normale. Si la gamine ne les a pas entendus, alors cela signifie qu’ils étaient loin. Je range mon épée en lui répondant :
— J’ai cru entendre quelque chose.
— Quelque chose ? s’inquiète-t-elle. C’est-à-dire ?
— Je ne sais pas, un homme ou un animal. Cela dit, d’après le volume des bruits, ça ne devait pas être les pas d’un petit rouge-gorge.
— De quel animal alors ?
— Un ours, au moins.
Je me retiens de rire en la voyant pâlir. Elle ne va pas croire ça, quand même ! Attendez, on dirait bien que si…
En y réfléchissant, ce n’est pas totalement impossible. Bien sûr, ma première idée était que ces craquements étaient des bruits de pas d’un humain – ou d’un Kamkal – mais si c’était un autre genre de prédateur ? Le visage de Shirley est tendu par un certain malaise. Ses yeux se posent sur quelque chose à ma ceinture et elle relève des yeux brillants vers moi.
— Je peux avoir ta dague ?
Je fais les yeux ronds. Confier une arme à une enfant de, quoi, onze ou douze ans ? Je n’aime pas trop les enfants, certes, mais j’ai quand même un certain sens des responsabilités.
— Hors de question, je lui réponds avec fermeté.
— Allez ! insiste-t-elle. Si on se fait attaquer, je pourrais t’aider ! Tu n’auras pas besoin de te préoccuper de ma sécurité !
— Au contraire ! Car en plus de te protéger des assaillants, il faudra que je fasse attention que tu ne te coupes pas !
— Je ne suis plus une enfant !
— Mais si, justement ! Et un enfant, ça ne joue pas avec des armes blanches ! Tu serais capable de te couper un doigt !
— Tu sais ce qu’il te dit, mon doigt ?
Elle s’apprête à faire un geste pour me montrer lorsqu’un nouveau bruit nous fait tourner la tête en même temps. Nous avons un peu trop levé la voix.
Et cette fois, si même Shirley l’entend, c’est qu’il est tout proche. Mais de quoi s’agit-il ? Je dégaine mon épée tout en indiquant une nouvelle fois à la petite de se taire. Ce qui semble inutile, puisqu’elle a les yeux fixés en direction du bruit, tendue et mue par la peur.
Je me place devant elle, les yeux rivés entre les arbres, à la recherche de la source du craquement. Mais à part le vent qui agite les feuilles au-dessus de nos têtes, je n’entends plus rien.
— Peter !
Je me retourne juste à temps pour voir une énorme masse se diriger droit sur mon visage, puis tout devient douloureusement noir.
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