Chapitre 6
C’est un nouveau choc, en plein milieu de mon front, qui me réveille. J’ouvre brusquement les yeux et louche pour découvrir la fautive : une barre de métal. Je fronce les sourcils, mais quelque chose chasse bien vite la douleur.
Je me rends compte que mes bras sont ligotés derrière mon dos et ma bouche est bâillonnée avec du scotch. Je suis dans une cage en fer qui ne cesse de faire des soubresauts. L’une de ces secousses a dû être plus violente que les autres et m’a fait basculer en avant, résultat, je me suis cogné contre les barres d’en face. À ma gauche, Shirley me regarde d’un air apeuré. Je mets encore quelques secondes à retrouver mes esprits et comprendre la situation.
La cage se trouve sur une charrette, tirée par deux chevaux fouettés par un cocher. De part et d’autre du véhicule, d’autres chevaux surmontés de cavaliers qui nous surveillent, les mains sur leurs épées.
Des Narques. Nous avons été capturés. Je me sens nu sans mes armes, incapable de faire quoi que ce soit. Ils ont aussi enlevé mon manteau, sans doute de peur que je cache une autre dague. Je me retrouve donc en pull Tiendé, désarmé, les ailes tremblantes de froid, entouré de Narques, dans une cage qui se dirige partout sauf à Tornwalker, en compagnie d’une gamine insolente qui détient le secret de la perpétuation de notre espèce.
À part ça, tout va bien.
Je jette un œil à Shirley. Apparemment, ils ne lui ont pas fait de mal, ils se sont contentés de l’attacher comme moi. À elle aussi, ils ont enlevé le manteau. Je la vois frissonner sous son pull (pas Tiendé, celui-là). Pourtant, elle me regarde avec des yeux sérieux, et je mets quelques secondes à saisir ce qu’elle veut me faire comprendre. Ils n’ont pas trouvé la formule, ne t’inquiète pas. Je pousse un soupir de soulagement.
La route déformée nous fait cahoter dans tous les sens et je manque plusieurs fois de tomber à nouveau. Bon sang, je sais que ce sont des Narques, mais ils sont quand même au courant qu’on a inventé les voitures, non ?
Comment en est-on arrivés là ? Comment en suis-je arrivé là ? Il y a deux jours – ou peut-être trois ? J’ai perdu la notion du temps à force d’être assommé – j’étais tranquillement chez moi, dans ma petite cabane à Tornwalker. Puis Riley est venu me voir et m’a confié ce qui aurait dû être une mission de routine. Je suis arrivé à la cabane d’Elydir beaucoup plus rapidement que prévu, j’ai sauvé la vie d’une enfant qui s’avère avoir le secret de la reproduction de la Caïna, pour finalement me retrouver enfermé par ces mêmes Narques que je chassais.
Tout s’est enchaîné si vite que j’ai encore du mal à réaliser. J’aurais mieux fait de rester tranquillement dans ma maison, au coin du feu. On ne m’aurait pas confié le destin des Myrmes, et surtout, on ne m’aurait pas prit mon manteau préféré. J’inverse peut-être les priorités, c’est vrai.
Shirley me donne un coup dans les côtes pour me tirer de ma rêverie. Je la regarde avec colère, mais elle me fait un signe de tête pour désigner quelque chose dans mon dos. Je tourne la tête, sans oublier de lever les yeux au ciel d’exaspération.
Notre cage se dirige vers d’immenses ruines de ce qui devait autrefois être un château, bien que je n’ai jamais entendu parler d’une telle structure dans cette partie du pays. À son approche, les Narques qui nous entourent se taisent dans un silence… respectueux ? Je ne sais pas à qui appartenait ce château, mais si les Narques le respectent à ce point, ça n’augure rien de bon.
Nous dépassons une herse envahie par la mousse et le lichen, seul vestige d’un large rempart dont il ne reste plus aujourd’hui que quelques pierres émoussées, cachées sous la végétation. Nous débouchons dans une cour envahie de gravats, de restes de murs, et à ma droite, une tour allongée, éventrée sur vingt bons mètres. Du donjon en lui-même, il ne reste plus rien d’autre que le rez-de-chaussé, et je suppose que ce n’est qu’un quart de ce qu’il était à l’époque.
Les ruines ont été réaménagées par les Narques : ils n’ont laissé qu’une entrée dans le donjon, constituée d’une large porte en bois entourée d’un poste de garde. Cinq, sept, onze… Au total, quinze soldats regardent d’un œil mauvais les nouveaux prisonniers. C’est-à-dire Shirley et moi.
Les Narques qui nous escortaient descendent de leurs chevaux. Celui qui se trouvait à l’arrière du convoi ouvre la porte de la cage avec une clé moyenâgeuse.
— Descendez ! Et plus vite que ça ! ordonne-t-il d’une voix rocailleuse et brusque.
Shirley me lance un regard plus apeuré que jamais. Je lui fais un signe de tête pour l’encourager. Elle descend tant bien que mal et manque de tomber après avoir mal jugé la hauteur de la cage. Les soldats la regardent tituber en souriant méchamment.
Je descends à mon tour de manière plus assurée en lançant un regard noir au Narque le plus proche, qui l’ignore purement et simplement. Je marche aux côtés de Shirley, autant pour la rassurer que pour la protéger en cas de besoin.
— Suivez-moi, lance un autre Narque avec un sourire carnassier, ses yeux, aussi sombres que ses cheveux, lançant toutefois des éclairs menaçants. Son visage est barré d’une balafre qui a beaucoup moins bien cicatrisé que ma vieille blessure à la joue gauche.
Nous le suivons docilement tandis qu’on nous ouvre les larges portes. Que pouvons-nous faire d’autre, de toute façon ? Essayer de se rebeller ? Ce serait du suicide.
De l’autre côté des portes se trouve un étroit couloir de pierre à ciel ouvert, à droite et à gauche se trouvent des portes de prison, les barreaux si rapprochés qu’il est impossible d’y passer la main. Les cellules derrière ont un plafond mais ne bénéficient pas de la lumière du jour. Parfois, en passant devant l’une d’elle, j’ai l’impression de voir des yeux briller, et mes oreilles perçoivent des gémissements de toute part. Je tente en vain de réprimer un frisson qui parcourt toute mon échine. La respiration de Shirley est saccadée et siffle de peur. Mais il n’y a rien que je puisse faire pour l’instant. Je serre mes poings liés pour les empêcher de trembler.
Moi-même, j’ai peur.
Finalement, on nous arrête devant une cellule, semblable à toutes les autres. Le Narque qui nous conduisait ouvre la porte en faisant délibérément grincer ses gonds, puis dégaine son épée, ce qui décroche un hoquet apeuré à Shirley. Il arrache douloureusement le scotch qui était sur nos bouches, nous pousse dans la cellule avant de couper nos liens. Sa lame passe beaucoup trop près de ma peau à mon goût.
La cellule est petite, humide, sombre. Je bascule sur la facette du chat pour découvrir une salle juste assez grande pour que je puisse m’allonger, le sol en terre, creusé et rempli de paille à un endroit pour faire une paillasse inconfortable où une seule personne peut dormir. Dans un coin se trouve un seau dont l’utilité est malheureusement évidente.
Avant que nous ayons pu faire quoi que ce soit, la porte se referme déjà dans notre dos et se verrouille dans un déclic. En nous retournant, nous voyons le Narque de l’autre côté, les cheveux balayés par le vent, son éternel sourire sur le visage, ses yeux aussi sombres que les ténèbres qui règnent dans la cellule.
— Vous allez beaucoup vous plaire ici, nous lance-t-il avant de tourner les talons en éclatant d’un rire sinistre.
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