Chapitre 7
Le temps passe très lentement lorsqu’on est enfermé, et sans la lumière du jour dans le couloir, je pourrais croire que cela fait déjà un mois que nous sommes là. Alors que ça ne fait que cinq jours. Cinq longs jours pendant lesquels Shirley et moi avons partagé la même cellule. Cette pauvre gamine ne mérite pas ça.
Une Narque s’occupe de nous. Elle a l’air jeune, même pour une Kamkal : un visage doux aux traits fins, des yeux en amande d’un bleu électrique, de longs cheveux blancs tirés en queue de cheval.
Chaque matin et soir, elle nous apporte ce qui nous sert de repas : deux bols de soupe, un morceau de pain rassis et deux verres d’eau. Je ne me plains pas, certaines prisons ne nourrissent même pas leurs prisonniers. Mais Shirley n’est pas habituée à être si peu nourrie, d’après ce que je vois. Son estomac ne cesse de gargouiller (un véritable grondement dans mes oreilles) et, même si elle se retient, elle ne peut s’empêcher de se plaindre de temps à autre.
Tous les jours, à vingt heures pile, la Narque vient s’asseoir devant notre cellule pour nous surveiller. Bien que je ne sente aucune hostilité émanant d’elle, je lui lance des regards noirs dès que je le peux. Question de principe, je suis son prisonnier, et elle fait partie des ennemis de mon peuple.
Je laisse la paillasse creusée dans le sol à Shirley, pour qu’elle puisse dormir tranquillement. Moi, je m’adosse au mur et attends que le sommeil m’emporte, ce qui n’arrive pratiquement jamais. Alors j’en profite pour observer l’extérieur de la cellule, le passage des gardes, les relèves, etc. Enfin, j’essaye de les observer, mais personne ne passe. Juste cette Narque qui garde les yeux posés sur nous. Doit-elle seulement faire son tour de garde ? Ce n’est pas normal que personne ne passe dans le couloir pendant tout le temps où elle est là.
Le cinquième soir, mes paupières se font lourdes et la tête me tourne à cause du manque de sommeil. Pourtant, ce dernier n’a toujours pas l’air décidé à m’emporter. Alors je guette l’arrivée de la Narque aux cheveux blancs. Dans la prison règne un silence presque total, enfin pour des oreilles normales. Peut-être est-ce à cause des gémissements incessants que j’entends au loin que je n’arrive pas à trouver le sommeil ?
Soudain, des pas se font entendre. Il doit être vingt heures. En effet, la jeune femme apparaît finalement devant notre cellule en déclarant « Il est huit heures. Dormez. » de sa voix enfantine.
Les minutes passent, je vois Shirley se tourner dans sa paillasse, sans arriver à dormir. Depuis deux jours, elle ne dit plus rien. Elle fixe le mur en face d’elle, puis le couloir, puis le ciel, à longueur de journée, sans souffler le moindre mot. J’aimerais pouvoir la rassurer, mais je ne sais pas comment m’y prendre. Impossible de lui promettre qu’on s’en sortira, je ne le sais pas moi-même, et je ne veux pas promettre quelque chose qui n’arrivera jamais.
Soudain, la petite se lève et vient s’asseoir en face de la porte de la cellule, les yeux rivés sur la Narque qui la regarde avec le même étonnement que moi. Le silence se prolonge, quand elle demande soudain, d’une voix brisée par son mutisme prolongé :
— Qu’est-ce que vous allez nous faire ?
Une fois la surprise passée, la jeune femme réfléchit, ou en tout cas, fait mine de le faire.
— Je ne suis pas autorisée à vous le dire, déclare-t-elle finalement.
— Ça fait des jours que nous sommes enfermés, vous pouvez bien nous dire quelque chose ? s’écrie Shirley, scandalisée.
Les commissures des lèvres de la Narque sont saisis d’un spasme. Elle se retient de sourire, tout en regardant ma protégée avec des yeux pleins de compassion. Elle doit sûrement penser la même chose que moi : Cette petite est bien naïve.
— Certains prisonniers sont là depuis des mois, et ils ne savent toujours pas ce qui va advenir d’eux, répond-elle simplement.
— Des mois ?
Les épaules de Shirley s’affaissent. Je ne peux voir que l’arrière de son crâne, mais je suis sûr que son visage traduit la même déception que le ton de sa voix. Elle n’ajoute plus rien et de longues secondes de silence s’étirent. C’est la Narque qui décide de le briser :
— Comment tu t’appelles ?
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? répond Shirley du tac au tac, sur la défensive.
— Je suis là jusqu’à minuit, et je m’ennuie. Je suis sûre que toi aussi, alors autant qu’on discute un peu, non ?
Une geôlière qui veut apprendre à connaître ses prisonniers. Voilà qui est original.
— Vous d’abord.
— Je m’appelle Emily, répond l’autre sans cacher son sourire cette fois. Loin d’être moqueur, c’est un sourire attendri.
— Shirley.
— C’est un joli nom.
Nouveau silence. Les secondes deviennent des minutes. C’est ça ce qu’elle appelle « discuter » ? La dénommée Emily nous regarde à tour de rôle avec intérêt. Elle doit sûrement se demander ce qu’elle pourrait bien nous poser comme question. Malgré tous mes efforts, je n’arrive pas à la détester. Comment fait-elle ça ?
— D’où venez-vous ? dit-elle finalement. De Tornwalker ? Vous étiez assez loin du village.
— Oui, on vient de là-bas, répond Shirley à ma place.
— Et comment est la vie là-bas ?
Emily se rapproche, avide de savoir. Shirley ne répond pas, car ne vivant pas exactement au village, elle n’a aucune idée de la vie des habitants. Elle me laisse donc le soin de répondre. Mauvais choix.
— Tu veux dire, après que vous ayez massacré sa population il y a douze ans ? je lance avec mépris depuis le fond de ma cage. On se porte très bien, merci.
Le sourire de l’autre se fait triste, désolé, j’ai même l’impression d’y lire des regrets. Foutaises ! Elle y a sûrement participé ! Voilà ma raison de la détester.
— Je n’étais pas encore une Narque à l’époque, commence-t-elle.
Et mince.
— Mais nous avons changé, nous ne sommes plus les mêmes que ces barbares qui servaient Manassé !
— Pourtant, si je me souviens bien, c’est lui qui a ordonné tout ça.
— On raconte qu’il était devenu fou, à cause de sa fille Cassiopée, explique-t-elle. Il s’est éloigné du véritable objectif qu’il avait donné aux Narques.
— C’est-à-dire ? Exterminer tous les Hommes ? Et les Myrmes qui s’opposent à vous ?
— Non ! s’exclame Emily, horrifiée. Nous voulons simplement vivre en paix avec eux, sans avoir à nous cacher !
J’éclate de rire, ce que je n’avais pas fait depuis… De très longues années. Vivre en paix avec les Hommes ? Eux, les Narques ? Dois-je vraiment lui rappeler tous les incidents qu’ils ont causés dans le passé pour éradiquer les humains, dont les plus graves sont nommés « Guerres Mondiales » ?
— Tu n’as aucune idée de quoi tu parles, je marmonne furieusement une fois mon fou rire passé. Tu es visiblement jeune, influençable, tu n’as pas encore connu de tragédie, et les Narques en profitent pour te bourrer le crâne avec un faux idéal d’utopie. Vivre en harmonie avec les Hommes, alors que vous avez passé des siècles à les massacrer ? Alors que vous vous en êtes pris aux miens pour avoir tenté de vous en empêcher ? Tu n’es qu’une gamine, tu ne connais rien de la vie, tu te laisses endoctriner par les Narques, et…
— La ferme ! s’exclame Emily en sautant sur ses pieds.
Elle fulmine de colère, et après quelques secondes, je me rends compte que moi aussi. Apparemment, j’ai touché une corde sensible. Emily respire longuement pour se calmer, sans succès.
— Tu ne sais rien de ce que j’ai vécu, déclare-t-elle d’une voix tremblante de rage. Tu ne sais rien des Narques. Je suis endoctrinée ? Et toi, alors ? Les Myrmes ont-ils toujours été innocents ? Bien sûr, vous cultivez cette idée que vous êtes les gentils, et nous les méchants. Je suis peut-être encore jeune, mais j’ai vécu des drames, tout comme toi dans ta vie, pourtant je ne te juge pas parce que tu as fait des choix différents des miens, comme tu le fais. Lorsque tu verras le monde d’un autre point de vue que celui dans lequel tu t’es installé confortablement, tu pourras me faire la morale.
Sur ces mots, elle tourne les talons et s’en va, sans un regard en arrière.
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