Chapitre 8

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Le lendemain, nous sommes réveillés brusquement par des coups de pied dans les barreaux de fer de notre cellule. Emily, d’une humeur visiblement exécrable, fait glisser un plateau contenant notre repas par une trappe aménagée dans la porte. Sans nous accorder un seul regard, elle part aussitôt, ne revenant qu’une heure plus tard pour reprendre le plateau vide.

Malgré les remontrances de Shirley hier soir, je ne regrette absolument pas ce que j’ai dit. Je n’ai aucune raison de m’en vouloir, j’essaye simplement d’ouvrir les yeux d’Emily. Elle est encore assez jeune, elle peut encore quitter les Narques.

Cependant, ce qu’elle m’a dit hier continue de résonner dans ma tête. J’essaye bien sûr de chasser ses mots, mais ils rebondissent sur les murs de l’étroite cellule pour revenir inlassablement dans mon crâne.

Les Myrmes sont loin d’être des sains, je ne dirais pas le contraire. Nous avons tué bon nombre de Kamkals, mais seulement en cas de légitime défense. Moi-même, j’ai dû tuer ceux que je traquais et qui refusaient de se rendre. En aucun cas je n’ai massacré froidement comme l’ont fait les Narques. Ce qu’ils ont fait a laissé de profondes cicatrices à Tornwalker, qui ne disparaîtront sans doute jamais.

Je secoue la tête. Non, je ne regrette rien de ce que j’ai dit.

— Ce soir, tu me laisses parler, lance Shirley depuis sa paillasse.

Depuis ce matin, elle est allongée, les bras croisés sous la tête, et ne s’est levée que pour manger. Elle lève la tête en se contorsionnant un peu pour me regarder.

— Avec plaisir. Je n’ai pas envie de lui parler de toute façon.

— Justement, c’est bien pour ça que tu dois me laisser parler, rétorque-t-elle.

— Pourquoi, tu veux essayer d’en savoir plus sur elle ? je demande avec un sourire moqueur.

— Elle non, les Narques, oui. Il faut bien connaître notre ennemi, pas vrai ?

— Humpf.

Elle n’a pas tort.

— Merci pour cette démonstration de rhétorique, soupire-t-elle en ramenant son regard sur le plafond de la cellule.

Je grogne en m’installant un peu plus confortablement contre le mur. Si elle veut tenter d’en savoir plus sur les Narques, grand bien lui fasse. C’est vrai que cela pourrait m’être utile : savoir s’ils ont une base, leur nombre approximatif, ce genre de chose qui pourrait m’aider à les traquer plus efficacement. Mais comme Shirley l’a laissé entendre, je ne suis pas doué pour discuter et soutirer des informations sans faire de mal. Encore moins à une Narque, aussi sympathique peut-elle être.


Le soir, Emily fait le même manège pour le repas que le matin. Après avoir emporté notre dîner, elle s’installe en face de notre cellule sans piper mot, se contentant de nous regarder. Tout comme la veille, Shirley finit par se lever pour s’asseoir devant les barreaux.

— Bonsoir Shirley, sourit faiblement Emily.

— Bonsoir.

Les yeux de la jeune femme se font plus froids en se posant sur moi, toujours assis au fond de la cellule, mais je fais semblant de prêter un vif intérêt pour un point imaginaire dans le mur. Ce qui semble bien nous arranger tous les deux.

— Alors, où en étions-nous hier ? demande-t-elle en ramenant son attention sur Shirley.

— Tu voulais savoir comment étais la vie à Tornwalker.

— Oh, c’est vrai.

— Mais je ne pourrais pas te répondre. Je n’ai pas grandi là-bas.

— Moi non plus, avoue l’autre d’un ton mélancolique.

Je me risque à lui jeter un œil. Ses yeux à elle brillent, perdus dans le vague. Après un court silence, Shirley se rapproche un peu en lui demandant :

— D’où viens-tu alors ?

Emily semble hésiter à répondre. Mais après tout, nous sommes ses prisonniers. À qui irions-nous raconter ce qu’elle nous dira ?

— J’ai grandi à Chicago. Je me suis toujours sentie différente, exclue. Un jour, mes parents m’ont avoué que j’étais une Kamkal, qu’eux-mêmes en étaient. J’ai eu beaucoup de mal à comprendre et j’ai mis beaucoup de temps à l’accepter. Cela ne ferait que me rendre plus différente. Mais un jour, j’ai compris. Cela ne me rendait pas différente, mais spéciale.

Eh bien, cette Emily semble sacrément bavarde. Elle doit s’en rendre compte, car elle s’interrompt.

— Excuse-moi, je parle trop.

— Oh non, je t’en prie ! s’exclame Shirley d’un ton presque implorant. Ce n’est pas avec lui que je vais pouvoir discuter…

Elle me désigne d’un signe de tête tandis que je la fusille du regard.

Tu me le payeras, petite…

— Je vois, se contente de répondre l’autre.

— Alors, hésite Shirley. Qu’est-ce qui t’a poussé… à rejoindre les Narques ?

D’abord surprise, Emily se met à réfléchir. Peut-elle vraiment nous faire confiance, raconter sa vie à des inconnus ? Apparemment oui. Rien ne l’oblige à tout nous dire.

— Un jour, quelqu’un a aperçu mes ailes. Je n’ai pas osé le dire tout de suite à mes parents, et…

Elle se renfrogne sans ajouter quoi que ce soit. Quoi qu’il se soit passé ensuite, elle s’en veut.

— Nous nous sommes enfuis, mais trop tard. Des gens envoyés par le gouvernement nous ont retrouvés et nous ont demandé de les suivre.

— Pourquoi ? demande Shirley avec un intérêt un peu craintif.

— Pour faire des expériences sur nous. Enfin, ils appelaient cela « nous mettre en sécurité », mais mes parents n’étaient pas dupes. Ils se sont défendus et j’ai réussi à m’enfuir. Quand je suis revenu dans la maison, quelques heures plus tard, il ne restait que des traces de sang…

Sa voix se brise tandis qu’elle retient un sanglot. Du coin de l’œil, je vois Shirley poser une main compatissante sur les barreaux, à défauts de pouvoir la poser sur l’épaule de la Narque. Cette dernière ressemble vraiment à une enfant maintenant, son visage fin caché derrière des larmes silencieuses et ses fins cheveux blancs. Elle renifle bruyamment et place une mèche derrière son oreille avant de reprendre :

— J’ai erré pendant des mois, craignant de me faire repérer à chaque fois que j’entrais dans une ville pour manger. Finalement, un Narque m’a repéré et m’a proposé de les rejoindre. J’ai d’abord refusé.

— Il voulait te faire rejoindre un groupe qui voulait faire la paix avec ces mêmes humains qui avaient tué tes parents, résuma Shirley.

— Exactement. Mais le Narque n’a pas laissé tomber, il m’a expliqué les objectifs de son groupe, et j’ai fini par comprendre. Si mes parents sont morts, c’est parce que les humains ont peur. Ils ont peur de ce qui est différent. Nous devons leur montrer que nous sommes semblables, que nous ne sommes pas des monstres. Et alors, peut-être que mes parents ne seront pas morts en vain…

Cette fois, elle éclate en sanglots. Tandis que Shirley tente tant bien que mal de lui murmurer quelques mots pour la consoler, un détail attise ma curiosité. Un Narque qui parlait de « son » groupe. Un Narque qui avait la prétention de parler au nom de tous les autres, comme si…

Je me redresse brusquement, surprenant les deux autres. Sur le coup, Emily cesse de pleurer. Je m’approche d’elle et m’accroupis aux côtés de Shirley, les yeux rivés dans ceux de la Narque.

— Ce Narque, comment s’appelait-il ?

— Pourquoi je te le dirais ? rétorque-t-elle, aussitôt sur la défensive.

— Il s’appelait Thoriel, n’est-ce pas ? Et il t’a parlé de faire prospérer la « gloire de Manassé » ? Ses yeux s’arrondissent de surprise.

— Que… Comment le sais-tu ?

— Qu’est-ce qu’il entendait par-là ? je poursuis sans lui prêter attention. Qu’est-ce qu’il veut dire par la « gloire de Manassé » ?

— Ce que je t’ai expliqué hier. L’objectif fondamental des Narques.

— La paix entre les Kamkals et les Hommes, je comprends sombrement.

— Cela dit, notre chef passe ses journées enfermé dans l’ancien château de Manassé, je commence à me demander s’il compte vraiment agir, laisse-t-elle échapper, perdue dans ses pensées. Il passe plus de temps avec son fils que…

Son fils ?

Je la regarde d’un air ahuri. Cet enfoiré ne m’a pas seulement pris mon fils, il l’élève comme le sien et le convertit en Narque !

— Peter ? demande timidement Shirley.

Je remarque que j’avais fermé les poings et que je tremble de rage. Je tente de me décrisper aussitôt, sans grand résultat.

En plus de cela, Emily vient de me donner une information essentielle sans s’en rendre compte. Elle se lève en s’étirant.

— Bon, j’ai assez parlé pour ce soir. On se revoit demain.

Elle fait un petit coucou à Shirley et m’adresse plus sérieusement un signe de tête à peine perceptible avant de s’en aller. Dire au revoir à des prisonniers ? Se rend-elle compte que c’est ridicule ?

Mais tandis que Shirley retourne s’allonger et dormir, malgré ma colère, je ne peux penser qu’à une chose :

Il est dans le château de Manassé.

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