Chapitre 10

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La pointe de l’épée tremble tandis qu’Emily nous fixe sans sourciller. Sa respiration sifflante soulève sa poitrine à un rythme irrégulier, ses yeux trahissant son incertitude. Machinalement, ma main se pose sur le pommeau de mon épée tandis que je m’avance pour cacher Shirley derrière moi.

— Jetez vos armes et agenouillez-vous ! ordonne Emily d’un ton brusque qui ne lui va pas.

Shirley s’agrippe à mon manteau, je sens qu’elle tremble. Je garde la main sur mon épée mais, étrangement, je ne veux pas faire de mal à la jeune femme. C’est pourtant une Narque, j’en ai déjà tué auparavant… Alors pourquoi ? — J’ai dit à genoux ! répète-t-elle.

Quelques secondes passent. Que faire ? Nous n’allons pas nous rendre, évidemment. Mais je ne veux pas me battre avec elle. Que faire ? Que faire ? Que faire ? Je me décide finalement, avant qu’elle ne se mette en colère pour de bon. Je fais un pas, essayant de chasser les hurlements et la bataille qui fait rage dans mes oreilles. Je dois me concentrer !

— Tu vas nous tuer ?

— Je n’ai pas le choix ! Vous êtes des traîtres, vous avez tués mes amis lors de votre évasion…

— Nous n’avons fait de mal à personne. Nous avons fui les combats autant que possible, tu imagines Shirley se battre à mains nues contre des Narques armés ?

— Cela ne change rien ! s’écrie-t-elle. Vous devez payer, comme tous les autres… Il ne peut pas y avoir d’exception.

Son ton se veut assuré, mais elle doute, ça crève les yeux. Je dois saisir cette occasion.

— Après tous tes beaux discours sur la paix, pour vivre avec les Hommes comme des égaux ? Tu vas oublier tout ça pour nous tuer ?

Sa main se resserre sur son arme, les jointures de ses doigts blanchissent tant elle s’agrippe fort. Sans doute espérait-elle dissimuler son tremblement, mais cela a l’effet inverse.

— Tu veux vraiment devenir une meurtrière ? je poursuis en élevant la voix. Tu crois que c’est à coup d’épée que tu obtiendras la paix ?

— Je ne pourrais rien faire si toi ou l’un des tiens me tuez ici ! Je dois vous empêcher de détruire mon rêve !

— Je ne te tuerais pas, car je n’ai aucune haine pour toi. Tu n’es pas une Narque, seulement une jeune femme qui a rejoint le mauvais groupe, attirée par de fausses promesses.

— Ce ne sont pas de fausses promesses ! proteste-t-elle.

— Thoriel est mon frère. Jamais il ne voudra cohabiter avec les humains, il est aussi fou que Manassé, si ce n’est plus !

Un lourd silence suit cette révélation. Emily me regarde avec des yeux ronds, et je me doute qu’il en est de même pour Shirley. Mais je ne dois pas m’en préoccuper, je dois poursuivre avant qu’elle commette quelque chose qu’elle regrettera !

— Mais ces promesses sont devenues tes rêves, tes idéaux ! Toi seule peut les réaliser, mais tu n’y parviendras pas si tu restes avec les Narques !

Elle est perplexe et ne cherche absolument plus à cacher ses tremblements et ses doutes. Mon cœur bat comme s’il cherchait à s’échapper de ma poitrine. Sans m’en rendre compte, je me suis approché de la Narque tout en parlant. Je peux sentir la pointe de son épée gratter le tissu de mon manteau, juste au niveau de mon cœur.

Cependant, le visage de la jeune femme se durcit et ses doigts resserrent leur prise sur l’épée.

— Je ne vous laisserais pas passer ! s’exclame-t-elle avec beaucoup moins de conviction.

C’est alors que je me laisse emporter par une soudaine colère et tonne :

— Tu préfères devenir une meurtrière, ou faire tes propres choix et changer le monde ?

Ma voix se répercute en écho sur les murs de la petite pièce et l’épais silence qui s’y est subitement installé. Emily abaisse lentement son arme en me regardant d’un air hébété. Soudain, comme si quelqu’un avait appuyé sur le bouton « on », la rumeur de la bataille reprend. C’est comme si elle s’était tue pour appuyer mes propos. La Narque réfléchit, mais nous manquons de temps. Les combats se rapprochent, et je ne pourrais pas protéger Shirley d’un groupe de Kamkals dissident et de Narques fous furieux. Je n’ai pas l’intention de mourir ici.

— Aide-nous à sortir, et tu auras une chance de concrétiser tes rêves. Reste, et tu les condamneras, tout comme ta vie.

— Je t’en prie, Emily, implore une petite voix derrière moi.

Avant que je puisse me retourner, Shirley passe devant moi en regardant la jeune femme avec un air de chien battu. Je la connais assez pour savoir que c’est du cinéma, mais cela semble fonctionner. Elle vient de lui asséner le coup de grâce.

Emily la dévisage longuement, mais un hurlement proche la fait sursauter et prendre sa décision. Elle pose à nouveau ses yeux sur moi.

— Dégaine ton épée, et suivez-moi. Le chemin que j’ai emprunté est plus rapide pour arriver à la sortie.

Shirley se tourne elle aussi vers moi. — Je peux avoir ta dague maintenant ? Si jamais on se fait attaquer…

— Certainement pas. J’ignore son regard plein de colère et la pousse un peu pour la faire avancer. Si Emily se ravise, je pourrais le voir d’ici, et j’aurais le temps de réagir avant qu’elle ne puisse se retourner et s’en prendre à Shirley, grâce à ma Facette de la Mouche. Cela me fait penser à une question, alors qu’Emily ouvre la porte par laquelle elle est arrivée.

— C’est quoi, ton Sens Phare ?

Pendant que nous avançons dans un nouveau couloir à ciel ouvert, plein de poussière et de toiles d’araignées, elle me lance un regard hésitant par-dessus son épaule.

— La vue. Je n’ai que la Facette de l’Aigle, répond-elle après avoir décidé que ce n’était pas trop grave de me révéler cette information. Et toi ?

— L’ouïe… Et la vue, je rajoute après avoir un peu hésité.

Autant lui dire la vérité.

— J’ai la Facette de l’Aigle et du Chat.

Presque la vérité. Elle siffle, impressionnée.

— Alors tu es un Siléa ? Deux Sens Phares et deux Facettes… Cela dit, ça ne m’étonne pas du frère de Thoriel.

Merci de me rappeler que ce monstre est mon frère. Mais je ne réponds rien, et personne ne rajoute quoi que ce soit. Nous avançons donc alors que le silence remplace peu à peu la rumeur des combats.

— On y est, annonce Emily après de longues minutes de marche interminable.

Nous passons sous une arche de pierre pour nous retrouver à l’orée de la forêt, sous un vent frais et pur.

Libres.

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