Chapitre 11
Nous nous sommes suffisamment enfoncés dans les bois pour que les ruines aient disparues au loin, cachées par les arbres. Finalement, nous faisons une pause à l’ombre de la canopée. Emily s’adosse à un arbre, Shirley s’assoit sur un rocher, et moi je me contente de reprendre ma respiration, debout entre elles.
— Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? je lance à Emily.
Elle lève un doigt pour me faire signe d’attendre. Je n’ai pas d’autre choix que de patienter que ses poumons se remplissent d’air et se vident, et que son pauvre petit cœur retrouve un rythme régulier.
— Je ne sais pas, finit-elle par répondre, plus calme. Je n’y ai jamais vraiment réfléchi… Je vais trouver un abri quelque part, me faire oublier des Narques et des Myrmes. Ensuite… Je trouverais des Kamkals qui partagent mes rêves.
— Ça a l’air si facile, dit comme ça. Heureusement que notre espérance de vie est plus longue que celle des Humains.
— S’il le faut, j’y passerais effectivement toute ma longue vie, répond-elle avec une assurance étonnante. Elle laisse passer quelques instants avant de reprendre :
— Et toi, où vas-tu aller maintenant avec ta fille ?
Il n’en faut pas plus à Shirley pour bondir sur ses deux pieds.
— C’est pas mon père ! s’indigne-t-elle. Tu m’insultes, là !
— Dieu merci, je n’ai pas une fille comme toi, je ne peux m’empêcher de soupirer.
— Heureusement que j’ai pas ta sale tête, réplique-t-elle en tirant la langue.
— Bon, bon, j’ai compris, désolée, coupe Emily en riant doucement. Alors, où comptez-vous aller ?
— A Tornwalker.
— Au château de Manassé.
Emily et Shirley se tournent vers moi en même temps, les yeux ronds de surprise. Le tout pourrait être comique si je n’étais pas le plus sérieux du monde. Elles me prennent sûrement pour un fou.
— Tu peux répéter ça ? bafouille Shirley.
— Nous devons aller au château de Manassé. Rendre visite à mon frère.
— Mais t’es complètement malade ? crie-t-elle. Tu sais pourquoi nous devons aller à Tornwalker, et toi tu veux te jeter dans la gueule du loup ? Il est hors de question que je vienne avec toi !
— Tu n’as pas vraiment le choix.
Elle descend de son rocher pour se planter devant moi. Elle pourrait avoir l’air menaçant si je ne la dominais pas de toute ma hauteur.
— Alors tu vas te suicider si tu veux, moi j’irais avec Emily.
— Réfléchis deux minutes, Emily est une Narque. Jamais tu n’arriveras à approcher Tornwalker si tu l’accompagnes. Ce n’est pas contre toi, dis-je en levant les yeux vers l’intéressée.
— Aucun problème. De toute façon, je comptais partir dans la direction inverse, vers la civilisation.
Shirley pivote sur ses pieds pour observer Emily, la bouche ouverte d’indignation, comme si elle venait de la trahir de la manière la plus horrible possible.
— Désolée petite, lui dit l’ex-Narque avec un faible sourire.
Un long silence s’ensuit, pendant lequel Shirley est retournée bouder sur son rocher après avoir poussé un grognement énervé.
— Bon, je vais devoir y aller alors, annonce Emily avec conviction. Hors de question que je vous accompagne là-bas, mais je suppose que tu connais le chemin ?
— Tout le monde le connaît depuis la fin de Manassé, mais personne n’ose s’y aventurer. Thoriel a dû en profiter pour s’installer là.
— Alors bonne chance. Je ne sais pas pourquoi tu veux t’y rendre, mais j’espère que tu en ressortiras.
Elle s’approche de moi et me tapote l’épaule. Elle me tire doucement en avant pour approcher son visage de mon oreille.
— Cette petite t’aime bien, et je sais que c’est réciproque. Alors veille à ce qui ne lui arrive rien, murmure-t-elle.
Elle s’éloigne pour me regarder avec son éternel sourire.
— Je te le promets, je lui réponds sur le même ton.
Elle va alors dire au revoir à Shirley, qui cesse soudainement de bouder, et la prend dans ses bras. Oubliant sans doute que je suis un Auditif, elle lui murmure quelque chose à elle aussi :
— Prends soin de ce vieux grincheux.
Amusant comme elle peut changer de discours. Emily commence à s’éloigner, se retourne pour nous faire un dernier signe de la main, et disparaît entre les arbres. Le silence retombe aussitôt. Je regarde Shirley qui fait mine d’observer la neige sur le sol. Je soupire et m’accroupis devant elle. Elle daigne enfin poser les yeux sur moi.
— On va y aller, nous aussi, je lui dis d’une voix douce.
Je ne me pensais pas capable d’avoir une telle voix.
— Au château de Manassé ?
— Oui. Je t’expliquerai. Mais tant que tu restes avec moi, il ne t’arrivera rien.
Elle hoche la tête, l’air anxieux, mais ne dit rien. Je l’aide à se relever, et après un coup d’ailes pour vérifier notre position par-dessus la forêt, nous prenons la direction du château de Manassée. Ou plutôt, le château de Thoriel.
Voilà deux heures que nous sommes arrêtés près d’un cours d’eau, après que Shirley se soit plaint d’avoir soif pendant un long moment. Désormais, elle est assise près du feu de camp pour se réchauffer pendant que je fais cuire au-dessus des flammes un lapin fraîchement attrapé. J’ai eu beaucoup de chance d’en trouver un par ce froid.
Après m’être assuré que la broche était solidement fixée et ne tombera pas dans les flammes, je vais m’asseoir à côté de Shirley.
— Ce sera prêt dans dix minutes, à vue de nez.
— T’as pas une astuce de Myrme pour le faire cuire plus vite ? demande-t-elle en regardant le lapin avec avidité.
— Non, mais je peux t’assommer pour faire passer le temps plus rapidement.
— Je préfère autant attendre.
Elle attrape une branche et commence à remuer lentement les braises.
— Tu comptes m’expliquer pourquoi tu veux absolument aller voir ton frère dans ce château ? lance-t-elle soudainement.
Je croise les bras en posant les yeux sur elle. Je vois les flammes se refléter et danser dans ses pupilles. Si je veux qu’elle m’accompagne, il va falloir que je lui dise la vérité. Je lui dois bien ça.
— Thoriel était un Narque au temps de Manassé. Il a essayé de convertir notre famille, sans succès. Nos parents sont morts dans un accident de voiture, mais je suis sûr que c’est lui qui l’a provoqué. Quant à moi, je suis devenu un garde de la Caïna à Tornwalker.
Cela faisait longtemps que je n’avais pas pensé à cet accident. Ni à mes parents. Et maintenant que j’y pense, je me rends compte que j’ai oublié leur visage. Mon estomac se noue, mais je n’y tiens pas compte, car je n’en suis qu’au début de mon récit.
— Lui et un petit groupe de Narques ne se trouvaient pas en Russie lors de la fin de Manassé. C’est ainsi qu’il a pu rallier d’autres partisans et faire survivre… ce qu’il nomme « La gloire de Manassé ».
— C’est-à-dire ? interroge Shirley avec intérêt.
— Tu n’écoutais quand j’en ai parlé à Emily ? C’est-à-dire, prendre le dessus sur les Humains. Les exterminer.
— Oh.
— Il y a dix ans, en rentrant chez moi, j’ai découvert ma maison en proie à un incendie.
— Causé par ton frère, conclut-elle. Laisse-moi deviner, tout ce que tu as pu sauver des flammes, c’est un truc important que tu gardes toujours sur toi. C’est quoi, un collier, ton épée ?
Je souris faiblement.
— C’est à peu près ça. À l’époque, j’étais marié à une femme formidable, elle était une des Tutrices du village. Elle s’appelait Anna. Et…
Ma gorge se serre tandis que je me vois à nouveau devant ma maison en feu. Un hurlement strident retentit dans mes oreilles.
— Et nous avions un fils, Owen. Ce jour-là… Thoriel a incendié ma maison… Tué ma femme, et… Kidnappé mon fils.
Je le vois, sa silhouette sombre se détachant des flammes, le corps d’Anna à ses pieds, mon fils dans ses bras. Avant qu’il ne balaye toute la scène d’un grand coup d’ailes. Machinalement, j’essuie une larme sur ma joue avant de poursuivre.
— Et hier, Emily m’a appris que Thoriel a élevé mon fils comme le sien. Il en a fait un Narque, sans doute veut-il qu’il lui succède.
Shirley serre mon bras contre elle avant de poser sa tête sur mon épaule.
— Alors tu veux y aller pour reprendre ton fils ?
— Oui.
Ses doigts se resserrent. Je sens qu’elle veut dire quelque chose, mais elle n’ose pas. Mais elle rassemble tout son courage et fini par dire d’une toute petite voix :
— Mais tu sais qu’il ne te reconnaîtra pas ?
— Je sais.
Oui, je le sais bien. Je préfère ne pas y penser. Je redoute le moment où je verrais mon Owen, haut de ses dix ans, me regarder comme un étranger.
— Mais je ne peux pas le laisser devenir un Narque. Thoriel m’a volé les dix premières années de mon fils, je ne peux pas le laisser ruiner le reste de sa vie.
Un silence pesant s’installe, seulement perturbé par le crépitement du feu de camp. Je frotte rapidement mes yeux avant d’annoncer que le lapin est cuit. Nous mangeons rapidement, toujours silencieusement, après quoi nous nous allongeons à l’abri, entre les larges racines d’un arbre.
— Mon manteau, dis-je soudainement.
— Quoi ?
— La seule chose précieuse que j’ai pu sortir des flammes, j’explique. C’est le manteau qu’Anna m’avait offert pour mon anniversaire, cette année-là.
Elle ne répond rien, mais après tout il n’y a rien à répondre. Il est temps de dormir. Demain, nous nous dirigerons vers le château. Vers Thoriel. Vers mon fils.
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