Chapitre 15

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J’ai l’impression d’être revenu plusieurs jours en arrière – pourtant, cela ressemble à une éternité – lorsque Shirley et moi étions enfermés. À la différence que notre cellule est plus grande, plus sombre, et que je ressemble à une coquille vide.

Je reste allongé sur le sol froid, au même endroit et dans la même position dans laquelle les gardes m’ont jeté sans ménagement. Shirley est assise non loin de moi et me regarde comme si j’étais une bombe à retardement.

Je devrais lui hurler dessus. C’est sa faute si je n’ai pas pu récupérer mon fils. C’est elle qui a déchiré la formule de la Caïna. Mais je n’en ai plus la force. Je n’ai plus la force de faire quoi que ce soit. Je n’ai plus qu’à me laisser mourir ici. Thoriel a gagné. Derrière son sourire, j’ai bien vu sa rage et toute la haine qui l’a envahi. Nous étions sur le point de lui livrer le secret le plus convoité des Kamkals – Myrmes et Narques confondus – sur un plateau d’argent. Et Shirley l’a déchiré comme un vulgaire chiffon.

De longues minutes passent, je les sens me traverser, taillader mon âme. Je vais rester allongé sur ces pierres froides jusqu’à ce que le temps ait raison de moi.

J’entends du bruit à côté de moi ; Shirley est en train de ramper jusqu’à moi. Elle s’arrête, me regarde dans la semi-pénombre, puis détourne la tête.

— La formule était fausse, déclare-t-elle d’un air coupable.

— Quoi… ?

— Mon père n’a jamais su comment reproduire la Caïna. Il voulait simplement revenir vivre à Tornwalker, et il pensait que donner ce bout de papier suffirait pour vivre à nouveau parmi les Myrmes.

Je la regarde d’un air ébahi, les yeux ronds. Finalement, je décolle ma joue de la pierre et m’installe en tailleur à côté d’elle.

J’ai risqué ma vie pour un bout de papier sans valeur. Et Shirley aussi. Si elle m’avait avoué dès le départ qu’il n’y avait pas de formule, je ne serais pas venu ici. En fait, je l’aurais lâchement abandonné devant son ancienne maison en train de brûler. Elle m’a manipulé pour vivre à Tornwalker, je l’ai manipulée pour reprendre mon fils.

Je passe un bras autour de ses épaules.

Nous sommes vraiment pathétiques.

— Qu’allons-nous faire, maintenant ? demande-t-elle à mi-voix.

— Il n’y a rien que nous ne puissions faire. Si Thoriel est d’humeur clémente, il nous tuera rapidement.

— Et tu penses qu’il est de bonne humeur ?

— Après le tour qu’on vient de lui faire… Non, je conclus sombrement.

Je m’apprête à ouvrir la bouche, lui dire que je ne lui en veux pas, mais des pas se font entendre dans le couloir. Nous sautons immédiatement sur nos pieds, les poings levés, prêts à nous battre. Après tout, nous n’avons plus rien à perdre.

Un Narque au teint cendré, l’air maladif, débarque devant notre cellule.

— Toi, dit-il d’une voix traînante en désignant Shirley. Le Chef veut te voir.

— J’ai bien peur de devoir décliner son invitation, réponds aussitôt Shirley.

Le Narque ouvre brusquement la porte, l’air fulminant. D’une main, il sort une dague dans ma direction pour me dissuader de bouger, de l’autre il attrape Shirley par les cheveux et la tire vers la sortie en lui décrochant un cri de douleur. Elle se débat, mais ses petits poings sont loin de faire mal au bras du Narque. Il referme la porte derrière eux et ils remontent en direction du château.

— Lâche-moi, enfoiré ! j’entends hurler la petite avant que la porte du couloir ne claque sur eux.

Si je n’avais pas eu mon ouïe affinée, je me serais retrouvé dans un silence de mort. Mais grâce à mon Sens Phare, je perçois tout ce qui se passe dans le château, bien que les sons soient étouffés par les murs épais en pierre. Quelques minutes passent encore une fois jusqu’à ce que j’entende à nouveau la voix de Shirley, que je comprends difficilement. Les cachots doivent être assez loin du bureau de Thoriel.

— J’espère que c’est important, j’ai d’autres choses à faire, dit-elle de son habituelle effronterie.

— Arrête ce petit jeu avec moi, vocifère-t-il d’une voix grave et tonnante. Dis-moi la formule si tu veux que Peter reste en vie.

Cet idiot ne sait pas que la formule était fausse… Non, il pense que Shirley l’avait vraiment, mais qu’elle a préféré la déchirer pour la garder secrète. Il veut lui faire avouer quelque chose qu’elle ne sait pas.

— Réfléchis deux secondes, répond-elle, un peu moins assurée. J’aurais vraiment déchiré aussi facilement un truc aussi important ? Elle était fausse, la formule.

Je devine qu’il se rapproche d’elle avec son air menaçant.

— Oui, je pense que tu aurais pu déchirer quelque chose d’aussi important que le futur des Kamkals. Si, par exemple, tu avais retenu la formule dans ta sale petite tête.

— Je viens de te dire qu’elle était fau…

— Ça suffit ! s’emporte-t-il. Dis-moi la formule de la Caïna où je te l’arracherais de force !

— Mais…

Sa voix est tremblante, et Shirley doit l’être tout autant. La pauvre petite doit être terrorisée… Si seulement je pouvais sortir d’ici !

Je me lève et attrape les barreaux de la porte de ma cellule. Ils sont solides et ne bougent pas d’un pouce. Même en donnant un coup dedans, je ne gagnerais qu’à me casser quelque chose. Alors que faire ?

Un claquement retentissant me sort de ma réflexion. Je regarde autour de moi ; le bruit était si proche qu’il semblait venir de la cellule. Puis je comprends : c’est Thoriel qui vient de gifler violemment Shirley.

Nouveau claquement, suivi d’un bruit lourd. La force de Thoriel l’a projetée au sol. En me concentrant, j’entends ses pas lourds sur le sol de son bureau. Il est capable de torturer un enfant innocent, je le sais… Il est bien loin de l’idéal d’Emily. Si seulement elle était venue avec nous, nous aurions une alliée dans le château.

— Tu vois ça ? Ça s’appelle un fouet, susurre-t-il d’une voix glaciale à Shirley. Il se trouve que je l’ai légèrement modifié… Regarde. Regarde ! Ces filins argentés sont aussi aiguisés qu’une lame de rasoir… Un simple coup t’infligerait une douleur si atroce que tu t’en souviendras toute ta vie… À condition que tu vives. Et pour cela, tu dois me dire la formule.

— Je jure… que je ne… sais rien ! sanglote Shirley.

Long silence. Et soudain, un nouveau claquement, suivi par un épouvantable hurlement de douleur à glacer le sang.

— Et maintenant ? insiste-t-il.

Elle n’arrive même plus à répondre.

— Puisque tu t’obstines… Peter ! s’écrie-t-il. Je sais que tu m’entends. Ton Sens Phare est l’ouïe, je le sais. Alors j’espère que tu entends bien l’entêtement stupide de ta protégée !

Nouveau claquement, nouveau cri. Cet enfoiré ! Je ne peux rien faire d’ici. En plus de faire souffrir Shirley, il veut me torturer avec ses cris, car il sait que je ne peux pas les ignorer. Tout cela pour quelque chose qui n’existe pas ! Je dois faire quelque chose… Mais quoi ?

— Gardien ! Hé, gardien ! je finis par crier.

Personne ne vient, mais je continue de m’époumoner. Je ne peux pas être le seul Auditif du château ! J’insiste, encore, encore et encore. Claquement. Hurlement. Que quelqu’un vienne, par pitié ! Il faut mettre fin à tout ça ! Enfin, quelqu’un arrive. Le même Narque que tout à l’heure.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Je dois parler à Thoriel.

— Il est occup…

— Je vais lui dire la formule de la Caïna ! je coupe. Alors magne-toi d’aller lui dire !

Il me regarde d’un air soupçonneux. Allez, dépêche-toi ! Finalement, il se retourne et sors du couloir à petites foulées. Une fois la porte fermée derrière lui, je l’entends courir et même manquer de tomber. Il fait enfin interruption dans la pièce où se trouvent Thoriel et Shirley. Juste à temps avant un nouveau coup.

— Peter veut vous voir, Chef. Il dit qu’il va vous donner la formule.

Thoriel prend le temps de réfléchir.

— Très bien, va le chercher pendant que je soigne un peu cette gamine.

Mon cœur bat la chamade. Qu’est-ce que je vais faire ?

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