13 - Lily-Rose : Événement indésirable

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Le lendemain à l’Agence régionale de santé.

Depuis deux jours, quelque chose me trottait dans la tête à propos des échanges que ma tante et moi avions eus avec les patientes de la gynécologue. Est-ce parce qu’elle avait à peu près mon âge, ou bien parce que son enfant était du même âge que celui de ma petite sœur ? Toujours est-il que j’avais retenu son prénom : Léa. Une phrase poignante de cette Léa, jeune maman d’un petit Théo de six mois, me revenaient sans cesse :

« Que s'est-il passé lors de l'accouchement ? La docteure Toutenu ne m’a rien dit. Mon bébé a-t-il souffert d’un manque d'oxygène ? Si oui, pendant combien de temps ? Est-ce que cela a entraîné des séquelles ? ».

Ces questions restées sans réponse m’avaient profondément marquée. Ma tante Simone, qui n’était pas encore directrice lors de cet événement, m’avait confié qu’elle n’avait pas été mise au courant d’un problème majeur à son arrivée. Pourtant, quelque chose clochait. Le développement de cet enfant n’était pas normal. Et l’image de Léa, digne et courageuse dans sa quête de vérité me hantait. Son âge, sa situation, son acharnement à chercher justice… tout cela résonnait en moi. J’avais décidé de saisir l’opportunité de ma demande de stage en santé publique à l’Agence régionale de santé pour chercher des réponses. Si événement indésirable grave il y avait, la clinique avait dû le déclarer. Et comme la naissance de Théo coïncidait à quelques jours près avec celle de ma petite sœur, elle aussi venue au monde à la clinique Hygéia, cela pouvait faciliter mes recherches en me donnant un intérêt personnel à ce qui s’était passé à cette période dans cet établissement.

Je pris l’ascenseur jusqu’au cinquième étage de l’Agence Régionale de Santé, dans le bâtiment ultra moderne de la nouvelle cité Viotte de Besançon. La clarté froide des lieux était adoucie par le bourdonnement des discussions au coin de détente où le café était offert aux salariés. Ce déménagement récent, de la City à cet emplacement stratégique, avait apporté une efficacité nouvelle aux équipes. Les cadres pouvaient rejoindre facilement par train Dijon, siège de la direction régionale, centre névralgique de l’autorité sanitaire qui pilotait les actions de santé sur les huit départements de la nouvelle grande région Bourgogne-Franche-Comté.

J’avisai le panneau indiquant « Direction Santé Publique : Signaux sanitaires », niché en bout d’aile où tous les bureaux étaient éclairés en jaune sur le panneau électronique incrusté au mur faisant face à l’ascenseur. Cela signifiait que tous les bureaux étaient occupés : la gestion des situations de crise impliquait la présence sur site. Je m’y dirigeai, poussée par la curiosité ; la porte des bureaux occupés était ouverte. Ce service était le point focal de l’ARS, là où tous les signaux convergeaient, comme une centrale d’alerte silencieuse mais essentielle à la santé publique. Je terminais mon externat de cinquième année et visais la spécialité de santé publique. Ce n’était pas la plus prisée par les étudiants, aussi pensais-je avoir toutes les chances de l’obtenir. J’avais planché sur le sujet des signaux sanitaires :

Les épidémies —méningites, gastro-entérite, COVID-19— étaient les plus connus et les plus nombreux : dix mille déclarations de maladies infectieuses tombaient chaque année à l’ARS.

Mais il y avait aussi deux milles signaux concernant les incidents du système de soins : erreurs médicamenteuses, matériels défaillants, complications inattendues. Le chiffre m’impressionnait, mais je savais que ce n’était qu’un reflet de la complexité des circuits de signalement portant sur le système de soins : les événements indésirables graves liés aux soins déclarés par les directeurs d’établissements de santé, les signalements des professionnels de santé salariés et libéraux sur le portail des signalements et les réclamations des patients par tout moyen. Chaque signal, qu’il provînt d’un directeur d’établissement de santé, d’un professionnel ou d’un usager atterrissait ici. Rien n’était ignoré.

— Bonjour, vous cherchez quelqu’un ? me demanda une infirmière en tenue de ville de derrière son bureau encombré de dossiers et d’une multitude d’écrans scintillants recouverts de post-it collés dessus.

Je lui adressai un sourire éclatant en sortant ma carte d’interne.

— Bonjour, je suis Lily-Rose, externe en médecine. Je souhaite exercer à la rentrée un stage de 6 semaines à l’ARS en santé publique. Je me suis dit que ce serait sympa de venir, dans l’attente des résultats, me présenter à l’équipe de Besançon…puisque la gestion des signaux est assurée ici, ajoutai-je avec un clin d'œil complice en lui présentant mon sachet de viennoiseries. Je savais, en effet, que c’était l’une des rares missions de l’Agence qui restaient centralisées sur Besançon et que les gestionnaires de signaux en étaient très fières.

— Et, entre nous, c’est aussi parce qu’il est impossible de vous joindre par le standard quand on n’a ni vos noms ni vos numéros de bureau !

L’infirmière rit doucement, amusée par mon aplomb et s’adoucit en voyant les croissants.

— Bonjour Lily. A Viotte, le numéro de bureau ne correspond pas à un agent. On a bien chacun un bureau mais n’importe qui peut s’installer à un poste de travail libre, d’où ces voyants jaunes et vert sur le tableau mural. Il y a des détecteurs de présence dans chaque bureau. Si on s’absente plus de trente minutes, le voyant passe du jaune au vert pour indiquer que le poste est disponible ! Nous n’avons pas encore été informées de votre prochaine affectation dans notre service mais rien d’étonnant à cela, nous sommes loin de Dijon. Je suis bien contente de savoir qu’on va avoir du renfort ! On en a bien besoin, dit-elle en lançant un regard lassé sur les écrans…Ici entrent tous les signaux de dysfonctionnements potentiels sur le système de soins. Ils ont doublé depuis la fin de la crise COVID : maintenant que tout le monde connaît l’ARS, chacun lui signale le moindre incident.

— Je suis impatiente de découvrir tout cela. Vous faites un travail passionnant qui mériterait d’être mieux connu et reconnu. Quant à cette gestion des bureaux à la « 1984 », je suis sincèrement désolée pour vous. Des détecteurs qui surveillent chaque absence… c’est digne du roman d’Orwell, non ?

Un éclat de rire s’échappa de ses lèvres, mêlé d’un soupçon d’ironie.

— Ah, vous voyez clair dans notre fonctionnement. Mais oui, on s’y fait… Ou on fait semblant.

L’infirmière, flattée de mon intérêt pour son travail et touchée par ma compassion, se redressa avec un sourire.

— Les événements indésirables liés aux soins, ou EIAS, sont signalés par différents canaux. Les directeurs d’établissements, les professionnels de santé et même les patients, commença-t-elle avec le sourire.

Puis, adoptant un ton plus sérieux, elle poursuivit.

— Parmi tous ces signalements, notre travail est de repérer ceux qui sont vraiment sérieux et de les approfondir.

Elle se pencha légèrement en avant, marquant l’importance de ses prochains mots :

— Quand l’un d’entre eux laisse penser qu’il pourrait s’agir d’un EIGAS, en appuyant sur le G — un événement indésirable grave associé aux soins —, nous avons besoin de l’expertise d’un médecin inspecteur pour se rapprocher de l’établissement. Sur sa demande, le directeur de l’ARS peut décider de mandater une équipe pour réaliser une inspection sur place et prendre, au vu du rapport qu’elle lui rend, les mesures qui s’imposent pour y remédier.

— Des recommandations, j’imagine, répliquai-je un peu provocatrice.

— N’ironise pas ! Cela peut aller jusqu’à la suspension de l’activité de soins et du professionnel de santé dangereux. C’est du lourd.

— Avec tout ce bazar, vous devez souvent rester dans le flou, non ? lui répliquai-je ironique en lui montrant tous les post-it collés sur les écrans.

Un éclat de défi passa dans ses yeux. Elle croisa les bras et répliqua d’un ton ferme :

— Flou ? Pas du tout. Notre travail est bien plus rigoureux que tu ne sembles le croire. La recherche est informatisée… même si le système de suivi est perfectible.

Je haussai légèrement les épaules, comme pour dire que je n’étais pas convaincue.

— Ah ? Vous pourriez donc retrouver ce qui s’est passé sur une période donnée sur un sujet donné ?

Elle releva le menton, piquée au vif, et un sourire déterminé se dessina sur son visage.

— Bien sûr que je peux. Dis un peu pour voir ?

Je pris un ton faussement désinvolte.

— Je me demandais... Est-ce que vous seriez capable de retrouver tous les incidents en maternité en novembre 2022, ayant à l’esprit le dernier accouchement de ma mère privée de péridurale.

L’infirmière haussa un sourcil intrigué.

— Pourquoi cette période ?

Je répondis rapidement, cherchant à maintenir une apparence détendue.

— Ma petite sœur âgée de sept mois est née le 16 novembre : l’accouchement s’est très bien passé. C’est juste pour savoir ce à quoi elle a échappé ! pouffais-je d’un air enjoué.

Rassurée par le caractère ludique et apparemment désintéressé de ma requête, elle s’assit derrière son ordinateur et commença à pianoter sur les touches, visiblement concentrée. Quelques clics plus tard, elle lança, presque triomphante :

— Voilà. Cinquante fiches ! Pour te prouver que nous ne sommes jamais dans le flou, mademoiselle.

Elle retourna à son écran et lut le listing de sa recherche.

— Je vais exclure celles qui sont extérieures à l’établissement concerné, ça devrait affiner. Elle a accouché dans quel établissement, ta mère ?

— À la clinique Hygéia.

Quelques clics plus tard, elle annonça :

— Voilà, il n’en reste plus qu’un. Un signalement d’un professionnel de santé. Elle cliqua et ouvrit une fiche. Ah, tiens. C’est intéressant : « En cours de traitement. » Elle fronça les sourcils… depuis sept mois… Et elle griffonna quelques mots sur un nouveau post-it de son bloc.

Je ne manquai rien de son air contrarié mais m’efforçai de n’en rien montrer, m’intéressant au mug personnalisé qui était posé sur son bureau prônant « L’ARS S’ACTIVE POUR VOTRE SANTÉ ». 

Un léger coup au montant de la porte du bureau détourna l’attention de l’infirmière de son écran. Elle se leva. Elle sourit en voyant sa collègue de Dijon sur le pas de la porte.

— Salut collègue, tous les bureaux sont occupés, je m’installe où ?

L’infirmière hésita une seconde avant de répondre.

— Avec ce foutu système d’ouverture de tous les bureaux inoccupés depuis une demi-heure à tous les visiteurs, voilà ce qui arrive. Accompagne-moi dans le couloir, je vais voir pour arranger cela.

Elle se tourna vers moi.

— Peux-tu m’attendre ici un instant, Lily-Rose ? Comme ça, le détecteur de présence gardera mon bureau occupé.

Je la rassurais de mon plus beau sourire.

Une fois seule, je m’assis à sa place et consultai la fiche récapitulative qui s’affichait à l’écran.

La colonne « Suite donnée » mentionnait « expertise médecin inspecteur ».

La colonne « Nom » indiquait « Chloé Santéro »

La colonne « échéance » comportait « janvier 2023 ».

Cette date était expirée depuis six mois.

Je cliquai sur le seul document que comportait le dossier. Un signalement de la pharmacienne de la clinique daté du 16 novembre 2022. Elle déclarait la disparition inexpliquée de neuf flacons de morphine. Je n’eus que le temps de prendre une photo de l’écran avec mon portable avant que les deux infirmières ne regagnent le bureau.

Qu’est-ce qui avait bien pu conduire ce médecin inspecteur à ne pas traiter ce signalement ? me demandais-je. Il y avait pourtant du sérieux : le risque que quelqu’un au sein de la clinique vole de la morphine et surtout qu’il la remplace par un autre produit, peut-être au détriment de la santé voir de la vie des patients ?

Elle me trouva absorbée dans la contemplation de sa tasse personnelle.

— C’est génial que vous ayez à discrétion toutes les boissons chaudes à l’ARS, m’écriai-je envieuse. Vous n’avez pas conscience des formidables conditions de travail qui vous sont offertes ! Ce n’est pas partout comme cela.

— Justement, viens avec nous à l’espace café ! Les viennoiseries méritent bien qu’on t’accorde un petit moment pour faire connaissance avec l’équipe. Mais pas question de traîner : nos bureaux, c’est comme des places minutes d’horodateurs, passé le délai, c’est la fourrière !

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