26 - Félix : l’école des parents
Vendredi 14 juillet : 10 heures.
Je garais l'auto sur le parking de la boulangerie qui surplombe l'église du village de Montfaucon.
— Pourquoi venir ici ? On aurait pu aller à la forêt de Chailluz ? c’était plus près du centre-ville de Besançon, bouda Olivia.
— Ici, c’est mieux fréquenté. Montfaucon, c’est le village huppé qui surplombe la ville. Toutes les sommités du monde médical et des affaires habitent là. On sera tranquille. Allez, je te laisse faire avec Plumo, dis-je à Olivia.
Plumo est le petit Cavalier King Charles que j’ai offert à Gaby pour ses un an. Ma femme attacha la longe de dix mètres au harnais rouge du chiot, le souleva précautionneusement de la banquette arrière et ne le lâcha que lorsque ses pattes effleurèrent la chaussée. « Gare à ses articulations, marmonna-t-elle ».
— Alors, tu es prête pour l'école des parents ? dis-je pour décontracter l’atmosphère. Continuons ainsi jusqu'au chemin forestier qui monte à l'ancien fort militaire.
Olivia laissa filtrer un sourire mais tint fermement la longe. Plumo tirait comme un beau diable sur la laisse, les pattes avant accrochant fermement le sol au point d’user ses griffes jusqu’au sang à force de déraper.
— Quoi, l'école des parents ? s'inquiéta Olivia.
— Il y a bien la préparation à l'accouchement que l’on a suivie et les leçons de l'éducateur pour chiens que je me suis fadées. Apprendre à élever un nourrisson, c’est un peu comme un chiot, ironisais-je. Premier exercice : tu vas lâcher la longe. Allez, laisse-la tomber par terre. Elle va se salir mais on s’en fiche.
Olivia sentit une montée d'adrénaline alors que Plumo, fou de liberté, filait droit devant. La longe glissait rapidement à ses pieds, crissant contre le sol pavé. Placé à côté d’elle, j’observais la scène d’un air amusé. Quand il ne resta que quelques centimètres avant que la longe ne s'échappe complétement, Olivia écrasa instinctivement le pied dessus. Je poussai son pied avant que Plumo soit stoppé net. Je criai « Au pied ! ». Le chiot parcourut encore dix mètres puis s’arrêta et tourna la tête.
— Tu vois ? dis-je, un sourire en coin. C’est ça, l’école des parents. Il faut parfois laisser un peu de mou, puis savoir quand et comment intervenir.
— Olivia resta silencieuse un moment, le cœur battant encore un peu trop vite. Elle caressa le chiot qui revenait joyeux vers nous, les oreilles flottant au vent et la langue pointant de sa gueule ouverte.
— C’est plus facile avec un chiot qu’avec un enfant, murmura-t-elle, les yeux fixés sur Plumo qui engloutissait sa croquette, la tête fièrement dressée, comme s’il avait accompli un exploit.
Je hochai la tête, un sourire tendre aux lèvres. Je savais qu’elle réfléchissait à ses propres peurs, à notre première fille, à ce qui s'était mal passé. Je la connaissais trop bien.
— C’est vrai, mais les principes restent les mêmes. Tu ne pourras pas tout contrôler, Olivia. Ni Plumo, ni un enfant. Parfois, il faut juste lâcher prise.
Elle releva les yeux vers moi, réconfortée par mes mots. Le chemin forestier commençait à s’étendre devant nous, montant vers l’ancien fort militaire, et le calme de la nature enveloppait la scène. Olivia s’accroupit près du petit Cavalier, caressant doucement ses oreilles.
— J’ai du mal à imaginer laisser Gaby prendre autant de risques, confessa-t-elle, la voix légèrement hésitante.
Je m’approchai, posant une main réconfortante sur son épaule.
— Tu n’es pas seule là-dedans, tu sais ? dis-je doucement. On est deux. Et avec tout ce qu’on a appris de notre passé, on fera de notre mieux. Mais il faut commencer quelque part.
Olivia hocha la tête, fixant à nouveau la longe sale et le chiot qui avançait à nos pieds. Je la regardai, un sourire en coin.
— Allez, exercice de renforcement : tu vas maintenant laisser Plumo explorer, sans intervenir cette fois.
— Quoi ? Mais s’il se sauve !? Que dirait-on à Gaby ? s’écria-t-elle, le panique montant à nouveau.
— C’est là que tu dois apprendre à faire confiance et à prendre des risques mesurés. Je fis un pas en arrière. Regarde-le. Observe. S’il va trop loin, tu sauras comment réagir. Mais laisse-le d’abord découvrir par lui-même.
Olivia hésita un instant, le regard fixé sur le chiot qui, à peine la longe relâchée, bondit vers l’avant avec l’énergie folle de la jeunesse. Il zigzaguait sur le chemin, reniflant des brindilles et de petites pierres, libre et apparemment hors de contrôle.
Elle prit une grande inspiration, relâchant un peu plus la tension de la laisse jusqu’à la lâcher. Félix, à ses côtés, continuait de l'encourager.
— C'est ça, laisse-le aller. Tu vois, il revient toujours vers toi. Il sait que tu es là.
Quand le bout de la laisse fut sur le point de filer devant nous, Olivia se retint cette fois de la bloquer au sol. Plumo, après avoir couru un instant, s’arrêta et se retourna, jetant un coup d'œil vers Olivia. Il la regarda brièvement, comme pour s'assurer de sa présence, avant de continuer à explorer le chemin.
— C’est une question de confiance, continuai-je. Tout comme avec un enfant. Tu dois lui donner de l'espace pour grandir, tout en étant là, prête à intervenir si tu trouves que ça devient trop dangereux.
Olivia sourit timidement, une vague de soulagement l'envahit. Elle commençait à comprendre ce que je voulais lui dire : le contrôle total n’est pas la clé.
— Tu crois que je saurai faire ça avec notre enfant ? demanda-t-elle doucement.
— J’en suis certain, répondis-je, convaincu.
L’extrémité de dix mètres de la laisse avait largement dépassé nos pieds, aspirée par l'élan d’un Plumo fougueux, quand nous vîmes surgir un cavalier du haut du chemin. Enfourchant un grand cheval noir à l'allure imposante, l'homme était harnaché comme un preux chevalier, portant une veste de cuir épais, des bottes montantes, et une cravache à la main. Il s'arrêta net devant nous, tirant sèchement sur les rênes, tandis que son cheval piaffait d’impatience.
— Halte là ! s'écria-t-il d'une voix forte et impérieuse. Que faites-vous ici à encombrer le chemin ? Vous risqueriez d'apeurer ma monture avec votre chien fou non maîtrisé ! Quelle idée de faire traîner cette longue corde !
Olivia et moi échangeâmes un regard perplexe. Plumo, ignorant la gravité de la situation, aboyait joyeusement, tout excité par la vue du cheval.
— C'est juste une longe pour notre chiot, répondis-je, un peu déconcerté par l’agressivité du cavalier.
Avant que l'homme ne réplique, Olivia plissa les yeux en le regardant de plus près. Puis elle murmura, incrédule :
— C’est le Dr Létal, dit-elle à mon oreille. C’est lui qu’on a vu quand j’ai accouché. Il doit habiter ici, je suppose.
Je tournai la tête vers elle, surpris. Le Dr Létal ? C’était effectivement l’ancien directeur de la clinique si sympa lors de la naissance de Gaby, Il était venu nous saluer en personne et qui maintenant, il nous toisait avec mépris ?
— Une corde ? Un chien ? rétorqua le Dr Létal, sa voix trahissant un mépris profond. Vous lâchez ce chiot sur ce sentier équestre ? Ce chemin est fait pour les chevaux, pas pour les chiens incontrôlables !
Il lança un regard dédaigneux vers Plumo, qui continuait de bondir joyeusement à hauteur de sa botte pour lui faire fête.
— Cette « vulgaire corde », comme vous l'appelez, sert à l’éducation de notre chiot, dis-je calmement. Nous faisons simplement ce qu’il faut pour qu'il apprenne à se comporter correctement.
Le Dr Létal, ne sembla pas le moins du monde gêné par la nécessité de concilier les besoins de différents utilisateurs. Il resta campé sur sa position.
— L'éducation d'un chien, dites-vous ? siffla-t-il. Mais vous vous interposez sur le chemin de ceux qui savent ce qu’est véritablement la discipline et la noblesse. Ce pur-sang mérite respect et attention. Lui et moi avons droit à la tranquillité, et pas à subir les errements de votre roquet. Et regardez donc ! s’écria-t-il en désignant du doigt une énorme crotte fraîche larguée par sa monture. Si vous ne voulez pas que votre peluche soit engloutie, je vous conseille de la prendre dans vos bras.
À cet instant, Félix, qui avait jusqu’alors observé la scène avec un sourire en coin, intervint :
— Au moins, je ramasse les crottes de mon animal, moi, répliqua Félix, un sourire moqueur sur les lèvres. Ce n'est pas un acte si noble que cela que de laisser traîner les excréments de son cheval sur le chemin.
Le Dr Létal se redressa d’un coup, son regard devenant plus perçant, comme un serpent prêt à frapper.
— Je ne suis pas ici pour débattre des bonnes manières avec des gens comme vous, siffla-t-il, avec un regard méprisant. Écartez-vous de mon chemin !
— Il n’y a de noblesse que dans le respect, Docteur, rétorqua fièrement Félix, avec une pointe de défi dans la voix.
Le Dr Létal, ne trouva rien à répondre. Il lança un dernier regard dédaigneux sur nous avant de repartir au galop, piquant des deux talons.
— J’ai d’autres préoccupations que de m'abaisser à discuter avec des gens de votre sorte, grogna-t-il. Mais faites attention. La prochaine fois, je ne ferai pas preuve d’autant de patience.
Il fit tourner son cheval et partit au galop, laissant derrière lui une traînée de poussière et quelques échantillons de crottes qu’il considérait comme un symbole de grandeur.
— Quelle arrogance, s’écria Olivia, toujours stupéfaite par la rencontre.
Je haussai les épaules, amusé par la situation.
— Eh bien, maintenant on sait où il habite : Montfaucon, le village des « rupins ». Heureusement qu’il n’y a pas que cela, ici !
Nous continuâmes à marcher, le chemin forestier s'étirant devant nous. Plumo courait joyeusement dans tous les sens, au gré de son odorat, avant de se retourner vers nous quand il ne nous voyait plus. Olivia commençait à ressentir une certaine sérénité, un sentiment nouveau de maîtrise – pas celle qu’elle exerçait sur Plumo, mais celle qu’elle apprenait à exercer sur elle-même.
Je la tenais doucement contre moi, mes doigts glissant dans ses cheveux, caressant sa nuque. Je choisissais soigneusement mes mots, conscient que ce que je m’apprêtais à dire était délicat, mais je sentais qu’elle était prête pour cette conversation.
— Olivia, tu te souviens de tes grossesses ? commençai-je doucement, mes yeux plongés dans les siens. Tu étais incroyable, la gestation te rendait si belle, si épanouie…
Elle leva la tête vers moi, les souvenirs de ces moments refaisant surface. Les émotions contradictoires la submergèrent à nouveau, mêlant joie et angoisse. Elle savait que je parlais de ce qu'elle n’avait jamais pleinement vécu.
— Je sais que ça a été particulièrement dur avec notre première fille, poursuivis-je. Ces premières années… je m'en souviens encore. Toutes ces nuits où tu étais seule avec elle, où tu te sentais perdue… et moi, je n'étais pas là comme je l'aurais souhaité.
Mes mots ravivaient des souvenirs douloureux. La fatigue, l’angoisse, tout ce qui avait rendu ces premiers moments si éprouvants. Olivia serra les lèvres, sentant la douleur encore vive en elle.
— On pensait que tout serait plus facile avec la deuxième, et c’est vrai que ça s’est mieux passé. Mais même cette fois-là, tu n’as jamais pu savourer ta grossesse comme tu le voulais. Il y avait toujours cette peur en toi, ce doute.
Je marquai une pause, cherchant mes mots.
— Mais aujourd'hui, tout est différent. Maintenant que tu as dompté tes peurs, tu pourrais enfin vivre cette expérience comme tu l'as toujours souhaité. Sans crainte.
Olivia fronça les sourcils, hésitante, incertaine de ce que je voulais dire. Elle me coupa doucement.
— Félix, on est trop vieux pour élever un troisième enfant, tu le sais.
Je lui serrai doucement la main, m’attendant à cette objection.
— Mais qui te parle de l’élever ? répondis-je doucement, avec un sourire à peine perceptible. Je ne te parle pas de refaire tout le parcours parental. Ce serait juste… une grossesse.
Olivia me regarda, perplexe.
— Une grossesse ?
J’hochai la tête, mes yeux brillants d’une idée plus claire que je m’apprêtais à dévoiler.
— Pas notre enfant. Juste… notre grossesse.
Je la fixai intensément, sachant que je touchais une corde sensible.
— Tu pourrais revivre une grossesse sans avoir à t’inquiéter de l’avenir, sans le poids d’un autre enfant à élever. Tu pourrais enfin profiter pleinement de cet état, comme tu l’as toujours voulu.
Olivia fronça les sourcils, encore confuse par mes propos.
— La clinique recherche des mères porteuses, dis-je, laissant mes mots flotter dans l’air. Tu pourrais porter un enfant pour quelqu’un d’autre, mais vivre cette grossesse pour toi, pour nous. Ce serait notre grossesse, sans toutes les responsabilités qui viennent après.
L’idée la surprit, mais laissait germer quelque chose en elle. La perspective d’une grossesse sans l’engagement d’élever un nouvel enfant lui paraissait à la fois étrange et… libératrice.
Sentant son hésitation, je poursuivis avec plus de douceur.
— Tu pourrais ressentir cette transformation, cette magie que tu as toujours voulu vivre. Ce serait notre moment, à nous deux. Je serais là, à chaque instant, à tes côtés. On réussirait enfin ce que tu n’as jamais pu savourer avec nos deux filles. Cette fois, tu le vivrais comme un don du ciel.
Olivia resta silencieuse, troublée par cette nouvelle perspective. Elle avait tant souffert après ses grossesses, mais l'idée d'en vivre une autre, sans la responsabilité d'un enfant à élever, éveillait en elle des émotions enfouies.
— Je sais combien ça a été difficile avec notre fille aînée, tous ces moments où tu doutais. Cette fois, ce serait différent. Tu pourrais enfin te réapproprier cette expérience, la vivre pleinement, sans peur, sans doute. Ce ne serait pas notre enfant, mais ce serait notre victoire, Olivia. Après tout ce qu’on a traversé, ce serait notre grossesse.
Je posai un baiser tendre sur son front, espérant que l’idée d’une grossesse différente, libératrice, germerait en elle… au cours de la nuit.
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