Dans un monde où le calme ne régnait presque jamais, il était évident, voir même indispensable, de posséder un Lotus. Jilin n'étais pas une plante, évidement. C'était tout simplement un homme, rempli de sagesse et de paix. Jilin vivait dans une petite maison au bord de la rivière, et il n'en sortait que très peu. Les rares instants où il quittait son domicile lui servaient à aller cueillir des baies. Autrefois, le sage précédent utilisait un vieux bâteau pour aller pêcher. Mais depuis le départ de ce dernier, la barque du petit humain était remplie de lotus. C'est ainsi qu'on l'avait appelé: Jilin le Lotus.

Jilin recevait régulièrement de la visite dans sa maisonette: les Imprévus avaient souvent besoin de faire sortir de leur corps toute les mauvaises énergies qui les traversaient. Les plus téméraires d'entre eux venaient presque tous les jours, seul moyen pour eux d'éviter les expériences désastreuses aux conséquences parfois irréversibles.

Sally venait à sa rencontre chaque jour de la semaine, à dix heures tapantes. Elle pasait le portillon de bois et toquait à la porte de sa minuscule main. Cinq coups. Pas un de plus ni de moins. Puis la porte s'ouvrait et elle pénétrait dans l'humble demeure du Lotus. Mais cette fois-çi, c'est avec une certaine apréhension qu'elle se présentait à lui. Et pour cause: elle n'était pas venue hier, trop occupée à batifoler avec son amant dans les herbes hautes de la prairie. La jeune Imprévue s'en voulait terriblement. Elle ne savait pas quoi attendre de la réaction de Jilin.

Lorsqu'il ouvrit la porte, son coeur fit un bond dans sa poitrine. Les yeux du sage étaient bouffis, et brillaient d'une lueur inquiétante. Elle s'avanca tout de même et s'assit sur le fauteuil vert du salon. Contrairement aux autres jours, Jilin resta debout. Ses muscles se tendirent et ses dents se serrèrent. Il était en train de perdre le contrôle sur ses émotions. Tout le calme du petit homme se transformait en chaos intérieur. Sally était clouée à son fauteuil, incapable de bouger. Jamais elle n'avait vu le Lotus en colère. Elle était terrifiée. Elle sut qu'il ne contrôlait plus rien lorsqu'il ouvrit la bouche. Jilin ne parlait jamais, et n'avait pas prononcé un seul mot de sa vie. Il s'était enfermé dans ce silence qui était pour les Imprévus un symbole de sagesse et de sérénité. Mais dans la rage qui le rongeait, l'homme ne pouvait résister à cette envie de hurler. Il prononça alors ces mots qui glacèrent le sang de la petite Imprévue:

-Le silence est d'or, et celle qui parvient à le briser sera maudite alors. Des croatilles elle prononcera, à chaque parole qu'elle énoncera. Et elle sera incapable d'aimer, coinçée dans la réalité. Et si par hasard son Lotus elle oubliait, elle disparaîtrait comme le précédent avant elle.

Puis tout son corps se calma et il redevint l'homme qu'il était d'ordinaire. Sally, toujours aussi effrayée, commençait à sangloter. Le Lotus, étant libéré de son voeu de silence, s'approcha de l'Imprévue et tenta de la rassurer. Mais lorsqu'il ouvrit la bouche pour s'excuser, le seul son qu'il produisit fut celui de la reinette de la rivière, mélée à des sons de grelots. Il ne comprenait pas ce qu'il s'était passé, mais Sally, elle, avait tout compris. La malédiction de Jilin s'était retournée contre lui. En brisant son silence, il rendait son existence inutile. Elle éclata de rire et le Lotus fut réduit en paillettes qui s'envolèrent dans le vent.

La jeune Imprévu posa sur sa tête la couronne de Lotus restée sur le sol lors de la disparition de Jilin et se para du calme qui était désormais sien pour le temps qu'il lui restait.