Révolte
Trop, c’est trop !
Il commence à me courir celui-là, à venir tous les jours me voir, à tripoter mes livres, et dérober ceux qui m’intéresse : je n’ai jamais le temps de les finir ! En plus, il a une gueule à coucher dehors, avec son goitre atomique, son nez émacié perdu au milieu d’un visage poupin criblé de rides. Je n’en peux plus, de le voir chaque jour s’approcher ! Et ses doigts boudinés qui touchent ma porte, laissant toujours une couche de gras, et son souffle nicotineux sur mes deux étagères alors qu’il fait l’inventaire de ses yeux vitreux : cela me glace les sangs ! Je me sens pillée par lui : jamais il ne dépose quoi que ce soit, mais n’hésite à pas à se servir ! Il me sépare des beaux livres. Les rares. Les précieux. Les mignons. Ceux qui attirent l’œil. Leur contenu n’est pas toujours intéressant, certes, mais ils font bonne figure comme une jolie bague sur les doigts osseux d’une momie. Il doit les collectionner, ou pire : les revendre. Ce n’est pas possible autrement. Il ne respire pas l’honnêteté avec sa physionomie de rapace bouffi.
Hélas, en ma condition même de boîte à livres, je ne peux rien faire contre lui : j’ai beau essayer de résister, faire en sorte que ma porte s’ouvre difficilement en me concentrant, il n’hésite pas à la forcer, quitte à ce qu’elle se casse ; je ne pourrais pas souffrir d’être égratignée ! Misère ! Une vieille pie acariâtre m’a déjà maquillée pour d’obscures raisons de circonflexe : la langue évolue, c’est un fait, les gens, eux, font de la résistance. En ma condition de boîte à livres passive, je sens que, tôt ou tard, je serai vouée à être caressée par les uns, vidée par les autres, éventrée qui sait, un jour pas fait comme un autre : désormais, je tremble dès qu’une main vient à ma rencontre. Je ne suis pas une boîte à vivre, bordel !
Annotations