1.2. Comment les Anges déchurent
Manchester, même jour, au même moment.
(21h09 avec décalage horaire)
Phéléna, du haut de ses neuf ans, appréciait toujours autant que son parrain lui raconte une histoire avant de dormir. Déjà apprêtée dans son pyjama, elle déchiffrait les différents titres des livres entreposés dans son armoire jusqu'à ce que son œil s'arrête sur son préféré. Un sourire étira ses lèvres et elle le prit pour le donner à Adhara. Celui-ci la babysittait de manière exceptionnelle, profitant d'un rare congé à son boulot. Son regard bleu virant au gris anthracite examina la couverture du bouquin.
« La Chute des Anges… »
Le jeune homme leva la tête vers sa filleule.
« Tu veux vraiment que je te lise cette histoire ?
— Oh oui oui !
— Bon… D’accord. »
L'enfant s’installa confortablement dans son lit et d’un geste de la main, elle indiqua à son parrain où s’asseoir. Ses grands yeux bruns étincelaient de plaisir. Adhara soupira, dépité, feignant une fatigue accablante, même si son sourire amusé prouvait le contraire. Il prit place aux pieds de Phéléna et ouvrit le livre de façon à ce qu’ils puissent tous les deux contempler les images de l’album.
« Il fut un temps où anges et dieux vivaient en parfaite harmonie dans un monde idyllique. Mais ce monde était tellement parfait qu'ils s'ennuyaient. L’homme fut alors créé à leur image, avec quelques défauts, pour tromper leur ennui. »
Adhara tourna la page. D'un dessin biblique de nuages blancs où se prélassaient chérubins et divinités, ils passèrent à un jardin de rêve où se réveillaient un homme et une femme.
« Adam et Lilith furent les premiers hommes sur Terre, créés à partir d'argile. Seulement, les dieux rencontrèrent leur première frustration lorsque Lilith refusa d’enfanter. Elle fut alors écartée du jardin d’Eden. De la côte d’Adam, ils créèrent alors Ève. »
Le jeune homme passa à la page suivante et les illustrations se succédèrent.
« La suite, tu la connais, hein ? demanda Adhara à sa filleule.
— Oui ! Adam et Ève, ils peuvent pas toucher à l’arbre de la Connaissance. Sauf que le serpent, il pousse Ève à leur faire manger ses fruits.
— Haha, tu as raison. Lilith était une femme très intelligente. Elle éprouvait de la haine et de la jalousie. Elle voulait se venger et demanda à Satan, qui était encore un ange, de persuader Ève de manger les pommes sacrées. Satan, sournois et mauvais, accepta de suite et se transforma en serpent. Les dieux, horrifiés et très en colère contre Adam et Ève lorsqu'ils goûtèrent le fruit défendu, l’étaient encore plus contre les chérubins qu’ils prévinrent : s’il devait y avoir un nouvel incident de ce genre, ils seraient bannis du Paradis.
Parmi les anges, les avis furent partagés. Certains se sentaient rabaissés et désiraient donner une leçon aux dieux tandis que d’autres comprenaient leurs réactions et n’aspiraient qu’à la paix.
Pour se venger, les plus audacieux descendirent sur Terre pour se mêler à la population et la corrompre. Il en résulta des Nephilims, des êtres supérieurs aux hommes, qui continuèrent les sombres desseins de leurs ascendants. Les divinités qui réprouvaient tant la corruption voulurent anéantir l’humanité par le Déluge. Outrés une fois encore, ils décidèrent alors de bannir tous les anges du Paradis et ils échouèrent sur Terre. »
Phéléna retourna la dernière feuille de l’album. Celle-ci représentait des hommes se baladant dans une ville semblable à la leur. Une image simple du quotidien, l'illustration classique du métro-boulot-dodo.
« Aujourd’hui, on prétend que des anges déchus pourraient vivre parmi nous. Symbole de puissance et de magie, ils sont la source de nos bonheurs, mais aussi de nos malheurs. Peut-être que l’un d’eux veille sur vous. »
Adhara fit la moue en lisant les dernières phrases. Autant les humains arrivaient à trouver certaines vérités, autant leurs spéculations étaient des plus exaspérantes.
« Pfff. C’est n’importe quoi cette fin.
— Hahaha ! Mais, moi, j’ai un ange qui veille sur moi ! N’est-ce pas, parrain ?
— Ouais. On peut dire ça. »
Phéléna vint prendre le jeune homme dans ses bras pour le serrer fort. Il lui rendit son câlin.
« Allez, il est l’heure de dormir maintenant.
— Oh non ! Raconte-moi encore une histoire ! Steplaaaiih ! »
Voilà qu'elle recommençait, comprit Adhara, elle faisait la technique du singe mollasson qui ne voulait plus le lâcher. Adhara tenta de se dépêtrer de ses frêles petits bras.
« Non, non, Maman a été très claire sur ce sujet. Une histoire et au dodo !
— Alleeez !
— Non, Phéléna, tu le sais bien. »
La petite fit mine de bouder, elle croisa les bras sur sa poitrine. Adhara la recouvrit de sa couette puis déposa un bisou sur son front.
« Bonne nuit, petit monstre.
— Adharaa ! Raconte-moi au moins comment est née votre race !
— Encore ? Mais je te l’ai déjà expliqué cent fois…
— Encore ! se réjouit Phéléna qui voyait que sa ruse fonctionnait toujours.
— Et après dodo ?
— Oui, promis juré craché ! »
Adhara soupira une nouvelle fois, se rassit sur le lit. Après avoir passé une main dans ses cheveux châtains et cherché ses mots, il entreprit une énième fois de réciter l’histoire des Anaheras.
« Notre histoire commence là où se termine le livre. Lorsque les anges déchus se sont retrouvés parmi les mortels, ils n'ont guère eu le choix que de se mêler à la population humaine. Nous avions pris nos distances au départ, mais au bout de quelques années, des anges sont morts de manière surprenante… C'est-à-dire qu’ils mouraient de manière… naturelle. De vieillesse, comme les humains. De nombreux déchus ont eu peur de finir comme eux. Ils voulaient se racheter auprès des dieux et se sont alors remis à aider les hommes dans leurs tâches et leur vie quotidienne. Ils le firent si bien qu’au fil des ans, des liens se sont tissés. Hommes et anges finissaient par tomber amoureux, faire des enfants et tout… Bref, tu vois ce que je veux dire.
D’autres anges, malgré la peur de mourir, ne voulaient pas se mêler aux hommes. Mais d’eux, on s’en fout parce qu’ils crèvent en fin de compte. »
Adhara haussa les épaules et la remarque fit rire Phéléna. Elle adorait quand son parrain lâchait quelques sarcasmes.
« Les dieux ont remarqué que les anges déchus faisaient des efforts pour expier leurs fautes. Pour les féliciter et les encourager à continuer, ils ont « béni » mes ancêtres, mais il s’agissait plutôt d’une malédiction. »
Le jeune homme leva les yeux au ciel pour exprimer son exaspération. Phéléna, quant à elle, serra la couverture contre sa poitrine et écouta la suite avec une attention particulière.
« Les dieux précisèrent que si les anges continuaient sur cette voie, leur descendance aurait peut-être un jour la possibilité de remonter au Paradis. Mais ce n'est jamais arrivé. »
Il se pinça les lèvres en fixant sa filleule.
« Parle-moi de votre malédiction !
— C'est pas une discussion pour enfant ça.
— Allez ! Maman, elle me raconte bien des histoires d'horreurs avant de dormir ! »
La petite hocha la tête pour appuyer ses propos. Adhara fronça des sourcils.
« Puis ça fait partie de ton histoire !
— Tu as intérêt à t'endormir directement après, fit remarquer le jeune homme dans un soupir. Depuis qu'on nous a soi-disant bénis, on porte le nom de anahera... Il faut savoir qu'un anahera doit, logiquement, choisir de protéger quelqu'un. C'est dans sa nature, c'est devenu l'objectif de sa vie. En général, il choisit quelqu'un qu'il aime, dont il est amoureux. Peu importe si son alter ego est une créature surnaturelle ou un simple humain. Mais pour prouver sa fidélité et son obéissance, le anahera doit donner une partie de son cœur. »
Phéléna retint sa respiration, son regard restait scotché sur son parrain.
« Le anahera subit alors une ablation au cœur et la partie qu’on lui retire devient un objet. D'habitude c'est un bijou, un objet que son âme sœur peut garder sur elle. C'est la preuve que le anahera appartient à sa moitié, ou à son "maître", si tu préfères. Parce que, parfois, cet amour n’est pas réciproque. Il faut savoir qu'en recevant l'objet, le maître reçoit également un certain pouvoir. Et pire encore, elle donne également un droit de vie ou de mort sur le anahera : une emprise qui peut lui permettre de nous vendre à quelqu'un d'autre, nous blesser, nous torturer, ou même de nous tuer. »
Le visage de la fillette devint sombre. Elle connaissait son explication par cœur, mais ne s’en lassait jamais. Elle aimait les histoires tristes, même si la nature d’Adhara avait un côté dramatique qui, les dieux soient loués, ne l’atteignait pas. Elle n’était qu’une dryade, une nymphe des bois. Elle n’aurait jamais à subir pareil sort que d’être attachée à quelqu’un. D’un côté, elle trouvait cela beau et de l’autre, c’était horriblement cruel pour eux de perdre ainsi leur liberté.
« Tu ne tomberas jamais amoureux alors, hein, Adhara ?
— Non, jamais », lui répondit-il avec un sourire contrit.
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