Coeurs brisés

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Un lit à baldaquin trônait fièrement au milieu de la pièce. Les courtines étaient d'un rouge sombre et épais. Des motifs dorés serpentaient sur l'étoffe tels des arabesques. Des tapisseries ornaient les murs et le sol, préservant les occupants du froid mordant de la pierre brute qui les entourait. Les meubles étaient sculptés dans le bois de chêne massif. Le vent sifflait à travers les vitraux mais au-dessus de cette brise qui s'infiltrait par la verrière, Hedony put discerner des voix qui se turent.

Elle reconnut d'instinct sa femme, malgré son visage plus poupin, son regard azuré et son corps plus généreux. C'était la même, celle qui faisait battre le coeur de son hôte à chaque vie. Ils se retrouvaient, inlassablement, au fil des ans, des décennies et des siècles. Ils étaient faits l'un pour l'autre, ils se complétaient. Ils ne se sentaient entiers qu'en la présence de l'autre, comme une âme unique. Une âme noble, de ceux qu'ont les créatures les plus pures.

Mais voilà, elle n'était pas seule. La belle s'était figée sur son lit, sous son amant. Ses yeux écarquillés et le souffle coupé, elle fixait Hedony ou plutôt l'homme qu'elle incarnait et qui, instinctivement, avait fermé les poings de colère. Non, elle n'avait pas pu faire ça, se disait son époux. Pourtant leurs corps nus et enlacés ne permettaient aucun doute sur la nature de leur relation.

Une tempête d'émotions balayait Hedony, l'empoignait au coeur et la prenait en otage. Cette vague de sentiments contradictoires l'avait ensevelie en même temps que son hôte : colère et peur, haine et détresse, folie et désarroi, rancoeur et désespoir...

« Crystal » finit par dire son hôte, la gorge serrée.

Des larmes vinrent aux yeux de sa femme, le regret la rongeait. Elle se détestait d'avoir pu lui faire subir un tel supplice. Son amant, sa moitié, son double, son alter ego. Mais rien n'avait semblé combler ce vide qui s'insinuait en elle, plus profondément encore à chaque réincarnation. Elle n'avait pu résister à la tentation, à l'innocence de ces hommes, beaux et tellement fragiles. Elle avait combattu ces noirs désirs, elle les avait refoulés à chaque fois, mais ils revenaient inlassablement, récalcitrants. La lutte était vaine. Son regard demandait pardon, plein de remords.

Il fit non de la tête, il ne pouvait pas lui pardonner. Elle avait commis l'irréparable. Il savait qu'elle avait parfois un fort penchant pour les humains, mais pas à ce point. Pas au point de forniquer avec eux, de partager ses secrets d'alcôves et de leur offrir soutien et douceur comme elle le faisait avec lui. Elle ne pouvait pas se permettre cela, elle avait péché au-delà de la raison. Elle l'avait trahi et la démence le poussait à orchestrer un terrible sort pour son amant, il lui souhaitait une mort douloureuse. Une mort qui lui ferait comprendre à quel point il avait été blessé, que cet acte de débauche était révoltant.

Il le dévisageait avec une rage non contenue, il souhaitait voir son corps sans vie, sa tête tranchée, du bout de sa lame.

Hedony rouvrit les yeux.

Adhara tenait son visage au-dessus d'elle, les sourcils froncés dans une expression inquiète. Elle était assise par terre, tenue dans les bras du tuahine.

« Ça va ?, demanda-t-il.
— Je...
— Tu es tombée tout à coup. Tu ne t'es pas fait mal ?
— Non. C'est sans doute parce que j'ai pas mangé grand chose depuis hier... »

Le jeune homme continuait de la fixer, d'un air réfléchi. Il ne semblait pas dupe. Cela le changeait, lui donnait un air moins gamin, moins prétentieux et plus humain, remarqua Hedony.

« C'était une vision ?
— Quoi ? Non ! Pas du tout... mentit-elle sans hésitation.
— Qu'est-ce que tu as vu ? poursuivit-il. »

Hedony grimaça devant sa tenacité. Ne pouvait-il pas simplement la croire ? Elle le repoussa d'une main.

« J'ai rien vu du tout. Je me suis évanouie, c'est tout. Je vais préparer mes affaires. »

Elle se leva et chancela légèrement. De suite, Adhara la rattrapa, un peu trop préoccupé par son état.

« C'est bon, ça va, tu peux me lâcher. »

La jeune femme ne prit même pas le temps de le regarder. Elle se défit de son emprise et regagna enfin sa chambre. Adhara l'observa, un instant, perplexe.

« D'accord... Si tu as besoin de moi, je suis dans le salon. »

Hedony grommela une réponse dans son coin, ouvrant son armoire pour s'affairer. Il tourna les talons et la brune fut soulagée de le savoir parti. Elle s'affala sur son lit, les larmes lui vinrent aux yeux, trop longtemps contenues. Elle tentait au mieux de cacher la confusion qui l'habitait. Elle n'était pourtant plus sous l'effet de la drogue. Peut-être que certains effets étaient persistants et revenaient par saccade ? Elle avait déjà ouï dire ce genre de commérages. Avec la poisse, c'était bel et bien ce qu'il lui arrivait. Mais ces émotions qui la submergeaient maintenant... Hedony baissa les yeux, ses mains tremblaient. Elle referma les poings sur ses jambes et inspira profondément. Elle devait se calmer, laisser vagabonder ses pensées sur d'autres sujets... Hakim lui revint en mémoire. Le pauvre. Elle venait de vivre ce qu'il avait vécu. Les rôles s'étaient inversés. Le tourment, la trahison. Tout ce qu'il avait pu ressentir, elle avait pu l'expérimenter par le biais de cette hallucination.

Elle s'en voulait. Elle s'en voulait même énormément. Hakim était le seul à ne l'avoir jamais jugée. Il ignorait toutes ces sales paroles qui la définissaient comme une mangeuse d'hommes vorace et insatiable, incapable d'éprouver de sentiments pour eux. Non, il s'en foutait, il passait au-delà de ça. Il avait appris à la connaître, à la comprendre. Leurs caractères étaient compatibles, ils se plaisaient bien et elle adorait passer du temps avec lui. Doux, attentionné, respectueux, il avait toutes les qualités pour lui, mais ce n'était visiblement pas suffisant. Fallait qu'elle le trompe quand même. Et plus d'une fois.

Était-ce donc impossible pour elle de rester fidèle ? Cette envie constante de relations charnelles avec d'autres gens n'était-elle pas maladive ? Ce plaisir de séduire, de charmer et de provoquer... Pourquoi en avait-elle tant besoin ? Cette réputation de nymphomane lui pesait, mais malgré cela, elle était incapable de changer de comportement. Elle s'en était cru capable pour Hakim, lui qui était si confiant. Si seulement il n'était pas parti à l'étranger pendant ces longs mois. Il voulait sûrement lui faire la surprise d'être revenu plus tôt et c'est une autre surprise à laquelle il a eu droit à la place.
Tu n'es qu'une pute, et débile en plus, se dit-elle. Elle essuya les larmes le long de ses joues en reniflant puis se leva. Sa valise n'allait pas se faire toute seule. Cette idée de partir en Angleterre, c'était peut-être une nouvelle vie qui s'offrait à elle. Elle pouvait laisser derrière elle cet appartement douteux et tirer un trait sur ces histoires houleuses et ces relations à couteaux tirés. Rien ne la retenait ici, rien ni personne, pas même une famille. Même plus Hakim.

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