Chapitre 20
Octobre 2030
“... C'que j'voulais te dire
Reste sur des pages blanches
Sur lesquelles je peux tirer un trait
C'était juste hier
Tu ne m'as pas laissé le temps
De te dire tout c'que je t'aime
Et tout c'que tu me manques
On devrait toujours dire avant
L'importance que les gens prennent
Tant qu'il est encore temps
Mais tu ne m'as pas laissé le temps… ”
J’augmente le son des enceintes sonores. Un frisson me parcourt comme à chaque écoute de cette magnifique chanson écrite et interprétée par David Hallyday. Nous sommes vendredi après-midi et même si je télétravaille, je ne peux m’empêcher de la mettre en boucle encore et encore, tout comme les semaines précédentes. Je ne m’en lasse pas. Mes pensées se perdent dans le passé, dans la joie et la douleur.
Le refrain résonne à nouveau et panse mon cœur tout autant qu’il le fait vibrer. Papa est parti trop jeune, comme nombre d'autres gens. Mais à l'inverse de beaucoup j’ai eu le temps de lui dire l’importance qu’il avait dans ma vie. Pas assez, je me dis maintenant qu’il est parti. On ne le dit jamais assez et on regrette, mais j’ai profité de lui autant que faire se peut.
Le fait qu’il ait pu partager les premières années de vie d’Elïo me réconforte aussi. Ils ont vécu des choses, ils ont ri, se sont chamaillés, se sont aimés. Ils étaient inséparables.
Tout comme moi, Elïo a été très affecté. Il aurait aimé profiter de plus de temps avec papa. Il gardera le souvenir d’un grand-père aux blagues absurdes, d’un grand-père plein d’enseignement, de celui qui l’a initié au soin des végétaux.
Perdre un grand-parent n’est jamais facile, mais c’est dans l’ordre des choses. À cet âge, on pleure toutes les larmes de notre corps, et puis on se remet vite. La vie continue.
Pourtant, cela va faire deux mois maintenant que papa nous a quittés et j’ai le sentiment que quelque chose a changé chez notre fils. Il reste un petit garçon plein de gaieté et porté par sa curiosité. C’est toujours un amour, mais parfois il présente comme de brefs moments d'absence, des moments où il est plus sérieux qu’il n’avait pu l’être par le passé. Il regarde droit devant lui sans rien dire, et puis il reprend ses activités. Je pense que cela a un lien avec ses accès de prémonitions. Il a senti que papa était parti lors de notre balade dans le champ de tournesols, ou pressenti, je ne sais pas vraiment comment le définir. Ce n’est pas la première fois que cela arrive. Nous en avons discuté récemment avec Julie. Peut-être a-t-il un don de voyance ? Se pourrait-il qu’il voie l’avenir ? J’imagine tous les avantages que cela nous procurerait. Nous pourrions devenir célèbres ? Riche ? Anticiper les catastrophes ? Devenir des supers héros ? Diriger le monde ?
Un mélange de sourire et de soupir me prend devant mon ordinateur. Mon imagination débordante est revenue. C’est que je vais mieux. Malgré un pincement douloureux lorsque je repense à papa, je sens que j’ai fait mon deuil.
Mon téléphone sonne à ce moment-là. C’est Julie.
- Julien ?
- Oui, dis-moi ?
- Tu peux aller chercher Elïo à l’école s’il te plait ?
- Euh oui… Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
- Je n’ai pas tout compris, mais il se serait battu avec un camarade.
- Non ?!
- Si.
- Non, pas Elïo.
- Si ton fils, notre fils, Elïo.
- Comment est-ce possible ? Je ne comprends pas…
- Écoute, je ne peux pas te garder longtemps. Va le chercher, il doit y avoir une explication.
- Oui, oui, je vais le chercher de ce pas.
- Et ne sois pas trop sévère avec lui. Perdre son grand-père l’a peut-être plus affecté que nous le pensions.
- On va discuter, mais ne t’en fais pas. Je vais lui apprendre à améliorer ses uppercuts pour régner sur la cour en maître.
Le bip du téléphone résonne. Je plaisantais bien sûr, j’espère qu’elle l’a compris.
Je reste très surpris. Elïo… On ne s’imagine pas tout ce que nos enfants vivent à l’école. Le milieu scolaire est autant le berceau de l’apprentissage que des interactions sociales et de la vie en communauté. On apprend, on découvre, on teste, mais on se confronte aussi aux difficultés aussi bien intellectuelles que sociales. Je sais bien de quoi je parle. Pendant mon cursus, j’avais été souvent pointé du doigt, mis à l’écart par mes camarades si bien qu’avec le temps, je m’étais écarté de mon propre chef des regroupements. Je peux le comprendre, je posais des questions étranges, je tergiversais et disais des choses qui paraissaient insensées ou hors du cadre des discussion. C’est toujours le cas d’ailleurs. La solitude s'alliait donc bien avec mon imagination et les bénéfices d’une solide amitié ne m’ont jamais effleuré.
Je souhaite pourtant que mon fils ne traverse pas les mêmes difficultés. Le faire sauter la classe de grande section et passer directement en CP n’a certainement pas aidé. Certes, il sait déjà lire et commence à écrire. Il s'ennuyait même en classe, nous avait-il rapporté, et sa maîtresse nous l'avait confirmé à plusieurs reprises. Alors après en avoir discuté avec lui et l’équipe scolaire, nous avions convenu de lui faire sauter une classe. Mais cette altercation à l’école, me fait douter un peu plus de ce choix. Il a perdu ses repères et surtout ses copains qui sont restés en grande section.
Je repense à ce soir-là, à table, où il nous avait raconté sa journée comme à chaque fois. Comme tout parent nous sommes plus que curieux de découvrir les aventures scolaires de notre enfant. C’est une pipelette, il ne se fait pas prier pour raconter ses exploits, mais cette fois-là, il y a deux semaines, il s’était montré moins enjoué que d’ordinaire.
- Je ne suis pas comme les autres, nous avait-il dit de but en blanc la fourchette dressée dans sa main immobile.
Ma nuque s’était tournée mécaniquement vers Julie. Nous nous étions regardés. C'était ce genre de regard mutuel, par le biais de fines expressions faciales, nous partagions nos impressions comme dans un livre ouvert. Les grands yeux noirs de Julie m'avaient fixé un court instant. Elle était surprise, tout comme moi. Un froncement de sourcil, ainsi qu’une mastication accélérée avaient traduit ensuite son interrogation.
- Que veux-tu dire Elïo ? demanda-t-elle, alors que je fis le choix de ne pas intervenir.
- C’est les autres qui l’ont dit, précisa-t-il les lèvres pincées.
- Qui sont ces “autres” ?
- Les garçons de ma classe. Ils ont dit que j’étais un robot. Que mes yeux n’étaient pas humains et qu'il fallait pas traîner avec moi, sinon je pourrais les tuer.
De mon cou jusqu’à mes oreilles, une chaleur m'avait envahit. Ce que j’avais vécu dans mon enfance, je l’avais subi, enduré et accepté. Mais l’écho des paroles de mon fils avait fait monter une forme de colère noueuse dans mes entrailles.
Ma main avait attrapé son avant-bras et il s’était tourné vers moi. Ses pupilles ambrées m’interrogeaient. C’est vrai, ses iris sont hors du commun, mais je ne pouvais pas le laisser penser de telles bêtises.
- Tes yeux sont uniques Elïo. Mais tout le monde, même tes camarades de classe ont quelque chose d’unique qui leur est propre. Tu es différent, ils sont différents, nous sommes différents. Papi te dirait : “ C’est dans nos différences que la beauté prend tout son sens” [1], il ne cessait de me le répéter à ton âge . Alors, n’écoute pas ces bêtises et prouve-leur petit à petit que malgré tout tu es comme eux.
J’avais parlé fort et vite. Quelque chose en moi s’était emportée. Julie et Elïo me regardaient avec attention.
- Ce que veut dire papa, c’est que oui tes yeux sont spéciaux, Elïo, mais ils n’ont rien d’anormal. Tu n’auras qu’à aller voir tes camarades pour leur expliquer. Ou alors mieux, tu peux jouer leur jeu et leur dire que tu te serviras de tes yeux pour les protéger en cas d’attaque extraterrestre.
Julie avait appuyé sa phrase d’un clin d'œil. La mine d’Elïo s'était illuminée.
- Oui, maman, tu as raison ! Et toi aussi papa, même si je n’ai pas tout compris.
Nous avions échangé un nouveau regard avec ma tendre. Son petit sourire ne cachait pas sa fierté. Elle avait trouvé les mots justes. À l’inverse, la frustration m’avait donné l’aspect d’un père tendu. Je ne serai jamais comme le mien, apaisé et rassurant à la fois. Je suis comme ça, ce n’est pas grave.
J’avais continué de fixer ma chérie. Elle était aussi intelligente que belle.
[1] Citation de Zohra Aaffane
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