Chapitre 21
Octobre 2030
Le bureau de la directrice est banal. Un ordinateur et des documents juxtaposés sont posés sur une table de premier prix. Des stores laissent passer une lumière striée au travers de la grande fenêtre. Cette banalité accentue l’appréhension de cette convocation. Je ne connais pas les circonstances de l’altercation entre Elïo et son camarade, ni les conséquences, mais l’idée qu’il soit renvoyé après seulement deux mois me traverse l’esprit. Je me racle la gorge pour tenter de garder mon sang-froid et comme toujours ma transpiration me trahit. Rassure-toi, me dis-je, il ne doit pas y avoir trop de préjudices, ils ont tout juste six ans et mon fils n’est pas connu pour être violent. Ce ne doit pas être très grave.
Nous sommes assis côte à côte avec Elïo. Il se tourne les pouces machinalement. Nous nous taisons. Il n’a pas trop voulu me raconter ce qu’il s’était passé, alors je n’ai pas insisté. Je l’ai par contre inspecté rapidement et de son côté il ne semble pas avoir trop de stigmates de cette bagarre. J’espère qu’il en est de même pour son opposant.
Mme Vaugier entre dans la pièce, referme la porte, me salue et vient s’installer de l’autre côté de sa table de bureau. C’est une femme d’une cinquantaine d’années. Ses traits sont tirés, ses cheveux gris sont ternes, pourtant si son expression se veut sérieuse, il s’en dégage une certaine gentillesse.
- Je pense que votre épouse a dû vous expliquer, monsieur Sol.
- Vaguement, je ne connais pas l’essentiel des faits.
- Elïo et un autre élève de CM1, Jules, âgé de huit ans, se sont battus.
J’écoute, je me perds, des images me traversent : un ring, des enfants criant autour, les mains remplies de billets, prêts à faire leur pari.
Je racle une nouvelle fois mon gosier.
- Je suis confus, je…
- Battus n’est peut-être pas le terme approprié, me coupe-t-elle, puisqu’en réalité Elïo n’aurait fait que recevoir les coups sans les rendre, d'après ses propres dires et ceux de quelques témoins.
Je reste interloqué.
- Pourtant, il n’a aucune blessure et c’est Jules qui est blessé, ajoute-t-elle. Il est parti aux urgences avec sa mère, il aurait une légère entorse du poignet. Tout cela reste très flou, et nous laisse une situation quelque peu délicate, car il y a atteinte à l’intégrité physique de ce dernier.
Je reste un instant silencieux pour bien saisir la situation. Mon fils et un enfant de CM1 qui se bagarrent. Elïo supposé passif. Jules blessé. Elïo puni, exclu, renvoyé ?
- Je vois… je comprends… en fait non, je ne vois pas et je ne comprends pas. Pourquoi cette altercation physique ?
- Elïo, tu peux me répéter ce que tu m’as dit ?
Je me tourne vers lui. Il est penaud et garde la tête baissée pour répondre.
- Je ne voulais pas qu’il fasse de mal à Matis, articule-t-il d’une voix étouffée.
- Et pourquoi lui aurait-il fait du mal ?
- Je ne sais pas. Mais il allait lui faire du mal.
Je me retourne vers Mme Vaugier. Elle semble toujours contrariée de la situation et je devine, malgré la bonté qu’elle dégage, l’ennui de la sanction qu’elle s’apprête à proclamer. Ses mains sont croisées sur le bureau et elle nous regarde à tour de rôle avec mon fils.
- C’est Elïo qui est venu interpeller Jules, pour ce motif qu’il nous expose. Mais Matis, son camarade de classe, ne faisait pas partie de la scène à ce moment-là. Vous comprenez pourquoi je suis ennuyé de la situation, avec qui plus est, une blessure du côté de Jules ?
- Je suis confus, je répète une nouvelle fois.
- Elïo vient d'arriver. J’ai appelé ma collègue de l’école maternelle, c’est la première fois qu’il se retrouve mêlé à ce type de situation. Concernant Jules, il s’agit d’un enfant qui peut-être turbulent et à l’inverse il lui est déjà arrivé de se retrouver en face de moi dans ce bureau.
La directrice enchaîne ses phrases avec rapidité et, hormis une peur qui ne cesse de s’accentuer sur la future punition, rien ne me vient, notamment pas le moindre contre-argument. J’attends donc la suite sans émettre d’objection. Heureusement que je ne suis pas avocat. Mes mains, entremêlées sur mes genoux, se serrent de plus en plus.
- C’est pourquoi j’ai décidé d’exclure Elïo…
Je manque de m'étrangler et mon corps sursaute à l’audition de la sanction.
- Pour aujourd'hui uniquement, ajoute la directrice en me voyant tituber sur ma chaise.
Elle se tourne alors vers lui.
- Elïo, tu pourras retrouver ta classe dès lundi prochain, mais il ne faut plus venir embêter tes camarades. Est-ce que tu as bien compris ?
Il ne répond pas et opine de la tête avant de me regarder droit dans les yeux. Je peux lire le pardon sans ses prunelles.
- C’est compris Mme Vaugier, dis-je à sa place. Cela ne se reproduira plus.
Nous quittons le bureau de la directrice pour nous diriger vers la sortie de l’école. Un camarade de classe d’Elïo regarde depuis le préau au travers des vitres du hall d’entrée. Il s’agite en nous voyant et fait signe à d’autres copains qui viennent faire coucou à Elïo derrière la plaque de verre. Mon fils leur fait signe sans grand enthousiasme. Nous rejoignons la voiture et nous voilà partis pour la maison.
- Comment tu te sens Elïo ? Tu n’as mal nulle part ?
- J’ai mal nulle part, sauf au ventre.
- Tu as envie de vomir ?
- Non, mais j’ai une boule dans le ventre. Je crois que je suis en colère.
- Contre qui es-tu en colère ?
Elïo, assis sur un des sièges arrière, regarde par la fenêtre et semble hésiter.
- Je ne sais pas. Je ne suis pas content. Un peu comme quand papi est parti dans le ciel, mais c’est pas pareil.
- Tu es en colère contre toi ?
Il ne répond pas tout de suite une nouvelle fois.
- Oui… je ne sais pas. J’ai cru que Jules allait venir embêter Mathis, mon copain et qu’il allait lui piquer ses billes, c’est pour ça que je suis allé lui parler. Mathis, il avait de nouvelles billes que son papi lui avait offertes. Elles sont trop belles. Et moi je voulais pas que Jules lui vole ses billes de son papi.
- Jules t’a frappé ?
- Oui, il a voulu me taper sur la tête avec son poing, mais il s’est fait mal et il est allé voir la maîtresse.
- Et toi tu ne lui a pas donné de coup.
- Non papa, c’est nul de frapper les gens. Moi je voulais juste lui dire que c’était pas gentil de voler les billes de Mathis. Moi, je veux…
La voix d’Elïo se trouble et je l’entends renifler bruyamment. Je porte mon regard dans le rétroviseur pour le visualiser. Il pleure de contrariété. Je le laisse exprimer son chagrin.
- Moi je veux que tout le monde s’entende c’est tout… et que tout le monde soit gentil. Je veux pas être méchant papa…
- Je sais mon fils. Ne t’en veux pas Elïo. Tu as voulu être gentil. Et tu es un garçon très gentil.
- Oui…
- Pourquoi pensais-tu que Jules allait voler les billes de Mathis ?
- Je l’ai vu.
Des événements passés similaires me reviennent à l’esprit ainsi que ma discussion avec Julie sur ces phénomènes d’anticipation de notre fils.
- Tu ne vois pas des choses des fois, toi, papa ?
La réponse à cette question doit être réfléchie. Je ne sais toujours pas vraiment quel est ce don dont semble disposer notre enfant prodigue. Est-ce vraiment un don ou de simples coïncidences ? Voit-il vraiment des choses, les ressent-il ? Est-il simplement rêveur comme moi, ou interprète-t-il des choses qu’il croit voir ? Tout ceci est déstabilisant autant pour lui que pour moi.
- Je ne vois pas ce genre de choses, du moins des choses qui peuvent arriver dans le futur. Il m’arrive par contre, comme tout le monde, que je croie avoir vécu certaines choses et de m'en rendre compte au moment où j’y suis confronté, c’est ce que l’on appelle des rêves prémonitoires, je crois. C’est tout à fait normal.
Elïo essuie ses larmes à l’aide de ses manches. Je ne sais pas si ma réponse est à la hauteur, je ne sais pas non plus si je l'ai rassuré, mais je ne veux pas qu’il soit déstabilisé ou perturbé. Comme tous les pères, je souhaite le protéger. Si ses capacités sont avérées, je n’y suis pas coutumier et même si cela m’a procuré des idées saugrenues, nous n’y sommes pas vraiment préparés, autant lui que nous, ses parents. Je souhaite en tout cas que cela ne lui porte pas de nouvelle contrariété dans le futur.
- Je crois que je fais souvent des rêves prémonitoires.
- Ce n’est pas impossible. Ou alors il s'agit d’autre chose. Tu n’auras qu’à m’en parler si cela t'arrive de nouveau et que tu veux en discuter.
Je croise son regard dans le rétroviseur. Ses yeux brillent.
- Merci papa.
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