Chapitre 22
Juin 2034
- Julie ! Ma chérie !
- Comment vas-tu ma belle ?
Elsa et sa meilleure amie s'enlacent. Elles restent accolées plusieurs secondes devant le bar les “trois coques”, point de leur rendez-vous.
- Quand je te vois, je ne peux qu’aller bien ! répond l’ami de Julie après s’être écartée.
Un tendre sourire s’affiche sur leurs visages.
- Tu es mignonne. On s’installe en terrasse, ça te va ? Même s’il ne fait pas chaud ?
- Parfait, je te suis.
D’un signe de la main, Julie demande au serveur si elles peuvent s’asseoir sur une des tables rondes d’extérieur. L’employé confirme de la tête.
- Ça faisait trop longtemps ! On ne devrait pas attendre autant avant de se voir ! dit-elle en s’asseyant en face d’Elsa.
- Avec le quotidien et la vie de famille, la vie défile oui.
- Je ne te le fais pas dire. Jason et Marius vont bien ?
- Oh, Jason ? Il va toujours bien, tu sais. Marius impeccable aussi, il a bien profité de son année en CP, il lit mieux que moi !
Julie ne peut s'empêcher de sourire. Certes, du fait de son histoire personnelle, Elsa avait eu quelques retards d’apprentissage dans sa petite enfance, mais qu’elle avait très vite rattrapés. Bavardage mis de côté, elle avait été une élève modèle. Les deux amies se remémorent avec amusement leurs années adolescentes.
Le serveur vient prendre leur commande à l’aide de son carnet électronique. Un kir pour Elsa et un verre de rosé pour Julie. La réponse a été enregistrée par le petit livret sans même que l’employé ait eu besoin de le noter. Par enregistrement audio, le choix des clientes s’est affiché directement sur l’écran et a été transmis au bar. Le progrès ne s'arrête pas, tout comme le serveur qui est parti pour une autre table.
- Comment va ton petit Elïo ?
- Oh, Elïo ? Égal à lui-même. Il est adorable et montre une précocité dans bien des domaines. Du coup, il n’est pas toujours facile de lui trouver des occupations adaptées, mais le jardin est son meilleur ami et il a la main verte, plus que moi et son père ! Il l’a héritée de son grand-père Christian.
- Quel petit garçon surprenant. Mais ça ne m’étonne pas de lui, les rares fois où j’ai échangé avec lui, j'ai presque eu l’impression de parler avec un jeune homme mature !
- N'exagère pas, glousse Julie.
- Ça lui fait quel âge maintenant ? demande Elsa en fronçant les sourcils pour mieux compter dans sa tête. Il va passer en sixième, c’est bien ça ?
- Exactement, à la rentrée prochaine. Il a eu neuf ans. On lui avait fait sauter la classe de grande section. Il a plus que hâte, même s’il risque de perdre une partie des ses copains d’école une nouvelle fois. Notre collège de secteur n’est pas le même que la plupart que de ses anciens camarades.
- Il est débrouillard, je ne me fais pas de souci pour lui, il s’adaptera.
Julie opine. Elle repense à l’entrée en CP d’Elïo et ses premières semaines difficiles. Perdue dans sa mémoire, elle ne réagit pas au serveur qui vient leur apporter leur commande en déposant leur verre devant chacune d'elles tout en précisant leur contenant. Sans s’en rendre compte, elle expire profondément lorsque ce dernier s’éloigne.
- Tout va bien ? demande Elsa en croisant les jambes.
Julie relève la tête.
- Oui, oui, excuse-moi.
- Et bien, je te connais mieux que tu ne le penses. Peut-être mieux que ton chéri ! Alors, dis-moi ce qui te tracasse.
Julie soupire à nouveau.
- Rien de grave, je pensais à Elïo. Tu as dit qu’il était débrouillard et qu’il te donnait l’impression d’être un jeune homme. C’est vrai… Il se pose des questions qu’un enfant de son âge ne devrait pas se poser. L’autre jour, lorsqu’il a croisé un sans-abri, il a interpellé son père sur la situation de cet homme.
- C’est consciencieux, mais est-ce si choquant pour son âge où on s’ouvre un peu plus sur le monde et la société qui nous entoure ? Tu te souviens de ce qu’on a traversé ? Nous aussi nous étions matures avant l’heure.
- Oui, tu as raison, mais attends la suite. Il a demandé à Julien s’il n’y avait pas assez de richesse sur Terre pour tout un chacun et comment il pouvait y avoir tant de disparité entre les mêmes membres d’une société. Il a ajouté que ça lui faisait mal de savoir qu’il y ait ne serait-ce qu’une personne dans le besoin alors que lui-même ne manque de rien.
- C’est très noble, je le concède. Mais on ne peut venir en aide à toute la misère du monde, je te dirai.
- Nous sommes d’accord, mais Julien n’a pas trouvé la légitimité de le lui répondre ni de lui mentir. La question l’avait désarmé d’argument, surtout en venant de son propre fils de neuf ans. Tu les aurais vus le soir même tous les deux.
- Effectivement nous n’avions pas ce type de préoccupation, du moins pas encore.
- Le lendemain matin, Julien a proposé à Elïo de cuisiner des wraps avec la salade et les tomates du jardin pour les apporter à différents sans-abri. Ce n’est qu'après ça qu’il a retrouvé sa bouille heureuse.
- C’est très honorable !
- Bref, Julien est plus ou moins inquiet de cette prochaine rentrée pour Elïo pour qui ce sera une nouvelle période d’adaptation.
Julie hésite. Même si Elsa est sa meilleure confidente, elle n’ose pas dévoiler les accès de prémonitions qu’a pu avoir son fils. C’est difficilement explicable. Ils ne sont sûrs de rien de toute façon et ça ne lui est pas arrivé depuis très longtemps alors à quoi bon se tourmenter ?
Elle est une optimiste après tout. Julie tient cet attrait depuis son enfance, elle est de nature beaucoup moins anxieuse que son homme et cela se confirme à l’égard d’Elïo. Elle chérit son petit plus que tout, bien plus qu’elle n’aurait pu l’imaginer. Donner vie au produit de son amour avec Julien avait été une chance inespérée et elle ne remerciera jamais assez le ciel pour ce cadeau miraculeux. Pourtant, dès la naissance d'Elïo, malgré cet attachement charnel, elle a ressenti une forme de distance, de tranquillité d'esprit comme une totale sérénité envers ce dernier. Elle n’est pas insouciante, non, mais une certitude intérieure et énigmatique la persuade qu’il ne peut rien lui arriver, comme s’il était béni des cieux. Même lorsqu’à l’âge de huit mois il s’était renversé de l’eau bouillante, elle ne s’en était pas tracassée, persuadée au fond d’elle qu’il était indemne. Peut-être était-ce l’instinct maternel se disait-elle, ou peut-être que la rude épreuve qu’avait été l’accouchement la faisait relativiser et expliquait en partie ce sentiment. Pourtant, quand elle y repense, pendant la grossesse, elle ressentait déjà cette quiétude inexplicable envers leur futur bébé. Une tiédeur réchauffait son ventre et apaisait son âme, aux origines d’une force de tranquillité aujourd'hui encore inébranlable.
- C’est peut-être bête, mais j’ai parfois l’impression que ce n’est pas notre enfant.
Elsa régurgite sa gorgée, s'essuie les lèvres et repose son verre. Ses yeux écarquillés fixent Julie.
- Ma chérie… qu’est-ce qu’il t'arrive pour que tu penses à des choses pareilles ?
- Rassure-toi, ce ne sont ni des paroles mélancoliques ni des idées noires que je te rapporte. Je suis plus qu’heureuse, Julien est un homme adorable, imprévisible et drôle quant à Elïo c’est un amour d’enfant. Je ne saurai pas te l’expliquer, mais j’ai le sentiment… j’ai parfois l’impression qu’il vient d’ailleurs.
- Ça, ce sont des stigmates tardif de baby-blues, j’en suis sûr ! Comment pourrait-il en être autrement, c’est bien toi qui l’a senti bouger dans ton bas-ventre pendant neuf mois ?
- Oui…
- C’est bien ce petit garçon magnifique qui est sorti de tes entrailles dans la voiture ?
- Oui...
- Alors sors-toi ces pensées de la tête.
- Tu as raison, je sais que c’est idiot de ma part. J’aime ma petite famille. J’aime plus que tout mon trésor.
Elsa tend son verre en l’air.
- Alors trinquons en l'honneur de nos petites têtes ! Ils nous surpasseront c’est sûr !
- Evidemment ! répond Julie en heurtant son verre avec celui qui lui est tendu.
Chacune ingurgite une lampée de liquide. Au même moment, un vent froid s’engouffre sur la place du centre-ville et vient gifler les deux amies. Elles resserrent aussitôt leur par-dessus.
- Brrrr, quel froid ! On est en plein mois de juin et il fait dix-huit degrés ! s’insurge Elsa.
- On va bientôt ressortir les écharpes
- Au fait… tu m’as dit que vous aviez des tomates dans le jardin ou j’ai rêvé ?
- Non j’ai bien dit ça. On a même quelques courgettes qui commencent à arriver. C’est assez inexplicable, mais malgré le dérèglement, nos légumes d’été poussent très facilement dans notre jardin. Ce doit être la terre, je ne sais pas.
- Tu m’en diras tant, avec le froid qu’il fait c’est exceptionnel ! On a beau être dans le sud, les températures sont devenues catastrophiques.
- Je suis bien d'accord. Ça fait quoi ? Cinq ans déjà que tout a commencé à basculer ? Je ne sais pas jusqu'où ça va aller cette histoire, a priori l'activité solaire ne cesse de diminuer d’année en année, dit Julie en portant le verre à ses lèvres.
- J’ai entendu à la radio certains spécialistes parler d’une prochaine ère glaciaire. C’est le comble après des décennies à parler de réchauffement climatique, voilà que le climat et les températures se sont totalement inversés.
- Le soleil nous malmène autant que nous malmenons sa petite sœur.
- Je ne sais pas. En tout cas, il ne nous reste rien de mieux à faire que se réchauffer avec nos verres d’alcool !
- Je te reconnais bien là !
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