Chapitre 33
Décembre 2035
La sonnerie retentit. Les devoirs sont énoncés par le professeur, les stylos griffonnent sur les cahiers et dans les cartables sont rangés avec empressement les livres d’histoire, c’est la fin de la journée. Les élèves de 5e4 sortent de la classe pour rejoindre les bousculades des couloirs. Elïo n’y fait pas exception.
S’il doit faire attention aux épaules et aux sac à dos de chacun, qui lui arrivent à hauteur de tête, sa petite taille ne l’empêche pas de se frayer un chemin au travers de la cohue. Même les filles de sa classe le dépassent, la plupart ont débuté leur puberté alors qu'Elïo, avec son année de retard, n’est pas encore chamboulé par ce bouleversement endocrinien.
Dans la cour de récréation, la nuit est tombée, un voile neigeux crépite sous les pas des collégiens. Ils se dirigent en troupeau serré vers la sortie. Elïo reconnaît au loin la tête de Jean, sortant tout juste du bâtiment des sciences, grâce à son bonnet au couleur du stade toulousain. En cette saison, son ami ne quitte jamais ni son couvre-chef ni son long manteau se prolongeant jusqu’aux jambes ni ses gants. De son côté, Elïo dispose d'un simple par-dessus et ses oreilles sont libres. Les deux camarades se rejoignent et marchent ensuite en direction du portail.
- Tu as passé une bonne fin de journée ? demande Elïo.
- Oui, ça va. J’ai des difficultés avec la physique-chimie. On vient de commencer le chapitre sur les circuits électriques et monsieur Siemens n’est pas très commode. Tu y comprends quelque chose, toi ?
- Ce n’est pas ma matière préférée, mais j'arrive à m’en sortir.
- J'aimerais être un aussi bon élève que toi.
- Tu as déjà d’excellents résultats, Jean. Essaie plutôt d’être aussi bon au rugby que moi, s’amuse Elïo d’un sourire.
Jean lui rend la pareille.
- Tu ne perds rien pour attendre. Je vais pouvoir revenir la semaine prochaine.
- Je suis content que tu reprennes. Après un mois de suspension, tu dois avoir hâte.
- Oui… Madame Palant a été sévère. Mais c’était justifié.
Les deux amis viennent de franchir le portail de l’établissement quand Elïo s’arrête. Jean s'immobilise à son tour. Autour d’eux, le brouhaha de voix juvéniles domine et le fourmillement d’élèves les contourne. Une partie se dirige vers la zone de stationnement des bus scolaires, une autre vers des rues parallèles au collège, là où leurs parents se garent – aussi loin que possible de l’entrée de l’établissement – quand ceux qui n’habitent assez proche s’en retournent à pied.
- Je me sens encore responsable. Je suis désolé, c’est ma faute si…
- Non Elïo, ne te tracasse pas, je te l’ai déjà dit. Je n’aurai pu dû aller sermonner Baptiste, et quand il m’a attrapé par le col du maillot, je n’ai pas maîtrisé ma colère. Après le placage assassin qu’ils t’ont fait avec Mathieu, je ne pouvais pas me retenir.
Elïo opine. Les deux amis reprennent leur marche vers le parking des autocars.
- Si je l’avais vu, j'aurais pu te dissuader…
- Ton don est aléatoire, si j’ai bien compris. Et puis, tu n’es pas infaillible. Je suis le seul responsable de mes actes.
- Oui, tu as raison pour mes visions. Mais la prochaine fois, ne te préoccupe pas de moi. Baptiste ne me fait pas peur.
- Je suis comme ça. Je me suis promis de défendre les plus faibles. Mais c’est vrai, la violence n’apporte rien.
- Je confirme. Par contre, je ne suis pas aussi fragile que tu ne le penses.
- Ça, je veux bien le croire ! Mais il ne faudrait pas oublier de grandir de temps en temps.
Les amis rient de bon cœur. Ils arrivent devant le car scolaire dont Elïo monte la première marche. Le conducteur, comme à son habitude, n’est pas sur son siège de prédilection, il est parti rejoindre ses homologues pour discuter.
Elïo se retourne vers son camarade.
- Bientôt je vous rattraperai ! s’exclame-t-il du haut de sa marche.
- Ça aussi je n’en doute pas !
- À demain, Jean !
- À demain, Elïo !
Le fils Sol regarde son ami s'éloigner. Il verra bien lui aussi. Quand il aura fait sa poussée de croissance, peut-être dépassera-t-il son camarade de rugby ? se prend-il à penser sans relâcher son sourire.
Alors qu’il se retourne vers l’allée de fauteuils du bus, un frisson traverse Elïo et son esprit se déconnecte de la réalité. Il perçoit des formes et des êtres, aussi bien de manière distincte qu’évanescente. Les contours de la scène sont précis et brumeux à la fois, comme si les corps n’étaient que vapeur, comme si le monde de la physique n’était plus régi que par la loi des gazs. Elïo devine trois adolescents au regard mauvais qui entourent un autre camarade à terre. Son corps, recroquevillé sur lui-même, reçoit une pluie de coups de pied. Il gémit, et bientôt ne réagit plus. Ses agresseurs, désintéressés de la perte de connaissance de leur victime, s’en vont sans se retourner. Les formes se décomposent avec soudaineté en une myriade de nuages. Ces volutes de couleurs différentes s’entremêlent dans une danse bariolée pour se réarranger et peindre un autre tableau. C’est une chambre d’hôpital. Jean y est allongé.
- T’as un problème ?
Elïo ne bronche pas. L’élève de quatrième qui voudrait monter dans le bus l’interpelle à nouveau.
- Eho ! Tu m’entends ? Ça fait quatre fois que je te demande si ça va !
Le garçon reprend conscience. Ses yeux s’agitent en tous sens puis, sans répondre, il bouscule son camarade pour sortir du véhicule. Il regarde à droite à gauche, mais ne visualise pas Jean.
Combien de temps s’est-il écoulé pendant sa transe ? Elïo n’en sait rien. Quelques secondes, une paire de minutes tout au plus. Il ne sait pas non plus quand aura lieu cette prémonition. Ce dont il est sûr, c’est que son ami rentre à pied pour retourner chez ses grands-parents. Son autre certitude, c’est l'identité d’un de ses agresseurs, Jean lui avait déjà désigné de loin et Elïo sait où le trouver à cette heure. Que doit-il faire ? Les images de sa vision le traversent. Il ne veut pas que Jean soit une nouvelle fois mêlé à la violence. Sa décision est prise, il doit agir sans délai, même s’il doit rater son bus. Il va intervenir à la source.
Elïo quitte l’aire de ramassage scolaire pour longer avec empressement le grillage qui délimite le collège. Il repasse devant le portail d’entrée et croise les derniers élèves qui sortent de l’enceinte de l’établissement. Peu d'entre eux empruntent le même chemin. Rares sont ceux qui osent se diriger comme lui vers le gymnase à cette heure-ci.
Il y est. À une vingtaine de mètres se trouve le portillon qui donne accès au bâtiment sportif dominant l’horizon. Au loin, plusieurs groupes d’individus. La plupart fument quand certains tiennent une bouteille de bière à la main. Parmi ces rassemblements, Elïo reconnaît un des protagonistes de sa vision. C’est un élève de troisième. Il est grand, le crâne rasé et malgré la température, il ne dispose que d’un T-Shirt sur les épaules. À sa bouche, une cigarette se consume rapidement alors qu’un rire gras le prend lui et ses deux camarades du même âge.
Jean ne semble pas dans les parages. Il est impossible que sa vision ait déjà eu lieu. Elïo se détend. Pourtant, il ne fera pas machine arrière. Il ne sait pas encore comment, mais il doit éviter à tout prix que sa prémonition se réalise. Et ce, même si le potentiel agresseur de son ami se trouve être Corentin, le grand frère de Baptiste. Il se rapproche des trois collégiens aux pantalons échancrés.
Ces derniers voient le petit garçon avancer avec conviction. Ils rigolent tous les trois de l’audace de ce moins que rien qui se poste à quelques mètres.
- Qu’est-ce que tu veux nabot ? dit l’un du trio d’une voix éraillée.
Le visage de Corentin se renfrogne. Il n’avait jamais vu cette demi-portion. Qui peut bien être ce microbe qui vient les importuner ? Ce regard, cette intensité… Ça y est ! Il reconnaît le profil impertinent d’un ancien camarade de classe de son frère. Le lèche-botte des professeurs qui faisait constamment le malin en cours. Celui qui nargue Baptiste même jusque dans son club de rugby.
Corentin s’avance de leur interlocuteur téméraire. Il le toise de sa hauteur.
- C’est toi Elïo ?
- Oui, c’est moi.
Le grand frère fait signe de la tête à ses acolytes. Le fils Sol est cerné, même si l'envie le prend, il ne pourra pas s'échapper.
Corentin est à la fois surpris et ravi de cette entrevue. Il ne va pas manquer de lui faire comprendre l’ordre des choses.
- Qu'est-ce que tu nous veux ? Tu veux une cigarette ? Un peu de shit ? Ou tu préfères une bonne raclée ?
- Je ne suis pas venu pour me battre. Je veux simplement m'expliquer. Ton frère ne m'apprécie pas et je le conçois. Je n’ai jamais cherché à l’importuner ou lui manquer de respect. Malgré tout, il ne cesse d’être hostile à mon égard.
- Qu’est-ce que ça peut bien me faire ? T’en as d’autres des histoires à la mort moi le nœud ?
- Par ma faute, mon ami Jean et ton frère se sont battus au rugby. Il regrette amèrement et moi aussi. La violence n'apporte rien. C’est pourquoi je suis là devant toi. Je ne veux pas que la situation dégénère ou que tu cherches à te venger.
Les adolescents de quatorze ans se regardent mutuellement avant de ricaner.
- Mêle-toi de tes oignons, pauvre tâche. Ton ami, il avait qu’à réfléchir à deux fois avant de casser le nez de mon…
- Je suis le seul responsable ! Et je te présente mes excuses pour ton frère !
L’hilarité des élèves de troisième s’interrompt. L’étincelle de persuasion d’Elïo les a surpris. Quel minus impudent. Les braises d’antipathie que portent ses enfants, en marge de l’enseignement, envers les garçons comme lui sont viscérales et il vient de les attiser.
De la main , Corentin fait un nouveau signe explicite à ses complices.
Malo et Djibril délestent le jeune Elïo de son cartable qu’il porte sur le dos. Ce dernier se laisse faire, il ne lâche pas des yeux le grand frère. Une lueur brille dans son regard.
- Ohoho ! C’est que tu ferais presque peur. T’en fais pas mon grand, si tu veux protéger ton ami, aucun problème. C’est toi qui vas subir en contrepartie.
Les camarades de Corentin laissent choir le cartable de leur victime avant de le soulever chacun par une épaule.
- On va t’emmener dans les vestiaires, on sera plus tranquille pour s’expliquer.
Elïo n’essaie pas de se débattre. Il reste calme et se laisse porter.
- Tu le regretteras.
Corentin glousse avec sarcasme.
- Je dois avouer que tu es courageux, ou complètement idiot. Les gars comme toi, je les hais. On va t'éteindre toi et ton impertinence.
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