Chapitre 33

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Décembre 2035

  Lorsque monsieur Taupe, le proviseur du collège, m'appelle, je ne saisis pas tout. Son débit est extrêmement rapide et ses explications se confondent en un amalgame inintelligible de mots sens dessus dessous. Je comprends malgré tout qu’Elïo est encore au sein de l’établissement scolaire, il aurait raté son bus et ma grande perspicacité devine qu’il faut que j'aille le chercher. Pour ce qui est du reste, les paroles de monsieur Taupe ont été trop confuses.

Mon clignotant de voiture indique à droite. J'étais à mi-chemin entre le travail et la maison au moment de l’appel, il me faut une quinzaine de minutes pour rejoindre le collège de la ville.

Dans la nuit, mes phares éclairent la route humide, quelques flocons de neige heurtent mon pare-brise. J’espère avec bêtise qu’ils gardent mon petit au chaud. Il ne craint pas le froid, mais avec les températures extérieures auxquelles nous sommes confrontés, je ne voudrais pas qu'il attrape une pneumonie.

Mes doigts ne cessent de tapoter sur le volant, pourtant la radio est éteinte, aucune musique entêtante n’explique l'obsession de mes phalanges. Quelque chose en moi bouillonne. Je suis angoissé par nature, mais je suis aussi très surpris qu’Elïo ne m’ait pas appelé ou envoyé un message pour me demander de venir le chercher. Ça ne lui ressemble pas. Aurait-il perdu son téléphone ? Il ne perd jamais rien. Il faut bien une première fois à tout.

Je m'arrête au feu rouge d’un carrefour. Au loin dans le ciel, une lueur rougeoyante attire mon attention. Elle se reflète sur les nuages bas. C’est intrigant. Je ne pense pas qu’il s’agisse de décorations de Noël. Peut-être un feu d’artifice ? Peu probable en cette période de l’année, de plus je n’entends pas de détonation.

Un klaxon retentit. Dans mon rétroviseur central s’agite le bras du conducteur qui me suit. Le panneau de circulation est vert, certainement depuis d’innombrables secondes alors je redémarre en faisant un signe d’excuse de la main.

Les gens sont pressés. Notre monde est pressé. Malade, je dirais. Nous l’avons construit tel quel, au détriment de la durée, des instants, des moments doux, des moments importants. Au départ, cette impatience se limitait à l’industrie, au commerce, dont l'intérêt du profit et de la rentabilité n’avait commune mesure. Puis, tel un virus, elle s’est diffusée dans notre quotidien contaminant le bon sens et l’humanité. La moindre seconde est devenue une ressource inestimable qu’il ne faut pas, au grand jamais gâcher, et l’optimiser s’avère crucial sous peine de passer une nuit blanche, d’avoir une dysenterie ou de voir son pécule disparaître. La raison ? Qu’en sais-je ? Tout doit aller plus vite, plus fort avec le moins d’efforts possible. La légèreté, la rêverie, le temps tout simplement n’ont plus leur place.

Mais qui suis-je pour juger avec sarcasme mes semblables ? Je fais bien partie des innombrables cellules de ce monde fiévreux. Je le crains incurable. Nous nous précipitons. Nous le précipitons.

Même notre soleil semble pressé de rendre son dernier souffle. Est-il déçu, lui aussi, du sort que nous réservons à sa sœur ? Est-il malade ? Je divague, mais cette situation est plus que préoccupante. Le déclin de notre étoile solaire est si soudain, si inexpliqué. Est-ce juste transitoire ? La science trouvera-t-elle des réponses ? J’espère au plus profond de moi qu’il n’y aura pas d’extinctions aussi brutales que la dernière fois. J’ai vécu l’enfer, cloîtré au boulot selon les recommandations. Le déferlement météorologique, l’angoisse pour mes proches et l’incapacité totale de tout moyen de communication m’avaient provoqué une sacrée crise de panique. Mes collègues m’en parlent encore. Ils se moquent, mais ils ne respiraient pas d'une grande sérénité non plus. Je me souviens de Fabrice me rejoignant sous le bureau lorsqu’une étincelle avait jailli au travers des fenêtres après le grondement assourdissant de la foudre. Un lampadaire avait subi la colère de Zeus avant de s'effondrer sur une voiture du parking de l’entreprise.

Quelle époque ! J’en viendrais presque à regretter d’avoir donné naissance à notre fils dans ce monde incertain, égocentrique dont l’avenir me semble peu réjouissant.

Mes idées moroses me rattrapent trop souvent. Si notre étoile solaire rechigne à donner son plus bel éclat alors c’est auprès de nos proches qu’il faut trouver la lumière. J’en reviens toujours au même point. Savoir profiter. Des instants. Des moments doux.

Un nouveau feu de signalisation m’incite à stopper mon véhicule, celui juste avant la rue de l'établissement scolaire. Des sirènes retentissent.

Il paraît qu’il en existe trois types différents selon qu'il s'agisse d'un véhicule du SAMU, des pompiers ou des forces de police. Moi, je ne sais pas les distinguer. Qu’importe, mais j’espère que les malheureux seront vite secourus, car ce simple son me donne des frissons à l'idée de leur potentielle détresse.

Je tourne au carrefour, le reflet rougeâtre sur les nuages m’apparait de nouveau. Je poursuis ma route, l'inquiétude monte.

À mesure que je m’approche du collège, le son strident des alarmes s’intensifie. Le nœud dans mon estomac se lie un peu plus. Ma voiture contourne une partie de l’enceinte scolaire quand mon regard se porte une nouvelle fois en direction du ciel. La lumière orange oscille, mais sur les façades des maisons opposées, j'aperçois une autre teinte en alternance : du bleu. L’équation fait mouche, ma poitrine se serre, mon pied appuie sur l'accélérateur.

Devant le collège, aucun véhicule de secours ; je gare mon véhicule à cheval sur le trottoir, claque la portière et m'empresse de franchir le portail pour trouver l’accueil. Personne. Dans les couloirs mortellement vides je cours, mes yeux se projettent en tous sens et mes oreilles s’érigent à l'affût de la moindre présence. L’agitation me pousse à ouvrir avec énergie quelques portes de classe. Pas âme qui vive.

Je ne comprends pas. Des bouffées de chaleur me montent à la tête. Mes jambes me portent avec allure en sens inverse, vers la sortie.

La voiture est toujours là. Je me retourne sur moi-même plusieurs fois, puis relève le front. J’examine une seconde de plus le spectacle qui rougeoie sur les nuages denses.

Le bon sens me prend et j'appelle le numéro avec lequel le proviseur m’a contacté. Boîte vocale. Dans ma main tremblante, je fixe l'objet de communication inerte. Un flocon grisâtre se dépose sur l’écran. De la cendre ? Je redresse le menton. D’autres résidus de combustion tournoient çà et là tout autour de moi.

Des questions m’assaillent, mon estomac se contracte encore. Les sirènes n’ont pas cessé leurs chants lancinants et je décide d’en trouver l’origine. Cela semble provenir de la droite. Oui, le long de la clôture du collège j'alterne entre la marche et la course, mes abdominaux si tendus qu’ils bloquent ma respiration.

Un vrombissement menaçant se dévoile. Il augmente à mesure que je progresse dans cette direction. J’ai contourné une bonne partie de l’établissement quand, derrière les hauts bâtiments scolaires, j’entrevois ce que je devine être le gymnase. Horreur. Mon cœur tambourine, je me précipite.

J'arrive essoufflé à une centaine de pas de la structure sportive. Une centaine de pas d’un spectacle désolant. Une centaine de pas des enfers. Je suis pétrifié. Ce que j’avais pris pour un feu d’artifice n’est autre qu’un incendie. Le gymnase est la proie de flammes gargantuesques et ce ne sont pas des nuages ordinaires qui reflètent cette atrocité dévorante, mais un épais brouillard de cendres qui engloutit le ciel de nuit d'une lueur de mort. Malgré la distance, mon corps subit cette aura calamiteuse : l'atmosphère morbide brûle ma peau et le ronflement vorace de la déflagration m’assourdit un peu plus.

Des véhicules de sapeur-pompier bloquent l'accès du gymnase. Leurs gyrophares peignent la scène de leurs lumières bleues intermittentes. Face à moi, des combattants du feu enfilent des combinaisons quand des gendarmes condamnent le périmètre. Au loin, je devine des héros qui luttent contre l’ennemi et la chaleur démoniaque. Les canons à eau tentent l'impossible.

Mes battements cardiaques résonnent un peu plus dans mes tympans. Ils se sont synchronisés avec les sirènes hurlantes. La tête relevée devant ce tableau de malheur, je suis paralysé. Je ne veux pas imaginer ce qu’il se passe à l’intérieur. Je ne veux pas imaginer où se trouve mon fils.

Ma présence ne reste pas longtemps inaperçue. Un pompier m’interpelle.

  • Le périmètre est bouclé, je vous prie de vous éloigner, monsieur.

Je ne l’entends pas. Je ne le vois pas.

  • Monsieur Sol ? demande une autre voix qui ne m'est pas inconnue.

Je sors de ma torpeur, les yeux écarquillés et me tourne vers mon nouvel interlocuteur.

  • Vous êtes monsieur Sol ?

Je bégaie un « oui ».

  • Je suis le proviseur… c’est moi qui vous ai appelé… Je…
  • Vous ?! Expliquez-vous !
  • Je…

Non. Qu’il ne me dise pas…. Ou alors si, qu’il me dise ! Qu’il me dise que mon fils va bien !

  • Où est mon fils… articulé-je la voix tremblante.
  • Il est… Je… Je suis désolé…

Mes bras me tombent et des acouphènes crissent dans mes oreilles. Je reste prostré la bouche entrouverte et inerte.

L’espoir d'un malentendu me donne la force de faire répéter :

  • Qu..comment ? Où est mon fils !?

Ses yeux se détournent vers le bitume. Il n'a pas le courage des mots alors il s'exprime d’un geste sans équivoque. D”une main pendante, son doigt pointe vers le gymnase

Je secoue la tête de droite à gauche et fais un pas de recul. Le déni m'envahit le premier, puis très vite la fureur et, hors de contrôle, je réitère ma question en criant de désespoir.

Le pompier comprend, siffle et fait un signe rapide à un de ses collègues, proche d’un camion-incendie. Alors que j’attrape avec véhémence le col du proviseur pour lui arracher une réponse, un second spécialiste du feu nous rejoint avec précipitation. Les deux collègues nous séparent tant bien que mal. Je m’égosille, de mes lèvres s'échappe râle et salive, j’expire bruyamment.

Le premier sauveteur continue de me ceinturer par-derrière alors que son collègue s’interpose entre le proviseur et moi-même. Des gendarmes se sont approchés.

  • Monsieur Sol, calmez-vous. Je suis le lieutenant Meric, c’est moi qui dirige l'opération. Je vais être direct, d'après les quelques témoins, il se peut que votre fils soit encore à l’intérieur du gymnase. Je n’ai pas de mots pour apaiser votre frayeur, mais nous faisons tout notre possible pour contrôler l’incendie et le secourir au plus vite.

La douleur me transperce. Je me fige, un énième regard porté vers l’horizon brûlant. Dans mes yeux se reflète la danse ardente de la fournaise.

Assagi, les pompiers me libèrent, pourtant ma raison n’est plus. Je jette ma veste au sol et, guidé par l'affliction, je me dirige vers le gymnase avec résolution.

  • Que faites- vous ? s’indigne le lieutenant.
  • Je vais sauver mon fils !

Trois gendarmes me neutralisent. Je lutte, je crie, je gémis et très vite je faiblis. Ma témérité m’abandonne. Je ne peux plus me débattre, je ne veux plus.

On me relâche et en sanglot, je chois à genoux, l’échine courbée face au ravage. Je suis ratatiné sur moi-même. Seules mes poings, appuyés contre le sol, empêchent mon corps de s’effondrer. Dans ma poitrine, l'étau s’est resserré. Je m’étouffe, je voudrais disparaître. Un de mes tortionnaires s'accroupit à mes côtés pour me poser une main vaine sur le dos et me parler.

La scène de désastre tout autour est devenue floue, un torrent de larmes innonde ma vue. Je ne distingue plus rien, pourtant, dans ce spectacle infernal, je vois la désintégration de ma vie. Ça danse, ça crépite, ça se consume, tout est englouti. Des images remontent : le plaisir d’Elïo d'entretenir le potager, ses premiers pas, l'accouchement de Julie… Tout va bientôt disparaître dans les flammes et toutes les larmes de mon corps n’y changeront rien.

Un grincement sonore soudain s’ajoute au grondement de la fournaise. Le toit du gymnase s’effondre. L’infime espoir qu’il me restait s'évapore dans ce fracas de métal.

Je m’asphyxie un peu plus et ma nuque se courbe à son tour. C’est fini. Tout est fini. Avachi à quatre pattes, les yeux au ras du sol, je suffoque, je glapis. J'attrape mes épaules pour empêcher mon être de se désagréger davantage. Je ne suis plus qu'une âme sans chair. Je ne suis plus rien.

Un hoquet m’ébranle, la salive se répand. Elle se répand encore et encore. Je me répand avec elle. Tout à coup, des bottes s’agitent. Tout juste ai-je la force de relever le menton pour découvrir quelques pompiers qui courent en direction du brasier. Ma tête se tourne vers l’officier à quelques pas. Je ne saisis pas ce qu’il dit dans son appareil de communication, mais il s’avance lui aussi vers l’ennemi.

Péniblement, je porte un dernier regard en direction du gymnase. Rien. Certains pompiers pourtant pointent du doigt droit devant. Ma nuque fait des allers-retours entre eux et ce qui attire leur attention. Il s’agit bien du bâtiment sportif.

Le supplice se cristallise en espoir. Je me redresse avec difficulté et sèche le gros de mes larmes pour porter un œil plus large. Le gendarme à mes côtés, qui avait tenté de me réconforter, prévient ma chute tant je titube, mais même debout, je ne perçois toujours rien. Alors j’avance, je claudique un pas après l’autre, les bras croisés contre moi-même.

Etrangement, on ne me bloque plus la route. Le monde est obnibulé par quelque chose qui se passe devant nous, mais les camions cachent la vue. Lentement, je les contourne et rejoins un groupement de sapeurs-pompiers. Alors que leurs congénères combattent l’incendie, ceux-là continuent de tendre leur doigt.

Mes pupilles suivent leur geste et se contractent au moment où mon cœur sursaute. Une masse se distingue d’entre les flammes. C’est un corps. Mes jambes se mettent à trembler. Ce corps, il se trouve à l’entrée du gymnase, mais… il se déplace. Il déambule librement au milieu du brasier, ignorant le danger. Il se dirige vers nous, s'extirpe du feu sans empressement alors que des pompiers en combinaison se ruent vers lui. C’est un adolescent. Un jeune adolescent dont on ne saurait reconnaître l’identité. Son corps est nu et calciné, noir comme le charbon. Malgré tout, il avance. Oui, il respire. Les pompiers l’empoignent sous les bras pour le soulever en prenant garde de toucher un minimum de surface de sa peau et l’écarter aussi vite que possible de l’incendie.

Ce corps, je le connais. C’est celui de mon fils. Ses orbites scintillent.

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