Chapitre 34
Décembre 2035
Tout s’enchaîna si vite. Après avoir secouru Eïo, les pompiers l’avaient installé sur un brancard à roulette avant de le recouvrir d'une couverture de survie. Ils l’avaient ensuite transporté jusqu’aux portes d’un de leur camion de secours où trois autres sauveteurs se hâtèrent de vérifier ses constantes vitales.
J’avais suivi l’escorte en bégayant à plusieurs reprises : « il est vivant ». Pourtant, en apparence, rien n’était moins sûr. Rien ne laissait présumer qu’une étincelle de vie subsistait dans l’enveloppe terne de mon petit garçon. Il était immobile et aphone, son crâne dépourvu de toute capillarité était d’une noirceur sinistre comme le reste de son corps. Seuls les va-et-vient de sa cage thoracique et ses grands yeux ouverts contrastaient de son profil cadavérique.
Un pompier répéta d’une voix forte les chiffres indiqués par leurs appareils : « quatre-vingt-dix-huit de saturation ! » ou encore « douze de systolique et huit de diastolique ! »
- Cent quatre-vingt-cinq de pulsation, ajouta un de ses collègues avec moins d’assurance.
On lui intima de répéter, mais la réponse fut identique. L’équipe fronça les sourcils. Le sauvetage se poursuivit.
- Tu m’entends mon garçon ? demanda un des sauveteurs.
Elïo resta muet, le regard droit, figé vers le ciel assombri. L’interlocuteur réitéra sa question, mais il n’obtint guère plus de succès.
Tout proche de nous, le chef de brigade, le lieutenant Meric, était en ligne, certainement avec un médecin régulateur du SAMU puisqu’il indiquait les constantes d’Elïo précédemment communiqués.
Dans cette effervescence d’hommes et de femmes de secours, j’étais l’intrus. Le citoyen sans le mot, père du traumatisé, hébété par ce qu’il venait de se dérouler. La vue de mon enfant meurtri me pétrifiait. Ma nuque était si raide que la moindre rotation m’était douloureuse quand mes bras restaient crispés contre mon buste, les mains incapables de desserrer leurs prises : mes épaules. Mon champ de vision, lui, s’était tunnellisé. Il ne m’offrait plus qu’une aperçue rectiligne de ce chaos lugubre. Autour de moi, les sirènes assourdissaient, les gyrophares aveuglaient.
Je décelais tout juste le foisonnement de la troupe de pompiers. Ils se préparaient à la poursuite du combat infernal. L’extinction de l’incendie était l’autre priorité de l’intervention et malgré leurs efforts, le gymnase n’était pas loin de rendre son dernier soupir.
Malgré le tumulte, j'essayais de rester à proximité du brancard. Derrière l’équipe de secours, mon regard se porta à nouveau vers mon fils. Conscient, la peau carbonisée, Elio était bel et bien vivant et en dépit de son aspect macabre, le soulagement prit l'ascendant dans le désordre de mes synapses.
Son absence de contact verbal m’angoissait malgré tout. On lui parlait, mais il ne répondait toujours pas, ni aux pompiers ni à ma voix fébrile. Son regard restait statique. Je le regardai disparaître au moment de son brancardage dans le fourgon de sauvetage.
Le camion démarra. Ils s’éloignèrent, lumières et sirènes hurlantes. Ils le transportaient à l’hôpital, me dit-on, je pouvais m’y rendre dès à présent.
Je restais sidéré. Et même pire, un poids supplémentaire s'abattait sur mes épaules. J’eus l’impression de m’effondrer. La vision de mon fils vivant avait dopé mes muscles, mais cela n’avait été que transitoire, ils s’atrophiaient de nouveau. J’étais à bout de force, le crâne tambourinant, assommé par l’agitation de la scène.
Mon état de conscience était tout aussi bancal, comme en situation d'ébriété. Je n’étais pas sûr de ce que j’avais à faire. Après quelques minutes supplémentaires de stupéfaction, je retournai en chancelant à ma voiture. Direction l’établissement hospitalier. En chemin, j’appelai Julie. Je balbutiais. Je pleurais.
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Elïo fut transféré aux urgences vitales de l’hôpital. Je rejoignis l’établissement de santé par mes propres moyens aussi vite que possible. Mais arrivé dans le service, on me demanda de patienter : les premiers soins et bilans étaient la priorité. Alors je patientai. Je n'avais pas la force ni la contenance pour m’offusquer de cette interdiction de voir mon fils. J’avais vécu l'impensable et dans mon esprit, Elïo était revenu d’entre les morts. Qu’ils prennent leur temps, qu’ils le soignent, et qu’ils retournent vers moi avec des nouvelles positives !
Je restais assis sur un banc de la salle d‘attente, replié vers l'avant, coude contre genoux, les mains soutenant ma lourde tête.
- Julien ? hésita une voix familière.
Je tournai la nuque. À l’entrée des urgences se trouvait ma bien-aimée. Je me levai au moment où elle se jeta vers moi. Nous nous enlaçâmes de longues minutes. Les larmes affluaient. Nous nous chuchotions des mots de soutien. Nous pouvions compter l’un sur l’autre et cette étreinte réconfortante apaisa la tachycardie résiduelle qui me frappait la poitrine. Nous surmonterions cette tragédie.
À vingt-deux heures, une heure après l’arrivée de Julie, un homme d’une quarantaine d'années, vêtu d'une blouse blanche, vint nous parler.
- Monsieur et Madame Sol ?
Nous nous levâmes brusquement, comme deux combattants prêts à en découdre.
- Je suis le docteur Lobel, médecin urgentiste, se présenta-t-il après s’être éclairci la voix. Je m’occupe d’Elïo.
L’apaisement fut immédiat quand il nous précisa que notre fils n’avait en réalité aucun stigmate de brûlure et ne garderait aucune séquelle. Après lui avoir dispensé les premiers soins, nettoyé et évalué l’étendue de ses blessures, l’équipe soignante avait réalisé qu’aucune parcelle de sa peau n’avait été brûlée. Son corps, nu comme un ver, était recouvert de cendres, de suie et de produit de combustion, mais après une toilette appuyée sa couleur morbide avait disparu.
Je n’ai pas les mots pour décrire l’émotion qui nous submergea. Fourmillements des orteils jusqu'aux oreilles, vision trouble et vertiges furent les principaux symptômes de mon émoi. Le banc m’offrit l’opportunité de ne pas m’écrouler. J’attrapai ma tête entre les mains pour contenir les tremblements, mais rien n’empêcha le raz-de-marée de mes larmes de joie. Julie s’accroupit à mes côtés pour m’enlacer une nouvelle fois.
Quelques secondes s’écoulèrent ainsi avant que je reprenne un semblant de contrôle. Nous ne demandâmes pas plus d'explications quant à cette heureuse et surprenante nouvelle. Nous étions bouleversés, stupéfaits.
Les poumons et voies aériennes supérieures d’Elïo n’avaient pas non plus été touchés, ajouta le docteur Lobel, comme cela pouvait être le cas pour les victimes d’incendie trop longtemps exposées aux fumées brûlantes et vapeurs toxiques. En somme, ses pronostics vital et fonctionnel étaient bons. Il n’était pas en danger. Seuls ses tissus capillaires n’avaient pas résisté à la fournaise, mais comme le derme de son cuir chevelu n’était pas brûlé, les follicules pileux étaient intacts. Des cheveux ? Il lui en repousserait.
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